C’est un «Phare», un «Totem». La tour de Frank Gehry à Arles (Bouches-du-Rhône), édifiée à 56 m de haut pour le compte de la Fondation Luma, grand projet de Maja Hoffmann – milliardaire visionnaire selon les uns, redoutable impérialiste pour les autres -, a reçu l’imprimatur enthousiaste de la presse généraliste et spécialisée. Un Phare ? Un Totem ? Quand les mots manquent aux observateurs, c’est dire s’ils en sont babas !
Le projet compte malgré tout ses contempteurs, qui soulignent à juste titre à quel point ce bâtiment est, à l’heure de la planète en danger, profondément anachronique au regard des impératifs sociétaux du moment. Fait de verre, d’inox, de béton et de climatisation, il impose, selon les mots de l’un d’eux, «de la façon la plus pornographique son état phallique fatigué».
On veut bien croire avec eux «qu’il y a dans ces bâtiments se voulant iconiques une violence et une arrogance insupportable», et pourquoi pas comme eux y trouver des relents impérialistes et/ou colonialistes, en tout cas capitalistiques. Que Gehry se fiche comme d’une guigne de la biodiversité est sans doute scandaleux quand les matériaux locaux en circuit court auraient sans doute répondu avec bonheur à la demande. Mais bon, entre Perraudin et Gehry, Maja Hoffmann, qui détient d’autres biens à Arles et les clefs de la bourse, a choisi Gehry. Et il faut toujours se méfier de la nostalgie, mauvaise conseillère
Hervé Schiavetti est maire communiste d’Arles depuis mars 2001. Rien ne s’est fait sans lui. Etre communiste au XXIe siècle, c’est compliqué. Le voilà accusé d’avoir vendu sa ville contre des médicaments parce que Maja Hoffmann est cohéritière des laboratoires pharmaceutiques suisses Roche. Mais comment en ce pays de baronnies minuscules résister à l’esprit d’entreprise d’une administrée milliardaire, certes un peu excentrique mais dont les investissements ne sont pas en emprunts russes ou en centres commerciaux?
Ce pourquoi ceux qui aiment cette tour, et y voient un symbole de modernité, ont aussi raison. Après tout le maire a réussi en 20 ans à transformer son trou à moustiques laissé pour compte de la mission Racine en une ville où il faut désormais se montrer. Qu’on en juge.
En juin 2016, c’est François Hollande, président de la République, et Audrey Azoulay, ministre de la Culture, qui visitaient le chantier de la tour LUMA située en plein cœur du Parc des Ateliers, avant de se rendre sur les différents sites d’exposition en compagnie de Maja Hoffmann, présidente de la Fondation. L’ex y reviendra encore le 12 mars 2018.
Dès le 20 juillet 2017, lors de sa première visite culturelle, c’est le nouveau président Emmanuel Macron qui se rendait à Arles, d’abord au Parc des Ateliers, bien entendu, où l’accueillaient le maire, une autre ministre de la Culture et patronne d’Actes Sud, Françoise Nyssen, et Maja Hoffmann. Et le président de s’extasier devant une maquette de la tour conçue par Frank Gehry, «phare» du projet «piloté» par la Fondation.
Sans compter les rencontres photographiques**, désormais incontournables et, incontournable également, le musée Van Gogh, inauguré en avril 2014 par Hervé Schiavetti et Maja Hoffmann. On en oublie sans doute. Maintenant cette tour Gehry. A ce rythme, si elle ne l’est déjà, Arles sera bientôt comme l’île de Ré, il n’y restera plus beaucoup de communistes.
Dit autrement, n’en déplaisent aux grincheux, les pouvoirs publics en place ne risquent pas de s’offusquer de l’anachronisme de cette tour avant longtemps. Peut-être est-elle même la promesse de beaucoup d’autres de la sorte…
Pourtant cette tour, imaginée en 2007 ou 2008, arrive bien à contretemps. A cette époque de l’effet Bilbao, Frank Gehry devenait spécialiste en France des fondations, le système français étant particulièrement accommodant dans ce cadre. Prenons par exemple la Fondation Vuitton, à cette date également en études au cabinet Gehry. Les dispositifs fiscaux mis en place par la loi Aillagon en 2003 ont permis à LVMH de financer en crédit d’impôt, donc avec l’argent des contribuables, jusqu’à 75% des 790M€ du coût du projet livré en 2014. Et Maja Hoffmann, avec le même Gehry – les milliardaires se repassent leurs mignons – n’en ferait pas autant à la même époque ? Elle serait bien sotte. Avec les aléas administratifs et de chantiers, Gehry sera heureux de livrer sa tour en 2020. Ce sont les Arlésiennes et Arlésiens qui doivnt être contents.
L’idée était alors aussi de mettre l’accent sur la culture en tant qu’élément dynamique au développement d’une cité endormie ou à l’agonie. Comme à Lens ou Abu Dhabi ou Doha par exemple. De ce point de vue, si le succès est au rendez-vous – grâce au fantasme Gehry ? – il faudra aux successeurs d’Hervé Schiavetti trouver des solutions contre le tourisme de masse. (Sauf si la Camargue se retrouve sous les eaux, notamment à cause des bâtiments comme ceux que construit Gehry hurleront les écolos.)
Arles «est une ville qui démontre parfaitement l’idée que la culture peut être l’économie d’un lieu. La culture n’a pas besoin d’être systématiquement subventionnée, elle peut avoir une autonomie et une économie qui font vivre un territoire», assurait encore Françoise Nyssen le 30 juillet dernier, citée par la RTBF. L’ancienne ministre de la Culture et Maja Hoffmann le savent bien, charité bien ordonnée commence par soi-même.
Au-delà de l’esthétique Harry Potter discutable du bâtiment, et du discours hésitant de l’architecte, si en 2019, des reproches sont donc fondés quant au caractère irresponsable de l’ouvrage, il demeure qu’il est vain de pleurer sur le lait renversé. On fait quoi ? On le rase ? Si ce bâtiment ne plaisait pas, ou n’était pas adapté, ou ceci ou cela, c’est à l’époque de sa conception, il y a quinze ans ou presque, avant le permis de construire, qu’il fallait s’en occuper et dénoncer le scandale. Maja Hoffmann ne s’est jamais cachée. D’ailleurs le projet a été modifié et déplacé plusieurs fois. Mais, en 2008, avant la crise, le monde était en pleine euphorie. Gehry devenait même un personnage des Simpsons, c’est dire s’il était influent. Où étaient alors les visionnaires pour expliquer que ce bâtiment était anachronique dans sa conception même ?
Le maire a constamment été réélu depuis. Vociférer aujourd’hui ne sert à rien, sauf au mieux, peut-être, à prévenir la construction d’autres bâtiments anachroniques. Pour ceux auxquels tous les Phares et Totems donnent de l’urticaire, ça tombe bien, les élections municipales approchent. C’est le moment de décider à quoi ressemblera la ville dans cinq ou dix ou cinquante ans. En attendant, la tour de Gehry est construite et il faudra faire avec pour les prochaines décennies et nul ne sait aujourd’hui quel sera son destin. Quant à son allure, chacun la verra à l’aune de ses propres désirs ou terreurs.
Cela écrit, en tout état de cause, qu’un bâtiment soit obsolète au moment de sa livraison, il n’y a là rien de vraiment nouveau ou de particulièrement scandaleux tant les architectes connaissent tous de ces ouvrages qu’ils évacuent avec un soupir. S’il faut s’exciter tout haut parce qu’il y a la clim dans un bâtiment, signé Gehry ou non, ou parce qu’il est moche ou imbécile, il faut alors aussi manifester d’Euralille à Euroméditerranée en passant par La Défense. A bas la Clim ou à bas Gehry, ce n’est pas le même combat.
Il y a 50 ans, à l’époque de la mission Racine sur la côte méditerranéenne, avec le boom des vacances, le littoral vendéen s’imaginait en Floride française. Saint-Jean-de-Monts par exemple, à l’époque une mignonne petite station balnéaire de jolies villas et hôtels datant des bains de mers et des premières lignes de chemin de fer, devient la destination des classes moyennes et ouvrières qui rêvent de Floride. A l’époque, le parti communiste, 20 % des suffrages, ne transige pas avec le repos des travailleurs. Les dunes bétonnées à tout va, les appétits immobiliers qui y trouvent leur compte, pas grand monde n’y voyait à redire.
En 1975 et 76, quand les bâtiments Marina et Arc-en-ciel, de neuf et treize étages, sont construits directement sur la plage par l’architecte vendéen René Naulleau, il y a déjà bien ceux qui persiflent, telle la revue Architecture d’Aujourd’hui qui légende un reportage à Saint-Jean-de-Monts avec la mention suivante : «Aménagements touristiques et pollution architecturale».***
Certes mais c’était trop tard pour s’émouvoir et cinquante ans plus tard, les bâtiments sont toujours là, ils sont toujours usités et bien entretenus et d’aucuns peuvent arguer que l’objectif social de l’époque a été atteint. Ils sont nombreux ceux qui les trouvent encore «beaux et modernes». Sauf que cinquante ans plus tard, cette excroissance exogène sur la lande déserte peine à trouver un second souffle. L’Amérique des années 70 et 80 qui faisait rêver n’a pas tenu ses promesses. Les bourgeois en ont depuis longtemps fini avec les bains de mer maintenant que la foule se presse sur les plages. La culture est venue opportunément leur offrir une échappatoire. Du coup, les stations balnéaires doivent aujourd’hui se réinventer un avenir avec l’espoir, ténu pour la plupart, de devenir une ‘vraie’ ville et non un immense dortoir estival de plus en plus paupérisé, comme les banlieues auxquelles elles ressemblent tant. Mais un avenir avec quoi ?
Car ces bâtiments Marina et Arc-en-ciel, et tant d’autres au ras de la côte, qui à l’aune des enjeux écologiques d’aujourd’hui sont encore plus décriés qu’hier, n’ont pas vocation à être démolis. Que faire d’une station hors-sol telle Saint-Jean-de-Monts ? Son maire serait fondé aujourd’hui à faire le pari de la culture. Mais laquelle ?
Si Arles a pu devenir un centre incontournable du 8ème art et de l’intelligensia parisienne, si Angoulême est devenue capitale du 9ème art – vite, une fondation pour Angoulême, Gehry sait comment faire – si Cannes a réussi à devenir l’adresse mondiale du 7ème art, pourquoi pas à Saint-Jean-de-Monts faire le pari de la culture pour remplir en hiver les milliers de cellules estivales ? Avec par exemple des fans de country music comme à Nashville, Tennessee, ou de Blues comme à Chicago, ou de Jazz comme à Montreux, ou toutes les musiques ensemble ? Offrez en France un endroit sans voisins où les musiciens pourront s’éclater toute l’année pour des concerts jusqu’à pas d’heure en toute saison et les fans viendront de Nantes, de Laval et de Montpellier. C’est un choix. Le maire peut aussi décider de construire un EPHAD pour sa population vieillissante. En ce cas, ne pas faire appel à Gehry, trop cher !
Maintenant, dans les deux cas, le temps que le maire se décide, que les appétits immobiliers y trouvent leur compte, qu’un projet soit choisi et construit, soit dans une dizaine d’années au mieux, les impératifs sociétaux auront peut-être encore changé et le projet quel qu’il soit tombera à plat comme une énième fondation signée Gehry.
Un architecte qui commence à construire à 30 ans et qui finit sa carrière à 70, aura vu une transformation complète de la société. S’il n’a pas lui-même adapté ses façons de penser et de construire, aussi fort d’expérience soit-il arrivé à un grand âge, ses bâtiments seront encore plus obsolètes à livraison que ne l’étaient ceux de René Naulleau, l’architecte vendéen, ou la tour de Gehry à Arles.
En architecture, le contexte et le passé sont éléments d’importance mais la première demande faite aux architectes est, pour leurs bâtiments qui vont durer 50 ans, d’imaginer le futur, même si celui-ci commence aujourd’hui avec un bâtiment anachronique de Gehry ou des dinosaures vendéens et que nul ne sait de quoi ce futur sera fait.
Christophe Leray
* Pour en savoir plus sur Maja Hoffmann et la fondation Luma, lire La milliardaire et le communiste, une enquête exceptionnelle de Marie-France Etchegoin diffusée en édition limitée avec le numéro de juillet 2019 de Vanity Fair.
** (Mise à jour le 28/08). Il était indiqué dans l’article original que les rencontres avaient été « inaugurées en 1982 par François Mitterrand ». Un lecteur averti nous a prévenu qu’elles le furent en 1970 par Lucien Clergue, l’écrivain Michel Tournier et l’historien Jean-Maurice Rouquette. En 1982, c’est l’école de la photo qui a été ouverte et inaugurée en 1986 par François Mitterrand. (Voir l’expo sur l’Histoire des Rencontres). Mea culpa !
*** Lire En Vendée, l’arc-en-ciel déstructuré de Saint-Jean-de-Monts Le Monde Anne-Lise Carlo. 31 juillet 2018