
Dire que la modernité est terminée ne veut pas dire que nous en soyons sortis, débarrassés, mais que nous résistons à son projet de simplification du monde. Chronique d’EVA.
« L’architecture n’est plus un objet passif considéré dans son achèvement, elle est le lieu et le temps de nos habitats en suspens ». Les Entretiens d’EVA ont analysé une thématique, brûlante d’actualité : une seule terre, que deviennent les projets d’habitat ? Marc-Antoine Durand, coordinateur du cycle, rend compte de ces échanges.*
CHRONIQUE 07_ La modernité a aminci le monde, bifurquons !
La modernité occidentale s’est construite sur le projet d’un développement sans limite, qui ne correspond plus au monde que nous souhaitons habiter. Nous avons changé de monde, nous n’habitons plus sur la même Terre. Quitter la modernité, et donc bifurquer, c’est cesser de voir les choses du point de vue de la production pour les envisager du point de vue de l’habitation. Telle était le propos de notre entretien, qui réunissait les philosophes Catherine Larrère, Chris Younès et Didier Debaise, le 5 septembre 2023.
Comment penser hors de la modernité avec des cerveaux formés et déformés par elle ? Un premier élément de réponse était donné par Catherine Larrère.**
Catherine Larrère :
« La modernité c’est d’abord une époque, qui commence au XVIIe siècle et dont Bruno Latour nous dit qu’aujourd’hui elle est terminée. C’est un horizon scientifique, qui est installé par les Galilé, Newton, Descartes. C’est une promesse économique : on ne s’en tiendra pas simplement à la subsistance, on ne s’en tiendra pas simplement à empêcher les disettes. On peut espérer l’abondance. Cette promesse que le candidat Kennedy à la présidence en 1963 formule en disant : « La marée montante amène tous les bateaux au port ». Il y en aura pour tout le monde. Et puis, c’est une aspiration morale et politique, une aspiration à la liberté — la modernité des lumières comme âge de l’émancipation. On peut résumer ça en termes de progrès.
À la fin XVIIIe siècle, on parlait au pluriel. Des progrès. C’était se libérer de l’ignorance, de la maladie et de la pauvreté, de la faim. Plus tard on s’est mis à assimiler progrès et développements techniques.
Aujourd’hui c’est fini. Ce que disent ces rapports du GIEC c’est qu’il n’y a pas de place pour un développement à l’occidentale ou à l’européenne pour tous les pays du monde, que ce n’est pas possible. Il n’y aura pas une marée qui amènera tous les bateaux au port. Au sens de progrès, cela n’existe plus. Si on pense que la modernité ce sont des promesses, nous savons que ces promesses ne seront pas tenues ».
Sortir de la modernité, ce n’est pas tant changer nos manières de faire que nos manières de penser. La bifurcation écologique est généralement définie comme une restructuration de l’appareil politico-économique et de ses modes productifs, mais avant d’être un projet de société c’est une résistance à l’amincissement conceptuel du monde engagé par la philosophie dès le XIXe siècle.
Un premier chantier, expliquait Didier Debaise,*** fut ainsi initié par le philosophe Whitehead (1861-1947) dans son combat contre le réductionnisme logique. Ce qu’il nommait la « bifurcation de la nature » désignait l’ensemble des opérations mentales, expérimentales, épistémologiques et politiques à l’origine de notre conception moderne de la nature. Il nous invitait, par-là, à lutter contre tous les processus qui divisent et réduisent la réalité. Il nous invitait aussi, déjà, à déconstruire notre pensée moderne.
Didier Debaise** :
« Voici ce qu’écrit Bruno Latour : « Une certaine conception de la nature a permis aux modernes d’occuper la Terre, d’une façon telle qu’elle a interdit à d’autres d’occuper autrement leur propre territoire ». De cette proposition, je voudrais en dégager quelques éléments pour la discussion. Elle implique d’abord qu’il faudrait établir une sorte de généalogie. Généalogie au sens d’une histoire du concept de nature, mais trouver son moment de naissance, rien que dire ça, c’est déjà fragiliser le concept. En effet, dire d’un concept aussi universel, aussi intemporel, qu’il a une date et un lieu de naissance est absolument fondamental parce que ce que nous entendons, nous, par nature, Descola a montré l’extrême localité de cette notion-là. Ce que nous appelons nature est quelque chose qui s’est inventé de manière précaire et fragile, au XVIIe siècle dans les sciences expérimentales, c’est mon premier point. Ce que nous qualifions de nature et que nous voyons partout, cette chose, cette réalité qui serait devant nous, qui ne résisterait pas à nos constructions, qui ne serait pas dépendante de nos modes de représentation, qui vaudrait pour l’ensemble des humains et autres sur la Terre cette chose-là fut inventée au XVIIe siècle et principalement en Europe.
Comment s’est-elle inventée cette nature ? C’est quelque chose de très précis, de très clair et de très local. C’est la manière par laquelle au XVIIe siècle on essaye de qualifier des corps qu’ils soient physiques ou vivants. Qu’est-ce qu’un corps physique ? Il peut se définir par deux régimes de qualité. Des qualités qu’on considère comme intrinsèques à ce corps, des qualités qui appartiennent en profondeur à ce corps et puis des qualités secondaires. Les sciences expérimentales vont chercher à qualifier le corps dans ces qualités primaires et pour ce faire, elles doivent rejeter toutes les qualités secondaires, c’est un geste scientifique, opératoire.
Ce geste est légitime d’une certaine manière, mais (…) ce qui est illégitime disait Whitehead est d’avoir retiré ces opérations de la pratique scientifique et des modes d’expérimentations et d’avoir dit : « Nous appellerons nature ces qualités primaires »; ce que les modernes appellent la nature, loin d’être observée et découverte, est l’objet d’une pure construction par lequel a été vidé des corps toutes les qualités secondaires. Autrement dit, pour que la nature devienne ce qu’elle est, il a fallu d’abord lui soustraire ses dimensions esthétiques, les relations que les êtres entretenaient les uns avec les autres, les valeurs à l’intérieur d’elle, et les interdépendances que tous ces êtres avaient les uns avec les autres.
C’est cette nature, avec Isabelle Stengers en reprenant une phase de William James, nous avons qualifié comme une vision « amincie » de l’expérience. William James faisait un très beau diagnostic, il disait : « Le monde des modernes est un monde aminci ». Cela ne signifie pas qu’il est mince, cela veut dire qu’il cherche une seule loi, une seule règle, un seul mode de composition des corps au détriment de toute la pluralité des existences. C’est cette nature amincie à laquelle les modernes ont eu affaire, et c’est cette nature dont nous sommes encore les héritiers (…) ».
Cette opération réductionniste est ce que Whitehead nomme la « bifurcation de la nature », opération à laquelle il faut résister. Didier Debaise poursuit :
« Whitehead donne un petit exemple que je trouve très parlant. Il dit : « Imaginez quelqu’un qui observe le matin un rossignol chantant. Il peut s’émerveiller du chant du rossignol, il peut avoir un attachement esthétique à ce rossignol et il peut même penser que ce rossignol chante et célèbre le lever du soleil. Il peut le faire ». Les tenants de la bifurcation vont s’adresser à lui en disant : « Vous croyez que le rossignol chante le lever du soleil, vous croyez qu’il y a une dimension esthétique dans ce champ, mais si vous en aviez les bonnes catégories vous sauriez que ce ne sont là que des qualités secondaires et que les qualités primaires ce sont les qualités purement physiques », c’est-à-dire les photons qui touchent la rétine du rossignol, produisent une réaction nerveuse, un stimulus produisant une réponse, un chant que vous trouvez mélodieux, mais qui n’est que la recomposition fantasmée de votre propre projection sur la nature. Whitehead dit : « Acte immoral de ce tenant de la bifurcation », non seulement c’est faux, mais c’est immoral. Pourquoi ? Parce qu’on ne tirerait alors de valeur l’expérience qu’en la réduisant ou l’amincissant. (…)
Si toute la boussole de la modernité nous rend incapables d’habiter la Terre, peut-être qu’il nous faut dans un premier temps sortir des actes de la bifurcation, en faire la généalogie parce que nos modes pédagogiques et de pensées sont tous issus par la bifurcation. (…) Premier élément donc, plutôt que de faire bifurquer, replaçons tout, apprenons et c’est peut-être les exercices auxquels en appelait Bruno Latour, apprenons à épaissir les situations. Contre la pratique de l’amincissement moderne qui était censé cadrer toutes les expériences, apprenons à épaissir, c’est-à-dire à tout mettre dans les situations, sans hiérarchie préalable, sans logique uniforme. (…) Un être n’existe que parce que d’autres êtres participent à son existence, que parce que d’autres êtres le font exister, le maintiennent dans l’existence ».
Dire que la modernité est terminée ne veut pas dire que nous en soyons sortis, débarrassés, mais que nous résistons à la simplification du monde de son projet. « On ne résout pas un problème avec les modes de pensée qui l’ont engendré ». Cette fausse citation d’Albert Einstein illustre parfaitement le dilemme du contemporain : bifurcation ou contre-bifurcation ?
Marc-Antoine Durand
Coordinateur du cycle
**Catherine Larrère, philosophe et professeure de philosophie émérite française (Philosophe à Paris I – Panthéon Sorbonne). Spécialiste de la pensée de Montesquieu, et de l’éthique de l’environnement, elle a participé en France à l’essor de la philosophie environnementale, notamment sur les sujets de la protection de la nature, de la prévention des risques et de la justice environnementale.
***Didier Debaise, docteur en philosophie, est chercheur au FNRS et enseigne la philosophie à l’Université Libre de Bruxelles.
*Le Conseil Scientifique du Pôle de formation Eva-aDIG a organisé en 2023, en partenariat avec Chroniques d’Architecture, un cycle de conférences et d’échanges autour de la thématique du devenir des projets d’habitats à l’heure de la crise écologique. En réunissant des chercheurs parmi les plus renommés, sous le marrainage de la philosophe Catherine Larrère, il s’agissait de questionner et de rendre publiques les questions de fond qui travaillent la profession, et d’ouvrir la voie à de nouveaux champs de questionnement prospectif.
Crédit image : Penser la nature avec Jean-Jacques Rousseau © Getty – Hulton Archive