Il n’est pas question d’appeler ici à l’insurrection ni même de cautionner les débordements violents de quelques excités mais, puisque la France voit déferler les gilets jaunes, voyons, pour ce qui concerne l’architecture, ce que nous raconte l’air du temps et s’il y a des raisons d’être dubitatif. Trois exemples au hasard de l’actualité des derniers jours que les gilets jaunes auront pris en pleine poire !
Un vaisseau ivre ?
Par quoi commencer. Tiens par ce rapport de la Cour des comptes daté de novembre 2018 qui confirme le coût réel, et qui a payé la facture, de la Fondation Vuitton, signée Frank Gehry, dans le bois de Boulogne de Paris. Annoncé à 100 M€, l’ouvrage en coûta finalement 790 ! Haha, quels bricoleurs les économistes du projet. Ils se sont gourés X 8 !
Mais non, explique la Cour, les dispositifs fiscaux mis en place par la loi Aillagon – en vigueur depuis 2003, quand Jean-Jacques Aillagon était ministre de la Culture ! Ce dernier restera d’ailleurs ensuite en très bons termes avec Bernard Arnault – ont permis à LVMH, qui comme chacun sait crie misère, de financer en crédit d’impôt, donc par les contribuables, jusqu’à 600 millions ou 75% du coût du projet. Chapeau l’artiste !
Que LVMH veuille se payer un bel immeuble pour sa fondation, parfait. Mais qu’est-ce qui exactement l’empêchait de se l’offrir toute seule ? Des finances à sec ? Question : si LVMH avait dû payer elle-même pour le projet, aurait-il coûté 790 M€ (le prix d’un très, très, gros hôpital !) ?
Toujours est-il que les économistes du projet ont oublié d’être sots : avec un investissement de 190M€, LVMH se retrouve propriétaire d’un bâtiment d’une valeur quatre fois supérieure. Considérant que la fondation fut créée en 2006, cette performance est réalisée en douze ans à peine ! C’est rentable l’immobilier à Paris ! Surtout avec un bâtiment qui rapporte en plus. Ouvert le 27 octobre 2014, le «vaisseau» a accueilli 1,4 million de visiteurs en 2017. Avec un billet à 16€, faites le calcul ! Le tout sur une parcelle d’un hectare prêtée quasi gratuitement par la ville de Paris pendant 55 ans ! Ce qui explique sans doute que, décoré par Daniel Buren en 2016, l’ouvrage ressemblait à une sucrerie.
Pour le coup voilà aujourd’hui la fondation soupçonnée de fraude fiscale, comme un vulgaire Carlos Ghosn. Et dire que Bernard Arnault a failli être Belge !
Pour info, 600 M€, c’est ce que le gouvernement a retiré, tout de suite et sans état d’âme, à la transition énergétique (Le Monde, 21/11/2018). 600 millions d’euros c’est aussi – attention technocratie – «le gain de pouvoir d’achat que les salariés qui font des heures sup (et tous n’en font pas) auront sur les quatre derniers mois de l’année grâce à la mesure de ‘désocialisation’ des revenus tirés de ces heures déclarées en plus (exonération de cotisations sociales) qui doit entrer en vigueur à compter du 1er septembre 2019» (Le Figaro 23/09/18). Comprenne qui pourra. La seule chose qui est claire est la date : septembre 2019 ! Ces 600 M€ millions pour le pouvoir d’achat, c’est pour un de ces jours … Ceux de la Fondation Louis Vuitton, c’était hier, ils sont déjà encaissés.
600 M€ d’impôts évaporés, c’est aussi le prix d’un très beau musée national, d’une philharmonie ou d’environ 75 écoles maternelles de 15 classes !
La Chambre de Commerce et d’Industrie Nice Côte d’Azur à la rescousse
Continuons. Daté du 21 novembre 2018, ce communiqué intitulé : «Le temps de la raison et de l’action : Les 5 propositions de la CCI Nice Côte d’Azur pour un urbanisme commercial raisonné et maîtrisé». Un urbanisme commercial raisonné et maîtrisé ? Super ! Voyons.
Prenant acte d’une progression de 7% des surfaces commerciales entre 2013 et 2016 et plus de 300 000m² de nouveaux projets commerciaux envisagés, la Chambre de Commerce et d’Industrie Nice Côte d’Azur constate que «le paysage commercial de la Côte d’Azur est en pleine mutation» – au vu de l’étude, c’est un euphémisme – et s’inquiète.
Après un état des lieux précis, la CCI avance donc cinq propositions en faveur «d’un aménagement commercial équilibré dans les Alpes-Maritimes». La première invite à passer «d’une logique d’autorisation commerciale au coup par coup à une vision prospective de l’aménagement commercial».
Parce que, pour la vision prospective, ce n’était donc pas le cas ? Et c’est donc une logique «d’autorisation commerciale au coup par coup», qui prévaut encore à ce jour, en 2018, sur la Côte d’azur ? Personne n’a donc aucune idée de qui fait quoi en la matière à l’échelle du territoire de la CCI ? Pour le coup, c’est une découverte !
La seconde proposition, quasi révolutionnaire, est «d’adapter l’offre commerciale aux besoins des clientèles résidentes et touristiques pour garantir la cohérence entre l’évolution des m² commerciaux et le potentiel de consommation». Parce que, sur la Côte d’Azur, ce n’était encore jamais venu à l’idée de quiconque d’adapter l’offre à la demande ?
Les trois autres propositions – Evaluer l’impact global des projets sur le tissu commercial déjà existant ; Favoriser l’implantation de commerces innovants et renforcer l’attractivité des cœurs de ville ; privilégier les projets commerciaux de renouvellement urbain et intensifier la commercialité des sites commerciaux déjà existants – sont à l’avenant.
Jean-Pierre Savarino, président de la CCI Nice Côte d’Azur, souligne que «l’avenir du commerce de proximité est en jeu». N’est-il pas grand temps de s’en apercevoir ? Ces propositions sont l’aveu accablant que de telles réflexions et études prospectives n’ont donc jamais été réalisées à Nice. A tout le moins que si quelques-unes le furent, le président de la CCI n’en sait rien !
Pas étonnant que les Majors de la distribution aient pu, si facilement, au coup par coup, transformer villes et villages en Monopoly géant à l’échelle du pays entier. Pourquoi se gêner s’il faut attendre 2018 pour que la CCI de la cinquième plus grande ville de France s’émeuve et propose – ce qui ne mange pas de pain – de passer à une «vision prospective de l’aménagement commercial» ? Voici venu le temps de la raison comme on dit à la CCI ? Il serait temps car, en attendant, nombre de gilets jaunes n’ont plus de commerce ni de services en centre-ville et doivent prendre leur voiture pour aller, de plus en plus loin, faire les courses. Et faire le plein !
D’ici à ce que que ces propositions ensoleillées trouvent applications concrètes, pour se faire une idée des proportions, 600 M€ égalent le chiffre d’affaires de seulement deux magasins Auchan, par exemple Vélizy (307,2 M€) et Roncq (306,6 M€), et ces chiffres datent de 2008* ! Faites-le calcul 10 ans plus tard ! Alors, qui a besoin d’études …
Tiens, à propos d’Auchan, EuropaCity, c’est du coup par coup ou faut-il s’inquiéter !
La sardine qui a écroulé Marseille
Pour finir, une histoire bien triste. «Julien Ruas, l’adjoint au maire délégué à la prévention et à la gestion des risques urbains [de la ville de Marseille], est accouru après la catastrophe (l’effondrement le 5 novembre 2018 de deux immeubles rue d’Aubagne qui a fait huit morts. NdE) et s’est dépêché d’annoncer aux voisins les plus proches qu’ils devaient déménager dans une urgence absolue», nous apprend le Parisien (25/11/2018).
Selon le quotidien ce sont au total 175 immeubles suspects du centre-ville qui ont en quelques jours été évacués et près de 1 300 habitants relogés en urgence. Que voilà un élu soudain bien empressé. 1 300 habitants relogés en urgence, avec femmes et enfants, chiens et chats et quelques jouets et ustensiles, c’est un village qu’on déménage. Manquerait plus que les images tournent en boucle sur une chaîne d’information continue en Syrie ! Dit autrement, à Marseille comme sans doute ailleurs, tant qu’il n’y a pas d’immeubles qui s’effondrent et de morts trop voyantes, il n’y a pas urgence. Au moins les Marseillais savent-ils désormais qu’au moindre tremblement de terre de niveau 1, le plus faible sur l’échelle de Richter, une bonne partie de la ville est par terre.
Et tous ces moyens soudainement disponibles à Marseille après le mea culpa de Jean-Claude Gaudin, maire moins gouailleur qu’à l’accoutumée, n’auraient-ils pas été plus utiles pour prévenir plutôt que… Plutôt que quoi ? Le même article nous apprend que deux élus figurent parmi les propriétaires des logements insalubres. Aie ! Ouille ! Ils ont démissionné. Mais en attendant les morts et les caméras de TV en direct, ceux-là dormaient sur leurs deux oreilles ?
Parce qu’il n’est jamais trop tard, voilà la métropole Aix-Marseille-Provence qui, le 28 novembre, par la voix de sa présidente LR Martine Vassal, sort de son chapeau un plan à… 600 millions d’euros «contre l’habitat insalubre». Plan qui doit selon elle être «financé par l’Etat et les collectivités territoriales». Voilà, c’est magique ! On dit merci qui ? (A noter que l’unité de mesure pour les gros joueurs, c’est 600 M€.)
En fait, c’est partout en France que l’habitat insalubre a eu son petit quart d’heure de célébrité. Et dans toutes les gazettes du pays, on aperçut de pauvres gens pauvrement logés dans de pauvres logements mal entretenus qui menacent ruine. Quelle découverte ! Et d’aucuns de s’étonner de les retrouver en gilets jaunes, pour leur sécurité, en train de vociférer leur dépit…
Heureusement, une info chasse l’autre et Kaufman & Broad est fière de promouvoir, en même temps, son projet Le cour du Dôme, à 15 min à pied du Capitole à Toulouse, sur la rive gauche de la Garonne, «un projet résidentiel d’exception» dont le joyau est un appartement de 135 m² mis en vente à 1,6 M€. Ici Nougayork comme dirait un poète local. Voilà qui fait tiquer les habitants du coin qui, malgré les 87 logements sociaux inclus dans le projet, craignent la gentrification du quartier et le font savoir. Du coup, en pleine crise des gilets jaunes, pour la communication du «projet d’exception», c’est un peu raté. Mais bon, 600 M€ c’est le chiffre d’affaires de Kaufman & Broad pour le second semestre 2017.
Christophe Leray
* LINÉAIRES [n° 245 mars 2009]