
Il y a un an, dans la nuit du 5 au 6 septembre 2017, Irma, plus puissant ouragan jamais répertorié dans l’atlantique, dévastait les îles de l’arc des Antilles, dont Saint-Barthélemy et Saint-Martin. L’agence parisienne A4PLUSA, était sur place. Le jour d’avant, la nuit pendant, le jour d’après et les suivants… Récit.
Le jour d’avant
Le 4 septembre 2017, Aksel Taner, de l’agence A4PLUSA (Atelier d’architecture & d’urbanisme), est à Saint-Barthélemy, dans les Antilles, afin d’assurer la continuité de la dernière phase d’un projet d’hôtel respectueux du site, de la nature et de l’environnement. Arrivé le 20 août pour une semaine, il remplace son associé Jean-Sébastien Schwartz, sur l’île depuis des mois et qui mérite bien de quelques vacances.

En effet l’agence, composée de quatre associés avec Jérôme Bonneau et Stéphane Rodrigues, doit livrer la rénovation lourde d’un Eco-Resort, nommé Manapany, d’une quarantaine de bungalows avant noël, pour le début de la saison touristique. La maîtrise d’ouvrage met la pression, comme il se doit, et les architectes sont «au taquet», dont Aksel Taner ce 4 septembre.
Ce fut un chantier compliqué mais, après un grand curage de l’ensemble, l’hôtel a pris forme, toitures et bardages sont neufs, des bungalows déjà aménagés, il y a un spa et l’ouvrage, selon ses architectes, mérite bien ses cinq étoiles. «A deux mois de la livraison, c’était chaud mais ça allait», se souvient-il. C’est à ce moment-là qu’il apprend qu’un ouragan se dirige vers les Antilles. «Quand je reçois l’info, il est trop tard pour quitter St-Barth». Il ne savait pas alors qu’il n’était pas près de repartir.

Fin août 2018, Aksel Taner reçoit Chroniques dans son agence de Belleville et, s’il est abondamment cité dans cet article, l’architecte s’exprime bien entendu au nom de tous les associés et collaborateurs de l’agence ayant participé à l’aventure du Manapany.
Ce qu’il y a d’étrange avec un ouragan, un cyclone, un hurricane ou un typhon, c’est que les populations concernées ont le temps de le voir venir. De fait, Aksel Taner s’émerveille encore de la précision d’applications américaines qui permettaient de suivre le tracé d’Irma, puisque c’est d’elle qu’il s’agit, quasi en direct. «Nous voyions l’ouragan qui hésitait à droite puis à gauche, qui passait en catégorie 3 puis 4 puis 5 et puis nous avons compris qu’il venait droit sur nous et alors c’est le branle-bas de combat».
Dès le mardi, plus un bateau n’accoste ni ne part de l’île, les avions sont harnachés au sol et chacun s’emploie soudain à protéger ses biens, maisons et voitures.
Pour le maître d’œuvre, il s’agit désormais de protéger au mieux le travail effectué et, surtout de le documenter car demain risque d’être un autre jour. Avec Vincent Guego, l’assistant à maîtrise d’ouvrage, et Adeline Terrasson, une collègue architecte d’A4PLUSA également sur place, Aksel établit un état des lieux précis : plus de 3000 photos et autant de notes que nécessaire pour décrire avec précision l’état d’avancement du chantier.

Tous les ouvriers sont sur le pont. De fait, les paysagistes s’emploient à faire tomber les noix de cocos des cocotiers pour ne pas qu’elles se transforment en autant de projectiles et tentent de protéger la végétation qui venait à peine d’être plantée. Il faut démonter la clôture de chantier sur la plage pour ne pas qu’elle parte avec les vagues, protéger le coffrage du SPA dont le béton allait juste être coulé.
Il faut ensuite sécuriser l’agence, un déménagement d’urgence pour protéger le serveur, les ordinateurs, tous les dossiers, etc. et sceller le tout dans des sacs étanches. Puis il a fallu faire la queue au supermarché. «Je ne savais pas ce qu’il fallait en cas d’ouragan», se marre Aksel. De l’eau, des bougies, des pâtes, des clopes…

«Il y a désormais un grand silence sur l’île, pas de voitures, pas d’oiseaux, un silence d’enfer assez oppressant», dit-il. De fait tous les animaux de l’île, les tortues, les iguanes, les lézards, les oiseaux sucriers, les colibris avaient tous disparu depuis des heures déjà, laissant les humains à leur sort incertain.
L’équipe d’A4PLUSA prend refuge à Flamand, un petit patelin où elle est logée, ainsi qu’une partie des ouvriers, dans un bâtiment en dur. Ne reste plus qu’à attendre. Alors les archis et les ouvriers préparent et partagent en guise de gigot bitume un ‘cassoulet d’avant Irma’.
Soudain la pression chute d’un coup et BIG BADABOUM CRACK BOUM. C’est parti pour une nuit avec Irma, le plus puissant ouragan jamais enregistré dans l’Atlantique nord, avec des vents dépassant les 300 km/h, voire les 400.
La nuit pendant
«Nous étions dans une structure en béton et nous la sentions bouger, nous sentions le souffle qui voulait soulever le toit, nous étions dans un aspirateur géant. Le bruit est assourdissant, strident comme celui d’une formule 1, c’est un bruit angoissant quand tu ne l’as jamais entendu. Nous avons perdu l’électricité dans la nuit, avant de rentrer dans l’œil du cyclone. Une fois dans l’œil, on n’entendait plus que les sirènes». Personne ne dort sauf le fils du directeur de l’hôtel qui semble ne s’être soucié de rien.
Le jour d’après

Le lendemain, chacun peut constater l’étendue des dégâts et l’équipe décide de se rendre sur le chantier, à pied évidemment, au milieu d’un paysage dévasté. «C’était hallucinant : des voitures dans la nature, sur les collines, des avions sur le dos retournés comme une crêpe, des bateaux entassés les uns sur les autres, la végétation ravagée, une mer sale…»
Il leur faudra 40 minutes pour atteindre leur destination, la petite troupe s’amenuisant au fur et à mesure que des coups de main sont nécessaires ici ou là. «C’est un paysage de guerre. Des gens sont terrorisés, d’autres sont en pleurs, il y a des blessés. Pourtant, au milieu de ce chaos, il y a déjà dans les rues et sur les routes des volontaires armés de tronçonneuses et déjà en train de déblayer les routes et les passages pour les véhicules d’urgence», souligne Aksel.

Arrivée sur place, rejointe par les ouvriers revenus de partout, constatant qu’il n’y avait aucune victime parmi eux, l’équipe pousse un premier ouf de soulagement. Puis un deuxième : «tout ce que nous avions fait de neuf avait tenu, les toits et bardages avaient résisté et ne comptaient que des dommages d’impact. Par contre tout le reste…», se souvient l’architecte. La végétation a disparu, les cocotiers de la plage sont tous à terre, la plage elle-même n’a plus la même forme ni la même dimension, la piscine est cassée en deux, le restaurant a bougé de 10 cm sur son socle, etc. Surtout, l’eau a pénétré absolument partout. Chacun a commencé à nettoyer.
Très vite, dans les tout premiers jours suivants, Aksel et ses collègues d’A4PLUSA rejoignent les architectes locaux pour réaliser un audit de l’habitat sur l’île afin de déterminer les urgences. L’occasion de découvrir l’étendue du saccage.

Bien sûr, il n’y a pas d’eau, pas d’électricité, plus d’essence. «Les citernes puaient l’œuf pourri», se souvient Aksel. Pendant deux jours, aucune possibilité de téléphoner et de donner des nouvelles. «Nous voyions les avions passer au-dessus de nos têtes». Il se souvient d’ailleurs à quelle vitesse le bouche-à-oreille a retrouvé ses droits. Et, pour le coup, face à l’étendue du sinistre, naît une inquiétude largement partagée par les habitants de St-Barth la huppée quant au sort de sa voisine Saint-Martin, beaucoup plus pauvre et à l’habitat beaucoup plus précaire. Leur intuition ne les démentira pas : Saint-Martin sera détruite à 95% selon Daniel Gibbs, président du Conseil territorial de Saint-Martin, et c’est là que seront retrouvées les victimes françaises d’Irma la vicieuse.
Bientôt, près de Gustavia, des communications redeviennent possibles ce qui permet à chacun de rassurer femmes et enfants et la famille, puis les collègues et amis. Un premier coup de fil de la maîtrise d’ouvrage, à Paris, s’enquiert du bien-être de tous ; elle s’est employée à leur faire livrer un groupe électrogène et tout ce dont ils pourraient avoir besoin aussi vite que possible. Le second coup de fil était pour demander un état des lieux précis des dégâts du Manapany. Aksel et son équipe avaient déjà repris la procédure effectuée quelques jours plus tôt, bâtiment par bâtiment.

En attendant, il était quasi impossible de quitter ou arriver sur l’île, les rares vols au départ étant réservés en priorité aux blessés, aux enfants et aux personnes âgées, etc. et les vols à l’arrivée étant réservés à l’approvisionnement en vivres de l’île. A ce sujet, Aksel se souvient que, les premiers jours, les cuisines des hôtels et restaurants, désormais sans électricité, ont vidé leurs congélateurs et distribué la nourriture aux habitants. Homard, langoustes, daurades, écrevisses, etc. furent ainsi en quelques jours justement répartis : «Combien de personnes?». «Nous sommes quatre». «Et de repartir avec un homard et des écrevisses que l’on faisait cuire au barbecue. Ce fut la régalade pendant deux jours». Des repas qui font partie des bons souvenirs.
Parce que sinon ce fut pendant quelques semaines une sorte de camping fusion. «Nous faisions la vaisselle et la lessive dans des seaux à champagne avec de l’eau de pluie récupérée à travers les trous de la toiture», raconte Aksel.
«Un soir, un catamaran est discrètement arrivé au port. Il arrivait de Guadeloupe avec des groupes électrogènes, du lait, de l’eau. Nous avons dû le guider dans le port à la lumière de nos téléphones», dit-il. Il n’a jamais su qui étaient ces discrets et généreux Samaritains.
«L’île s’est rallumée peu à peu. L’arrivée de l’eau fut une grande joie, bien plus que celle de l’électricité dont nous nous étions bien passés, une ampoule reliée à une batterie accrochée sous un parasol faisant l’affaire».

Aksel Taner est reparti finalement le 25 septembre 2017, ayant attendu que Jean-Sébastien puisse enfin rejoindre l’île, qu’il voit ce qui s’était passé. Déjà la nature reprenait ses droits et avait recommencé à pousser. Les oiseaux étaient de retour.
Un an plus tard
L’hôtel est ouvert depuis mars 2018, alors que les hôtels et restaurants de l’île, en quasi-totalité, demeuraient fermés. «Nous avons relevé le challenge. Personne sur l’île ne croyait que nous allions rouvrir», explique Aksel qui indique que trois architectes de l’agence ont vécu sur site non-stop depuis Irma jusqu’à aujourd’hui pour y parvenir.

Il relève également que les excellentes relations développées au fil du temps, avant le cyclone, par Jean-Sébastien et Vincent avec les entreprises ont contribué à ce que ces dernières s’impliquent rapidement dans la reconstruction alors même que certains ouvriers devaient également s’occuper de leurs familles et que les appels d’offres tombaient comme à Gravelotte tant il y avait à faire. «Seul l’un d’eux nous a fait faux bond pour prendre d’autres marchés ; quant aux entreprises, aucune d’entre elles ne nous a jamais dit que l’on ne tiendrait pas les délais», note Aksel. Les travaux ont commencé dès le lundi suivant.
Aujourd’hui, fin août 2018, la piscine est reconstruite et le SPA terminé, le restaurant pas encore. Entre-temps, le programme a un peu changé : là où étaient prévues des chambres pour ados, le bâtiment – «un gros bâtiment en béton» – est devenu un abri anticyclonique tout équipé. C’est Jérôme Bonneau, autre associé d’A4PLUSA, qui s’en est particulièrement occupé, les réserves de cet ouvrage ayant été levées en juin 2018.

La dernière phase débute début septembre. Il reste le restaurant à construire et nombre de détails à finaliser. «D’un point de vue administratif, tout s’est réglé rapidement et en bonne intelligence avec la maîtrise d’ouvrage», indique l’architecte.
La livraison finale, enfin, est prévue pour la mi-novembre 2018, à temps pour la saison touristique. La maîtrise d’ouvrage met donc la pression, comme il se doit, pour boucler dans les temps. Les architectes sont au taquet.
Bref, retour à la normale.
Christophe Leray
