Architecte, designer, artiste, scénographe, directeur artistique, enseignant, Didier Faustino est un caméléon au service du corps humain pour lutter contre l’emprise des technologies et des pouvoirs en place. Volet 1 – Les fondements d’une démarche d’avant-garde.
Depuis maintenant vingt ans, entre Paris et Lisbonne, Didier Faustino cherche à nous mettre dans la peau d’un survivant en milieu hostile, à nous surprotéger dans un volume clos, ou encore à nous offrir des objets pour naviguer entre ces deux environnements.
Une architecture homéopathique
Tout a commencé avec son diplôme d’architecture «Body Building» – couverture du #245 d’art press (avril 1999) – dont l’image choc, dans un plan sans visage, représente un homme adepte du culturisme. Au milieu, sur le corps, en capitales blanches sans empattement, le mot «building», avec en son centre, dans un corps plus petit, en noir, le mot «body» et autour, comme une nomenclature, une myriade de mots-clés.
Tout est formulé dans cette image-concept. Le rapport texte-image incarne à merveille son obsession : corps vs machine. Comment est-il possible d’envisager la résistance dans un monde dystopique ? Les architectes et/ou les artistes peuvent-ils dessiner des espaces, des objets ou des actions susceptibles de contrer l’évolution machinique de l’espèce humaine ?
Dans un texte fondateur intitulé Anticorps – Contre une hygiénapolis (Publié dans le catalogue de son exposition monographique au FRAC Centre en avril 2004), l’architecte parisien commence par décrire une ville trop aseptisée : «Il est une ville où les corps ne sont plus. (…) A Hygiénapolis, tout est lisse, tout est produit, tout est semblable. L’imprévu est banni, justement parce qu’il est imprévu. La norme est reine, la perfection le modèle. (…) Contre cette Hygiénapolis, je propose des anticorps. Anticorps pour le corps. Anticorps pour l’espace. Ces anticorps sont des projets qui, tels des substances illicites, désinhibent l’individu et aussi l’architecture».
Le message est clair, considérant que le corps (urbain) est malade, il faut soigner le mal par le mal mais à dose infinitésimale. Faustino se lance alors dans une multitude de projets où la règle du jeu sera toujours de questionner et bousculer le programme. Peu importe l’origine, l’échelle et le, la ou les destinataires, le projet passe avant tout ; sa portée politique doit toujours s’appuyer sur une expression formelle très affirmée. Le combat se situe sur cette faculté de dépassement des contraintes pour imposer les siennes aux client.e.s.
Evidemment la chose n’est pas aisée. Le maître d’ouvrage est difficile «à retourner», surtout quand il est entouré par des technicien.ne.s, ou pire, des financiers, qui manquent cruellement de culture architecturale contemporaine. Et il n’est jamais simple de se voir contredire lorsque vous êtes le ou la client.e., question d’ego !
Pourtant, comme l’indique l’architecte-artiste : «J’aime bien la série X-Files, non pas pour sa réalisation mais pour le sous-titre du générique ‘La vérité est ailleurs’ ! J’ai souvent envie d’introduire les discussions avec tout nouveau client par ce postulat : ce que vous demandez ne correspondra pas forcément à ce que vous aurez en définitive. C’est en quelque sorte l’antithèse du WYSWYG (What You See is What You Get), que nous traduisons par What You See Is not What You Get !» (Revue Stream #01, 2010).
Dans cette dimension d’avant-garde, un projet politique, esthétique, éthique l’incarne plus que tout : Le mémorial de Gorée, au Sénégal (1997).
La destruction programmée de l’architecture pour le bien de l’humanité
Avec ses deux amis de l’époque (Stouvenot et Mazoyer, ce dernier toujours à ses côtés), Faustino répond à un concours international lancé par la Fondation Gorée et une belle communication de Bill Clinton alors Président des Etats-Unis d’Amérique. Il s’agit de construire un Mémorial en l’honneur des millions d’Africain.ne.s transformé.e.s en esclaves et envoyé.e.s aux USA pour satisfaire les puissances européennes et leurs colonies d’outre-atlantique.
La réponse du collectif est à la hauteur de l’enjeu et de la démarche naissante de Didier. L’idée est de proposer un immense bâtiment (70,00 x 30,00 x 50,00 m) totalement vide, en creux, mais visitable par un ensemble de circulations oscillant entre pénombre et lumière aveuglante. La grande force du projet tient dans son destin éphémère. Prévu pour durer moins de 50 ans, les parois de l’édifice sont composées d’acier et de grains de sel et doivent s’effondrer dans un fracas évoquant la souffrance et le martyre endurés par les esclaves.
Hélas le jury n’a pas retenu cette magnifique perspective. A ce jour le projet vainqueur n’est toujours pas sorti de terre, mais les choses avancent, comme on dit (https://www.fondationgoree.org).
Des corps & des machines
Venues de l’aérospatial, de l’aéronautique, de l’automobile, de l’électronique et de la robotisation intensive dans ces industries, les technologies numériques ont non seulement transformé la planification de la chaîne de construction (de l’implantation du bâtiment sur un terrain au façonnage d’un détail en métal usiné en passant par le calcul des charges) mais elles ont aussi inventé un nouveau langage architectural.
Ce nouveau langage pourrait s’avérer aussi important que l’apparition de la modernité en architecture. Apparue il y a un siècle avec l’invention du béton armé d’Hennebique (1892), elle avait entièrement renouvelé l’architecture de l’époque et imposé son style international. Nous n’en sommes pas encore là !
Nous manquons de recul pour noter le réel impact des «nouvelles» technologies sur l’évolution de l’architecture. Par contre notre vie quotidienne s’en trouve bouleversée. Dans le train, la voiture, le salon, la cuisine, une multitude de «prothèses» technologiques change notre rapport physique à notre environnement quotidien. Notre corps humain s’alourdit de plus en plus et il est sans cesse sollicité par des extensions «high-tech» (Smartphones, montres intelligentes, tablettes, micro-ordinateurs portables et tous les câbles qui les suivent, etc.).
Quant aux relations humaines, les réseaux sociaux les ont littéralement changées. Impossible de ne pas connaître tout ou presque de la vie privée de chacun de nous. Dans cette perspective il est plus qu’intéressant de revenir sur un des premiers projets de maison de l’architecte lisboète.
Dans le projet de maison individuelle Personal Billboard : an Urban Peep Show (1998-1999), il prend un de ces objets «technos» et l’utilise comme métaphore de notre logement individuel. Un caméscope numérique Sony typique de la fin des années 1990 est agrandi à l’échelle d’une maison et en forme le dessin. A l’intérieur aucune fenêtre, si ce n’est un écran, placé à l’extérieur et diffusant la vie intérieure des occupants. La webcam devient l’espace de vie et non son simple reflet. Nous habitons son image. Elle devient le lieu physique et pratiqué par nous autres, les humains. Notre corps épouse son reflet médiatique. Hollywood et Instagram nous ont vaincus.
Cet «habitat-concept» de Didier Faustino n’est pas prêt d’être construit. Il ne s’agit pas de science-fiction mais, certainement, d’anticipation car tous les éléments constructifs sont disponibles pour sa réalisation. Ce n’est qu’une question de volonté ! Si demain un client commande une telle maison, sa modélisation trouvera sans problème son pendant dans la réalité de la construction. Aujourd’hui tout ce qui est programmé sur un ordinateur ne constitue que l’amorce d’une chaîne de fabrication automatisée et informatisée. Paradoxalement, à partir du moment où elle est numérisée, virtuelle, toute réalité constructible est possible !
Assurément, Didier Faustino aime jongler avec les échelles par un jeu continuel entre la taille d’un artefact – objet de consommation (caméscope Sony) – celle d’une architecture domestique (Personal Billboard), en passant par une autre, monumentale (Mémorial de Gorée) et programmée à s’évanouir avec le temps et la force des éléments.
Les mots de la fin (provisoire) à l’architecte sans échelle : «Je pense que l’architecte doit toujours explorer les limites de sa discipline, de sorte à mettre en place de nouveaux protocoles de négociation avec le pouvoir et le capital, quitte à prendre le risque de ne plus être un architecte».
A suivre …
Christophe Le Gac
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