
À l’opposé des communs merveilleux, qu’en est-il des communs négatifs : les plastiques, le nucléaire, l’agro-industrie ou l’agrobusiness, voire la finance, qui sont notre lot commun ? Chronique d’EVA.
« L’architecture n’est plus un objet passif considéré dans son achèvement, elle est le lieu et le temps de nos habitats en suspens ». Les Entretiens d’EVA ont analysé une thématique, brûlante d’actualité : une seule terre, que deviennent les projets d’habitat ? Marc-Antoine Durand, coordinateur du cycle, rend compte de ces échanges.*
CHRONIQUE 05_ Écologie : la face B des imaginaires ?
« Tous les espoirs sont permis à l’homme, même celui de disparaître ». Déplaçant puis générant des problèmes plus importants que ceux traités initialement, le solutionnisme écologique est la tare du XXIe siècle dans les domaines de la construction et de l’aménagement, il n’a jamais été aussi prêt d’accomplir cette sentence de l’historien des sciences Jean Rostand.
Cette course à l’écologie performancielle, qui ne cesse de creuser, à coups d’injonctions contradictoires, les inégalités sociales, discrédite toute entreprise politique, sape toute ambition d’engagement collectif. Comment mettre en intrigue notre désillusion quotidienne ? Sur quels communs construire un vivre ensemble écologique et projeter de nouveaux imaginaires un tant soit peu enthousiasmants, pour ne pas dire vivant ?
Nous avons besoin d’y croire et de renverser cet état de fait : regarder le monde en face, dans sa négativité, pour le réinventer. Pour en discuter, étaient conviés, le 28 novembre 2023, Anne Simon, directrice de recherche au CNRS, professeur à l’École normale supérieure, responsable du centre international d’étude de philosophie française contemporaine et Yves Citton, professeur de littérature et médias à l’université Paris 8, codirecteur de la revue Multitudes.
Anne Simon : « Nous parlons d’écologie aujourd’hui devant quelques humains ici et d’autres en visio. Nous créons beaucoup de pollution liée à l’internet. Mais cela fait partie de l’espoir que de traiter de la perversion. Oui, il faut se coltiner avec le sang, le cambouis, le pétrole, le charbon, et les particules fines, et c’est ce que fait la littérature. (…) La littérature est un laboratoire du réel dans la mesure, tout simplement, où il ne faut pas oublier que l’imaginaire fait partie du réel. Ce n’est pas quelque chose en plus. La littérature nous emmène dans des situations souvent précises, sur le sol imparfait de la vie. Surtout, la littérature est apte à nous faire voir le monde avec d’autres points de vue, avec d’autres perspectives, et des perspectives non seulement multiples mais antagonistes. C’est ce que l’on doit arriver à traiter aujourd’hui, les antagonismes, ce que Merleau-Ponty appelait l’adversité. Le négatif qui, semble-t-il, a complètement disparu d’une pensée écologique molle que j’appelle la pensée ‘’Bambi’’ ».
Yves Citton abonde : « Quand on pense commun, d’habitude on pense à des choses positives, les communs c’est l’eau pure ou potable au moins, c’est l’air qu’on respire, c’est la terre qui, bien qu’enclose par des propriétaires, est en fait commune, etc. Oui les communs sont ces choses merveilleuses dont nous avons besoin, des ressources à préserver mais aussi des choses communes négatives : les plastiques, le nucléaire, l’agro-industrie ou l’agrobusiness, voire la finance. Ce sont des choses dont la définition, je paraphrase un peu ce que dit [le philosophe] Alexandre Monnin, pour qui les communs négatifs**sont ce qui nous nourrit et, simultanément, ce qui pourrit nos milieux de vie.
(…) Avec ces choses-là, le problème d’une écologie du démantèlement*** est qu’il nous faut scier la branche sur laquelle nous sommes assis. On est assis sur le nucléaire, on est assis sur le plastique, on est assis sur un système financier qui s’il s’effondre demain nous mettra tous dans la mouise, on est assis sur un agrobusiness qui nourrit la population mais qui pourrit les sols. (…) Il me semble que les communs négatifs sont un bon calque pour essayer de penser justement les milieux ».
La dégradation continuelle de nos environnements pourrait n’offrir aucune perspective positive, pourtant, en tant que vivants, nous sommes obligés à l’espoir. Il nous faut imaginer, et se construire, une vie bonne dans un monde qui, fondamentalement, ne l’est pas.
Dans sa conférence du 11 septembre 2012, au moment de recevoir le prix Theodor Adorno, la philosophe Judith Butler posait ce problème de manière radicale. Partant du constat que nous avons construit collectivement un monde « structuré tout entier par l’inégalité »****, elle s’interrogeait sur le sens même de l’action, dans une époque qui semble cruellement en être dénuée. Liant questionnements moraux et politiques, elle fait de la reconnaissance de la vulnérabilité du vivant une condition du vivre-ensemble : « Je suis absolument certaine que la bonne réponse à la question du savoir comment vivre mieux ne peut être la destruction du sujet de la vie ».***** Sa conférence fera date et donnera naissance à l’un des plus beaux textes d’éthique contemporaine.
Ces mots résonnent avec ceux d’Anne Simon, qui, dans son exposé, invitait à modifier la situation d’énonciation du monde, à décentrer le regard, sortir de l’épopée et du récit héroïque mono focal. Elle invitait en outre à suivre la voie d’une littérature zoopoétique, discipline dont elle est la spécialiste en France : « Je suis une inconditionnelle de [l’auteur Jean] Giono. Même si son plus mauvais livre est un des petits livres verts, pour ne pas dire livres rouges, de l’écologie contemporaine. L’Homme qui plantait des arbres, je ne sais pas pourquoi c’est ce Giono-là qu’on va chercher pour l’écologie alors que nous avons des textes beaucoup plus complexes, beaucoup plus ambivalents, plus pessimistes, mais qui nous permettent justement d’affronter ces changements de perspectives dont je parlais tout à l’heure. Je rappelle d’ailleurs que lorsque je dis « point de vue », « perspective », cela nous montre à quel point mon vocabulaire critique, qui est le vocabulaire critique de tous les littéraires, est toujours focalisé justement sur le point focal, c’est-à-dire sur la vision. Si on veut passer à une représentation d’autres vivants ou d’autres éléments, il faudrait que l’on ait un vocabulaire critique, un lexique qui nous permette de sortir de la vision frontale binoculaire qui est la nôtre et qui ne nous permet pas de dévisager l’altérité. Si on veut réenvisager les autres qu’humains, si on veut les considérer, il faut qu’on sorte un petit peu de notre accroche à la vision pour passer à une plurisensorialité ».
Elle poursuivait, revendiquant que la littérature « porte l’inutilité comme valeur, le rêve, le fantasme, l’ironie, la démesure comme absolu parce qu’il me semble que si on utilise les arguments de la ressource productiviste pour créer aujourd’hui une réflexion écologique, on va droit au mur, car on reconduit les structures mêmes de ce contre quoi on est en train de lutter ».
Le négatif et l’inutilité comme programme. Le sale, le rebut, le pollué, le radioactif, le repoussant, le mineur, le parasite, l’invisible, le caché, le nuisible, le sauvage, le moisi, le contaminé… comme entrées dans la fiction. La zoopoétique propose un lexique dont elle réhabilite chaque mot, pour autant de perspectives nouvelles.
La prochaine fois, nous parlerons des choses.
Marc-Antoine Durand
Coordinateur du cycle
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**Voir par exemple : Alexandre Monnin, « Les “communs négatifs”. Entre déchets et ruines », revue Études, septembre 2021
*** Emmanuel Bonnet, Diego Landivar, et Alexandre Monnin, Héritage et fermeture : Une écologie du démantèlement, Éditions Divergences, Paris, 2021
**** Judith Butler, « Vie précaire. Les pouvoirs du deuil et de la violence après le 11 septembre 2001 », Paris, Amsterdam, 2005.
***** Judith Butler, « Qu’est-ce qu’une vie bonne ? », Paris, Payot, coll. « Manuels Payot », 2014.
Photo d’illustration – Un touriste porte un masque à gaz pour prendre un selfie près de l’arche de confinement, à Tchernobyl. Des radiations, révélées sur cette image composite par une gamma-caméra unique, émanent toujours des matériaux contaminés mais les visites de courte durée sont sans danger. @ Mike Hettwer (With Willy Kaye, H3D)
*Le Conseil Scientifique du Pôle de formation Eva-aDIG a organisé en 2023, en partenariat avec Chroniques d’Architecture, un cycle de conférences et d’échanges autour de la thématique du devenir des projets d’habitats à l’heure de la crise écologique. En réunissant des chercheurs parmi les plus renommés, sous le marrainage de la philosophe Catherine Larrère, il s’agissait de questionner et de rendre publiques les questions de fond qui travaillent la profession, et d’ouvrir la voie à de nouveaux champs de questionnement prospectif.