
L’hôpital fascine car, à l’image de la ville, il reproduit les évolutions de notre société, sa complexité et le réseau infini de relations qu’elle crée. Chronique Sillages.
Nous sommes connus tous les deux lors de la rentrée 1967 à l’ENSBA d’alors, celle qui fut dissoute à l’été suivant post-’68. Nous avons donc surfé sur tous les mouvements utopistes des 60’s, depuis Archigram jusqu’aux Métabolistes japonais en passant par nombre de groupes italiens tentés par de complexes synthèses des deux entre villes et bâtiments.
Ce fut une vraie ère de bonheur, malgré les flottements, ceux des projets au premier degré comme ceux des sols théoriques. Puis, vint l’histoire revisitée au travers une relative italophilie certainement surévaluée, notamment par sa séduction politique d’architectes acteurs de premier rang des territoires à remodeler. Histoire qui redonnait à penser profondément les analyses des fractures modernes de plusieurs époques, sur les traces du gothique de Panofsky, puis Tafuri avec le XVIe siècle, suivi par pléthore de néomarxistes qui ne réussirent pas très bien à démonter le mécano du mouvement moderne actuel issu des premiers CIAM d’avant la seconde guerre mondiale.
Avec son contrecoup du postmoderne, 1980 fut enfin le dernier grand moment de réflexion, issu quasiment de la mort des dieux fondateurs, Le Corbusier en tête. Ensuite la fragmentation de tous les points de vue, depuis plus de 40 ans, autorisa un éclectisme beaucoup plus dévastateur que la première vague dix-neuvièmiste, laquelle avait déjà donné un sérieux coup de pied au néoclassicisme académique (certes infiniment plus compliqué qu’une norme) par l’alliance entre ingénieurs et penseurs architectes prêts à décoller (Viollet-le-Duc puis l’art nouveau, l’art déco…).
Bref, nous sommes perdus. Heureusement nous construisons toujours. À nous d’être « raisonnables », c’est-à-dire à nous de privilégier, au-delà du fonctionnel, le maximum d’écologie vertueuse, sans omettre quelques moments de grâce pour ne pas rompre les amarres de notre art premier.
Du rôle de l’hôpital de demain post-covid révélateur d’un nouveau défi critique
La crise du covid aujourd’hui un peu oubliée a été un accélérateur de notre perception de l’hôpital, lequel est devenu le principal équipement indispensable dont la proximité est recherchée. Paradoxalement, le télétravail a engendré un mouvement inverse d’éloignement, lequel à terme peut aussi conduire à un retour en ville, au-delà des néoruraux toujours plus nombreux à être tentés par les villages. Le plus souvent relégué en périphérie sans lien avec les territoires, avec la crise du covid, l’hôpital redevient le principal référent visible de nos survies. D’où, son attractivité mise en avant.
Synonyme de lieu sans âme, souvent impersonnel, arborant le mythe des grandes machines à soigner du XXe siècle entre 1900 et aujourd’hui, l’hôpital donne enfin une autre image, notamment renforcée au travers son personnel soignant engagé et sa haute technologie au service des soins. Après le covid, l’hôpital tente de renouer avec la ville et ses habitants.
Le covid, révélateur de la crise de l’hôpital mégalithique encore imposé par l’État
L’hôpital est un gros navire complexe qui avance lentement dans son évolution organisationnelle, alors qu’il fait des pas de géant dans les technologies liées aux soins. L’intelligence artificielle, à cause de sa capacité pour traiter instantanément un grand nombre de données, annonce de nouvelles révolutions dans tous les domaines en particulier dans celui de l’hôpital.
L’épidémie du covid a souligné la crise de l’hôpital dans plusieurs domaines. Pour répondre à de nouveaux besoins inédits, il a dû s’adapter : nombre de lits insuffisants, trouver des parcours patients différenciés pour éviter les contaminations avec une redondance des équipements médicaux affectés aux différents circuits, télémédecine, parfois même des installations provisoires d’urgences utilisées par l’Armée (hôpital de campagne).
Aujourd’hui, la crise du covid a renversé la table des modèles d’organisation hospitalière traditionnels, avec par exemple la remise en question des pôles et de leurs territoires spécialisés délimités par des enceintes closes favorables à la propagation du virus, au profit d’organisation plus fluides autour du circuit des patients, la recherche de l’interface entre les spécialités, l’abandon des enceintes fermées, la médecine prédictive, et nouveau la télémédecine clé des réorganisations à venir.
L’hôpital historiquement replié sur lui-même, pour faire face à un fonctionnement complexe, devient par la force des choses, notamment la proximité des lieux de soins, un enjeu pour la Ville.
À la logique du regroupement géographique des activités pour une meilleure efficience s’ajoute une autre, celle de la gestion territoriale des moyens, en premier une forte proximité avec la population, puis la lutte contre les déserts médicaux. Cette logique peut conduire à l’inverse à la déconcentration des moyens. C’est la fin annoncée des grandes structures lourdes tentaculaires, c’est aussi une certaine remise en cause des grilles normalisées sans lien avec le territoire.
Une organisation en « marguerite » permet de répondre à un double objectif : à la fois regrouper les hautes technologies dans un hub central et concevoir des unités de soins déconcentrées proches des habitants. C’est un schéma perméable capable de s’adapter à son contexte et, donc, de trouver son inspiration dans le local, ainsi que susceptible de décliner un langage naturellement plus diversifié. L’architecture hospitalière du bien-être sera moins normative, plus sur mesure, férue d’agilité pour répondre aux usages de plus en plus complexes et aux impératifs environnementaux.
Pour rendre efficiente cette organisation en réseau, il faut imaginer de nouveaux territoires d’implantation, en ville quand le patrimoine immobilier le permet (ex : le Cash de Nanterre*) ou dans des périphéries proches de la ville, accessibles et offrant de grandes unités foncières. Il s’agit donc bien évidemment de travailler d’abord sur des zones commerciales délaissées par les grandes enseignes commerciales. Premiers employeurs et acteurs économiques de l’immense majorité de nos territoires, parfaites interfaces entre les secteurs publics et privés, les hôpitaux, et eux seuls, pourraient transformer ces zones en autre chose qu’une simple accumulation « moche » de boîtes métalliques supports de logos commerciaux.
Une nouvelle tendance voit progressivement se dessiner un système hospitalier avec des unités morcelées, connectées entre elles en réseau, personnalisées, résilientes. Implantées dans des nouveaux territoires, elles vont être le moteur de leurs développements à venir ; concevoir un même programme décliné de façon différente, parfaitement adapté à son environnement et proche de sa population.
La complexité hospitalière avenir de l’architecture
Kirkegaard avait proposé trois sphères avec des logiques propres qu’il convient de tenter de reconnecter pour malmener la philosophie allemande post-hégélienne de la génération précédente (laquelle perdure !). L’Esthétique, l’Éthique et la Religion avec leurs temporalités spécifiques devaient pouvoir ré-arrimer des subjectivités trop flottantes issues d’une raison spéculative faussement idéale… tel l’hôpital d’avant.
En gros, comment face au seul souci précédent du soin des pathologies individuelles, les épidémies peuvent-elles recréer des systèmes ? Comment concilier liberté et retour de tous les refoulés postmodernes si ce n’est par un primat de la « poésie vérité » typiquement allemand, de Goethe à Schiller.
L’architecture de demain, par l’hôpital, doit enfin pouvoir retrouver comment « penser » de subtiles alliances entre images, figures, dérégulations, variations, rapport à la mort (rôle auparavant dévolu aux lieux de culte), mythes, réifications possibles de l’histoire, allégories supra temporelles, puissances de rassemblement, etc.
On a presque envie de dire, en danois, du BIG enfin capable d’expliciter ses énergies vitalistes par-delà des provocations architecturales aux sens déliés. La raison des déraisons… enfin des concrétions d’œuvres d’art sociétales complètes…
L’espace de l’hôpital est très dense, complexe dans ses imbrications, dans la gestion de ses flux, sa gouvernance, ses réglementations. Alexandre Chemetoff parlait d’un objet « surdéterminé », de sorte que la tendance est de mettre en avant le process en perpétuel mouvement.
Cette complexité difficile à maîtriser conduisit à marginaliser l’architecture hospitalière dans la critique architecturale. Pourtant aujourd’hui tout n’est pas que process et technologies. Nous pensons au contraire qu’il y a là un moteur de l’architecture qui ne va pas à l’encontre de l’intention architecturale et de la générosité dans la démarche.
L’hôpital fascine car il reproduit à l’image de la ville les évolutions de notre société, sa complexité, le réseau infini de relations qu’elle crée. Il demande dans sa conception une posture d’agilité, d’énergie créatrice, de tripes associée à une démarche d’urbaniste. Posture à retrouver dans les projets de Christian de Portzamparc faits d’élégance et de vision urbaine. Nous imaginons une ville réseau greffée sur des architectures remarquables, osons le réclamer !
À regarder l’histoire, ce sont des architectes visionnaires qui ont su exprimer voire transcender l’évolution permanente du système de soins, parfois en renversant la table. Ils ont marqué des jalons dans l’histoire de l’architecture hospitalière. Dans le grand mouvement de modernisation du XIXe, compter Charles-Auguste Quesnel ou Martin-Pierre Gauthier à Paris Saint-Anne ou Lariboisière, Paul Nelson avec son vaisseau vertical moderniste à Saint-Lô, ou encore Pierre Riboulet avec son hôpital pour enfants Robert Debré en terrasse avec une rue galerie centrale, ou encore Samir Farah inventeur d’une organisation horizontale en plateaux percés de patios pour l’hôpital de Nevers…
L’architecture hospitalière, par son caractère holistique et son agilité à résoudre sa complexité propre, retrouvera enfin son rôle majeur dans la société, lequel pourrait également constituer l’avenir de l’ensemble de l’architecture si l’ambition est suffisante.
Jean-Philippe Pargade, architecte fondateur de Pargade Architectes
Bruno Vayssière, professeur d’architecture et d’urbanisme
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