Le XXIe siècle est-il en train de signer le retour de la grande hauteur ? Apparemment à en juger par le nombre de nouvelles tours érigées ici ou là. Sauf qu’à regarder de plus près, de Strasbourg à Nantes, de Montpellier à Bordeaux, ces «tours» ne culmineront pas à plus de 50 mètres ! Ouf, d’aucuns auraient pu croire à un regain d’intérêt pour une architecture du signal et de l’ambition !
Question de nuances et de vocabulaire, un bâtiment de 50 mètres de haut, c’est une tour ou un immeuble de 17 étages ?
Tandis que le chantier de la première tour en bois de Strasbourg démarre, une nouvelle tour d’habitation vient d’être annoncée à Bordeaux. Pendant ce temps-là, Nantes se vante de ses quatre nouvelles tours d’habitation dans les colonnes de Ouest-France alors que Le Parisien est heureux d’annoncer l’arrivée future «de gratte-ciel», rien moins, dans le ciel du XIIIe arrondissement…
Pas un mois ne s’écoule sans que ne soit envoyé un faire-part de projet / concours / AMI / chantier / livraison (rayez la mention inutile) pour une nouvelle tour, de bureaux ou d’habitation.
«Félicitations Madame, Monsieur, le building est un peu petit, on ne peut pas le mettre en couveuse, le PLU nous interdit de le faire grandir».
Effectivement, à y regarder de plus près, l’observateur se rendra vite compte que s’il comptait chatouiller les étoiles, il aura plus vite fait de prendre un billet d’avion pour les Emirats Arabes Unis. La tour strasbourgeoise n’ambitionne pas plus de 38 mètres de haut quand ses cousines nantaises culminent à 50 m. A Bordeaux, la tour d’habitation atteindra difficilement les mêmes sommets.
Peut-être que pour prendre de la hauteur, il serait judicieux de se rendre à la capitale. Depuis l’époque de la grande hauteur parisienne qui avait vu naître SuperItalie (112 m), l’ensemble du Front de Seine (98 m)… et surtout la tour Montparnasse qui crâne à 210 mètre de haut… rien à se mettre sous l’objectif, mis à part le TGI, «tour de bureaux» de 160 m, tout juste entré en fonction ce lundi 16 avril 2018. Quant aux «gratte-ciel» promis par Jean Nouvel, pas la peine d’escompter monter au-delà des 50 m réglementaires. Comment dit-on «même pas peur» à Dubaï ?
Une ballade à La Défense s’impose, comme de lever les yeux vers les cimes de la seule forêt de béton pour voir les tours Generali (265 m), First (231 m), Majunga (195 m), Total Coupole (187 m) ou encore Cœur Défense (161 m). Enfin, tant que les deux gratte-ciel d’Hermitage Plaza ne seront pas sortis de terre (hauteur prévue à plus de 320 m), pas de quoi se faire une entorse du cou ! On est bien loin de la Burj Khalifa (828 m), de la Shanghai Tower (632 m), ou encore le One World Trade Center (541 m).
Certes, culturellement, la construction d’immeuble de grande hauteur n’a jamais été la plus grande des préoccupations des Européens (la plus haute tour devrait être le siège de Gazprom, le Lakhta Center, un building en chantier de 462 m à Saint-Petersbourg). Rappelons que l’Empire State Building est resté longtemps la plus haute construction du monde avec ses 381 m érigés dès 1930. En France, les vendeurs de minerves ont intérêt à avoir un plan B, tant nos métropoles sont encore bien loin de la Manhattan d’il y a un siècle. Le TGI fait encore bien pâle figure, et la tour Triangle ne relèvera pas le compteur avec ses modestes 180 m. Dans l’imaginaire collectif, une tour c’est beau, c’est moderne, y vivre est un symbole de réussite… Dans la réalité, les tours c’est beau, c’est moderne, mais surtout chez les autres.
La capitale semble mettre un point d’honneur à déshonorer cette typologie si particulière, au point de ne même pas prendre la peine de s’offrir les services d’agences spécialisées pour réhabiliter la seule vraie petite tour parisienne. Et pourtant, Studio Gang, Dominique Perrault, Mad ou OMA en avaient sous le pied pour rendre ses lettres de noblesse à la tour Montparnasse. Ils auront eu le mérite de proposer des projets au moins imaginatifs au concours.
A croire qu’une tour, une vraie, une qui monte haut, c’est mal ! Un vieux traumatisme pompidolien sans doute, sur lequel devraient se pencher nos brillants sociologues des villes. Pourquoi sinon les maîtres d’ouvrage s’évertuent-ils à appeler des immeubles de 10 ou 15 étages des «tours» ?
Plus que ridicule, la comparaison avec les plus hauts gratte-ciel du monde reviendrait à une flagellation ! L’absurdité d’une telle nomenclature, décalée, évoque une grenouille (au hasard la tour verte du XIIIe, 50 mètres au-dessus du macadam) qui voudrait se faire aussi grosse que la Willis Tower (527 mètres de béton bien armé). Le ridicule ne tue pas, le manque d’ambition fait en revanche plus de mal, surtout à l’image.
Dans le champ lexical des cimes, le vocabulaire est plutôt pauvre, et pas tout à fait approprié. Mais vue de haut, il en va de même sur la terre ferme. Quand en urbanisme par exemple, il est question d’un ‘mail piéton’ pour désigner ‘une voie de quelques encablures interdites aux engins mécaniques’, il s’agit d’une rue piétonne quoi, comme il y en a encore tant dans les villes non encore contaminées par les affres du snobisme parisien.
S’il était possible de prendre de la vraie hauteur pour observer tout cela, nous verrions que ce manque de nuances flagrant dans les mots a son pendant dans l’image. Pour répondre aux concours emblématiques lancés par les grandes villes, les agences d’architecture et les maîtres d’ouvrage n’hésitent pas à faire appel aux perspectivistes les plus en vogue, pour asseoir l’innovation supposée dans un bâtiment à l’allure à la fois surprenante, fascinante, élégante, branchée (ceci n’est pas un QCM). Résultat des courses, toutes les images sont similaires.
Bref, les perspectives qui se ressemblent expriment la vacuité conceptuelle de l’architecture. Le vocabulaire ne prend même plus la peine de s’adapter à la réalité et préfère, à l’image des représentations, surenchérir toujours plus haut. Pour satisfaire qui d’ailleurs ? Un maire sans goût pour l’architecture ? Un électorat inintéressé ? Quoi qu’il en soit, un vocabulaire sans nuance, comme une image sans concept de fond, n’est en réalité qu’une rustine, un fusible, un émoji pour masquer une carence idéologique et intellectuelle.
La ville reflète la société dans laquelle elle a émergé. Sans entrer dans le détail des débats, ceux qui animent la scène médiatique brillent désormais surtout par le manque de nuances de leurs propos et leur difficulté à apprécier une variété de points de vue. La bipolarité des discussions est d’autant plus affligeante que le débat ne va le plus souvent guère plus loin que «c’est bien, c’est mal». Le tout abreuvé par une avalanche de hashtags plus ou moins élégants, destinés à la prise de conscience rapide entre un café et une tartine sans gluten pour ceux qui ont passé haut la main un master en sciences politiques dans la très prestigieuse Facebook school.
La simplicité de la représentation de la ville, faite de belles images et de grands mots, mais bien vides dans son intériorité, ne serait-elle en réalité que le reflet des modes de pensées furtives actuelles qui s’insurgent très (trop ?) vite contre un titre bien tourné, sans prendre le temps de lire l’article associé ou de décortiquer l’essence des idées de la tribune qui fera l’objet des prochains dîners en ville.
Sommes-nous tous victimes plus ou moins consentantes de ces rouages de la communication 2.0 ? Parfois les conséquences peuvent être fâcheuses. C’est ainsi que des présidents sont élus et que sont créés des mots en «xit». Alors, puisque le mot tour est de retour dans les communiqués de presse, pourquoi ne pas permettre aux vraies tours d’opérer un retour sur le devant de la scène, comme le symbole d’une profession à l’ambition réaffirmée.
En conclusion, et puisqu’il en est désormais l’usage quand on n’a pas envie de tortiller du synapse : #balancetacity, #meetour, #jesuislimage
Alice Delaleu