Un sandwich de béton au fond d’un gouffre entre les gratte-ciel de Londres quand, à Bristol, une foule en colère traîne une statue dans les rues. De Chirico semble avoir laissé quelque chose à la gare de Cambridge. De la vie des sculptures dans l’espace public… Chroniques d’Outre-Manche.
À Londres, il existe un sandwich en béton de la taille d’un lit double. Trois gratte-ciel – la tour St Helen de style miesian de 118 m de haut (GMW, 1969), l’emblématique Cheesegrater de 225 m de haut (RSHP, 2014) et l’écrasant monstre de verre de 278 m de haut 22 Bishopsgate (PLP, 2020) – occupent tout l’espace au point que ce lieu demeure à l’ombre même sous le soleil d’été le plus brillant.
C’est justement l’endroit qu’a choisi l’artiste britannique Sarah Lucas pour y installer sa sculpture, intitulée « Sandwich », afin que les employés de bureau puissent s’y asseoir et manger leur déjeuner. Le lieu fait partie du parcours annuel de sculptures contemporaines appelé ‘Sculpture In The City’ élaboré au cœur du principal quartier financier de Londres.
Avant les sushis, les salades de superaliments, les enchiladas aux haricots et autres plats sains à emporter, le sandwich était le déjeuner standard pour des millions de personnes au Royaume-Uni. Le bacon et le ketchup dans du pain blanc épais et plat étaient particulièrement populaires. Nous mangeons toujours des sandwichs, mais moins qu’avant, et ils sont probablement végétariens. Le pain de Sarah Lucas n’a pas de graines. Pour autant, son sandwich est un « monument » dans ce qui peu à peu devient une mémoire collective.
Cela illustre brillamment la proposition d’Aldo Rossi qui, dans son livre « L’architettura della Città » (1966), voit la ville comme dépositaire de la mémoire collective. Selon lui, les monuments jouent un rôle clé, encodant la mémoire dans la pierre. Quelle est la relation de la sculpture avec la mémoire collective ? Et puisque nous reconnaissons aujourd’hui que l’environnement bâti a la responsabilité d’activer la vie de la ville, il nous faut nous demander également quelle est la relation entre la sculpture publique et la vie de la ville ?
La plupart des statues historiques sont ignorées, mais leurs mémoires collectives peuvent être réactivées. Lorsque George Floyd a été publiquement assassiné par la police de Minneapolis en 2020, cela a provoqué l’indignation internationale. Bristol, en Angleterre, s’interrogeait déjà sur son histoire en tant que port de commerce d’esclaves. Les deux évènements se sont rejoints lorsqu’une foule en colère s’est rassemblée autour de la statue du marchand d’esclaves Edward Colsten, longtemps considéré comme un grand homme de la ville. Eclaboussée de rouge, abattue de son socle, traînée dans les rues, la statue fut finalement jetée dans les eaux du port. La police locale n’est pas intervenue.
Comme la statue de Saddam Hussein à Bagdad, renversée en 2003, ou les statues de Lénine abattues à travers l’ex-Union soviétique, la mémoire collective a été exorcisée. C’était une éruption fantastique d’émotion et de pouvoir populaire. Question : nous faut-il effacer la mémoire du mal ? Les villes ont peut-être besoin de musées de la honte, où des statues et autres témoignages d’un passé maléfique sont exposés, expliqués et servent de ressources pédagogiques. Les musées de l’Holocauste sont un bon modèle.
La sculpture peut aussi enfermer de plus beaux souvenirs historiques d’une ville. Dans une ruelle tranquille du quartier huppé de Mayfair à Londres, Three Figures (2012) de Neil French capture le photographe de mode Terence Donovan en train de photographier Twiggy, mannequin super fabuleuse des années 60, sous les yeux de quelqu’un faisant ses courses. Il fige un moment intimiste et magique dans un lieu inattendu. Pourquoi les architectes ne peuvent-ils pas penser ainsi lorsqu’ils sont occupés à « créer des lieux » ?
À cinq kilomètres vers l’est, dans un recoin terne près du Gherkin de 180 m de haut (Foster+Partners, 2004), une autre des 20 sculptures du parcours ‘Sculpture in the City’ : un sujet architectural, The Granary (2021), signé Jesse Pollock. Une forme orange et brillante, gonflée comme un ballon, représentant un grenier anglais historique, soulève des questions à propos de la ville et de la campagne. Dans le paysage urbain, sa couleur est surprenante et séduisante comme celle d’un bonbon
La sculpture contemporaine, par l’utilisation souvent de couleurs et de formes provocantes, aspire à être vue et appelle le citoyen à l’enregistrer sur les réseaux sociaux, en particulier Instagram. Cette mémoire numérique partagée est une nouvelle forme de mémoire collective et a une portée mondiale. Rossi l’aurait compris : son Teatro del Mondo flottant (1980) à Venise était un signe pré-numérique qui invite à la projection globale d’images architecturales.
La sculpture est devenue aujourd’hui une opération de communication pour mettre en valeur son emplacement, financée par le mécénat d’entreprise. Nous sommes dans l’univers de la « Société du Spectacle » de Debord, et le numérique est le médiateur du spectacle contemporain. L’idée que se font les urbains sophistiqués de la vie en ville est constamment affinée, de la « ville du quart d’heure » de Carlos Moreno à la « nourriture de rue » (street food), recommercialisée pour les bobos à cinq fois le prix que lorsqu’elle était dans la rue. La sculpture a sa place dans ce spectacle contemporain ancré dans le capitalisme, la consommation et la banalisation.
Je mentionne divers gratte-ciel de Londres parce que chacun est une forme sculpturale, donc ces bâtiments d’entreprise sont aussi des sculptures. Même la forme noire rectiligne et carrée de la tour Ste-Helen est un exemple du minimalisme du haut modernisme exprimé à la fois par l’art et l’architecture. Le modernisme était aveugle à son contexte urbain préexistant, y compris la vie communautaire, et la nouvelle « ville » qu’il a créée n’a pas toujours fonctionné. L’architecture sculpturale s’est ensuite transformée en « starchitecture », avec la même indifférence à l’échelle humaine et à l’histoire. Maintenant, c’est l’architecture d’hier.
L’architecture future doit devenir organique – des bâtiments en matériaux naturels qui abritent la vie végétale et génèrent la vie civique. La sculpture publique cherche aussi cette voie. Thomas Heatherington a conçu un « arbre des arbres » pour le jubilé de platine de la reine. Il contiendra 350 arbres sur une structure en acier semblable à un arbre à l’extérieur du palais de Buckingham.
Ce n’est peut-être pas la voie à suivre. Les arbres seront isolés dans des pots, solitaires car ils ne peuvent pas se connecter via une toile de mycélium, et la structure a été comparée à un mât de réseau mobile.
Aldo Rossi a réalisé des dessins véhiculant la mémoire collective dans une ville imaginaire et métaphysique avec des bâtiments et des statues de facture classique, clairement influencés par le surréalisme de Chirico. Fait intéressant, une nouvelle sculpture à l’extérieur de la gare de Cambridge, « Ariadne Unwrapped » de Gavin Turk, ressemble exactement à une statue de Rossi-de Chirico, sinon qu’elle est enveloppée et attachée comme si par Christo et Jeanne-Claude.
Le 23 juillet, ‘Sculpture In The City’ accueille une soirée de performance ‘live’ intitulée « Nocturnal Creatures ». L’un de ses nombreux événements, répété depuis l’année dernière, a vu des patineurs en rollers glisser autour des formes follement colorées de l’ensemble sculptural « Bloom Paradise » de l’artiste taïwanaise Jun T. Lai. Nouvelle Alice contemporaine au pays des merveilles, elle a également conçu le costume gonflable des patineurs. Il s’agit d’une mise à jour joyeuse sur la mémoire collective. Comme les manifestants de Bristol, Jun Lai montre comment la sculpture peut animer la ville et créer de la magie, tout comme de Chirico et Rossi l’ont imaginé.
Herbert Wright
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