Direction le Nord. Un paysage typique défile bientôt à travers la vitre du train. Le ciel gris, les nuages, les champs de bâtiments en brique et, évidemment, quelques gouttes de pluie tandis que les terrils donnent un avant-goût de la destination finale. Les déchets de charbon accumulés pendant plusieurs générations sont devenus des collines noires étranges au milieu d’une terre plate.
A 4h de Paris en TGV, Essen, au nord-ouest de l’Allemagne. Dans ce cœur de la région industrielle de la Ruhr se trouve le but de ce voyage : le complexe industriel de la mine de charbon de Zollverein. Autrefois une des plus grandes et modernes cokeries d’Europe, il s’agit désormais d’un exemple unique d’application des principes de l’architecture moderne dans un site purement industriel, lequel a été définitivement fermé en 1993 après l’arrêt des puits en 1986. «Monument industriel d’une valeur inestimable,» affirme L’UNESCO qui l’a classé au patrimoine mondial de l’humanité.
Ce d’autant plus que, selon le plan masse élaboré par l’agence OMA, Zollverein est devenu aujourd’hui un lieu de culture et de création dont la transformation se poursuit encore. Musées, écoles d’art, halles événementielles, entreprises d’innovation, etc. sont accueillis dans ces bâtiments industriels réhabilités tandis que l’ensemble du site est réaménagé comme un parc de mémoire, de promenade et de loisirs.
En tout cas, c’est ainsi que le site est présenté et la raison de mon voyage.
A mon arrivée, ma première impression est saisissante. Certes les mineurs sont partis mais les lieux sont toujours là, soigneusement conservés comme une gigantesque nature morte. Halles de machineries, puits de mine, fours à coke, passerelles de transport de charbon, cheminées, voies ferrés, terrils… construits et exploités pendant un siècle et demi pour la recherche de l’or noir.
L’apparence des ouvrages est tellement hors échelle et hors du commun qu’elle coupe le souffle, suspend le temps et transporte le visiteur. Depuis l’installation du premier puits en 1847, les hommes sont descendus jusqu’à 1.200m de profondeur quand un autre monde, souterrain, s’étend sur un diamètre de plus de 120km. En produisant quelques dizaines de tonnes de charbon par jour, dans une tension intense issue de risques mortels, l’ensemble du site était, j’imagine, un tremblement permanent ordonnancé par le feu, le gaz, le bruit, la sueur, la souffrance, la fierté.
Sous-tendu par rien d’autres que ce tremblement du passé, cet état imaginaire de stupéfaction est bientôt brisé par un frémissement : les bruits du présent. Le bruit des discussions des visiteurs des musées, le bruit de la marche des promeneurs, le bruit des vélos des cyclistes, le bruit des jeux des enfants, le bruit du passage des étudiants… Le nouveau programme mixte du site Zollverein accueille de multiples types d’usagers et chacun apporte dans ce lieu de mémoire sa part de vie et de vibration du présent.
Cette création d’un monument industriel vivant fait la part belle à la présence, abondante, de la nature sur le site. Le monde du passé, noir et rouge, avait chassé la nature ; il se trouve quelques décennies plus tard envahi par le vert. Le passé et le présent en contraste se côtoient ainsi dans une inspiration romantique et poétique. Tantôt il s’agit d’une nature laissée sauvage, tantôt il s’agit d’aménagements paysagers remarquablement conçus pour transformer les voies ferrés en parcours de promenade, pour métamorphoser les terrils en aires de jeux ou pour intégrer les installations industrielles en objets de composition du parc à part entière.
Toutes les réhabilitations sont scrupuleusement maîtrisées en regard des aspects d’origine afin de faire vibrer ce grand monument industriel dans le présent.
Citons le Museum Ruhr, aménagé dans l’ancienne laverie de charbon réhabilitée par l’agence OMA : une coque de 91m de long, 31m de large et 40m de haut qui contenait des coffres et des machines servant à passer le charbon brut à l’eau pour en extraire le charbon pur et le classer en fonction de qualité et de taille. Les façades extérieures en brique sont entièrement restaurées avec une nouvelle ossature en acier et de nouvelles briques identiques à celles d’origine. Une deuxième peau de châssis d’acier, tramée strictement suivant le rythme de façades existantes, est ajoutée à l’intérieur pour renforcer la performance thermique du bâtiment. Comme la laverie ne possédait pas d’entrée et que les ouvriers y entraient par les passerelles de transport du charbon, un escalator de 58m de long, installé devant le bâtiment, permet d’accéder directement, à 24m de hauteur, à l’ensemble des fonctions de réception du public. Une interprétation contemporaine des nombreuses passerelles présentes sur le site de Zollverein.
A l’intérieur, des ouvertures ont été créées dans les coffres pour aménager les espaces d’exposition consacrés à la Ruhr et à sa population. Les visiteurs parcourent par-dessus, par-dessous ou entre des machines conservées dans leur état d’origine. Deux couleurs dominantes, le noir et l’orange, sont employées pour rappeler l’ancien univers du charbon et du feu, ce qui donne une cohérence à l’aménagement intérieur et une puissance considérable à l’ensemble.
Avec le déclin des industries lourdes et la transition économique vers les secteurs des services et de la technologie, le déclassement de villes industrielles est un phénomène auquel la plupart des pays développés sont confrontés aujourd’hui. Alors, voit-on apparaître de grands équipements culturels, souvent construits par des architectes célèbres, à la recherche d’un «effet Bilbao».
Ce qui est regrettable est que ces ouvrages tombent du ciel comme un parachute selon une logique de marketing. Quel est le rapport entre, d’un côté, le ‘bel’ ovni et ses ‘beaux’ objets d’art dedans, et de l’autre côté, la ville, sa population, qui cherchent à sortir de l’oubli et retrouver l’estime d’elles-mêmes. Une question primordiale de conversion ?
Entre histoire et culture, le site de Zollverein, offre un bon exemple. Cet ancien complexe minier transformé en monument vivant et en lieu d’accueil d’activités culturelles, de création et d’innovation, fait vibrer la mémoire industrielle collective à laquelle les habitants peuvent s’identifier et porte ainsi des dessins d’avenir dans lesquels ils peuvent se projeter.
Pendant ce temps, près de nos anciennes mines, à Lens, nous avons exporté les stocks du Louvre dans un bâtiment-objet doté d’une signature japonaise labélisée Pritzker.
Hyojin Byun
Le blog de Hyojin Byun
Cet article est paru en première publication sur Le Courrier de l’Architecte le 16 octobre 2013