Avec ses « nouveaux métiers de l’architecture », Christine Leconte, présidente du Conseil national de l’ordre des architectes, insiste. Or ces métiers n’ont plus rien de nouveau puisqu’ Ann-José Arlot, ancienne directrice de l’ancienne DAPA, en parlait déjà lors de la réforme LMD dont elle était l’initiatrice à l’aube des années 2000. Vingt ans plus tard, la profession dans son ensemble n’a jamais été aussi pauvre et démunie.
Pourtant, il y a peu, lors d’un entretien la même déclarait encore* : « La recherche de proximité fait aussi qu’une diversité de métiers se crée. Certains architectes continuent à faire de la maîtrise d’œuvre, d’autres ne s’inscrivent plus forcément à l’ordre et créent des cabinets de concertation, des cabinets de participation des habitants, de l’assistance à maîtrise d’ouvrage, de l’assistance à maîtrise d’usage ; en somme, des métiers connexes à la maîtrise d’œuvre, qui sont l’écosystème de l’architecture. Aujourd’hui, la reconnaissance de cette diversité des pratiques est essentielle ».
Essentielle diversité des pratiques ? « I beg to differ » (je m’inscris en faux), comme disent les Américains et, puisqu’elle insiste, il me faut à mon tour à nouveau faire appel au dictionnaire vernaculaire.
Il me revient en mémoire cette histoire, un peu personnelle, vous ne m’en voudrez pas. Ma mère, quand fleurissaient les lilas, avait envisagé pour moi le métier de médecin, pour mon frère celui d’architecte. L’ironie est que je me retrouve journaliste d’architecture et mon frère n’est pas médecin. Pour autant, cette femme qui n’avait même pas le brevet des écoles et venait d’un petit bourg de campagne, savait alors sans ambiguïté ce que faisait un médecin – il soigne les gens – et ce que faisait un architecte – il construit des maisons et des immeubles. Si ma mère savait alors ce qu’était un architecte, il y a fort à parier que la grande majorité des gens dans sa rue le savait également, sans ambiguïté. Clarté est mère de raison.
Aujourd’hui posez la même question à n’importe quel quidam dans la rue. Le médecin ? Il sait. L’avocat ? il sait. Le notaire ? il sait ? L’architecte ? Il n’en est plus sûr et s’il sait – c’est celui qui conçoit et construit des bâtiments comme l’indique le Larousse – d’aucuns seront nombreux à lui expliquer que pas du tout, qu’un architecte c’est aussi celui ou celle qui ni ne conçoit ni ne construit de bâtiment mais c’est un/une architecte quand même !
Quand, pour des raisons qui n’ont généralement que peu à voir avec l’intérêt général de la société, la fonction même d’un métier est dénaturée et floutée, il en perd de sa force, de son pouvoir de conviction. Un forgeron qui n’a fait qu’étudier la ferronnerie dans les livres est-il un forgeron ? Ma mère, si elle devait à l’époque rencontrer un architecte (il n’y avait alors que des hommes), elle l’aurait appelé maître, comme elle le faisait pour un avocat (il y avait déjà des avocates) et Monsieur le Docteur pour son médecin qui n’était pas encore traitant. Cette reconnaissance de l’art, qui n’est pas de la révérence, pour ce qui concerne les architectes, ne lui viendrait sans doute plus à l’idée. De fait, les architectes d’aujourd’hui seraient terrifiés à l’idée qu’une femme simple et sincère les appelle Maître. Pas comme au Japon par exemple ! Que s’est-il passé ici ?
Peut-être que les architectes ont perdu de leur superbe en même temps que leur pouvoir (de proposition, de création, d’intelligence) est devenu de plus en plus indistinct, la notion même de ce qu’est un architecte dissoute dans un manque d’exigence qui n’arrange que les médiocres. Puis, de s’étonner que les femmes et hommes de l’art ne soient guère audibles. Si les architectes eux-mêmes ne savent plus où ils habitent, les gens sont bien incapables du coup de savoir où ils sont.
L’histoire peut paraître triviale, les temps ont changé, les nouveaux métiers c’est innovant, etc. Voyons cependant cette expérience vécue dans le Kentucky*. Il s’agissait pour la toute petite ville de Bowling Green de choisir une agence d’architecture pour construire une école élémentaire.
Trois agences, toutes du Kentucky, furent donc invitées, en même temps, à défendre leur cause. La séance est publique, la salle remplie de parents, d’habitants du quartier, de journalistes, les architectes concernés au premier rang, les uns près des autres. Des trois agences retenues, il y a papa ours, la grosse boutique de Louisville, la capitale, qui tartine tout le Kentucky depuis 50 ans de la maternelle à l’hôpital, de la ‘nursery’ au cimetière. Il y a maman ours, une agence moyenne d’une ville moyenne qui s’est fait une spécialité des écoles et collèges, plus de 100 dans les strictes limites de l’Etat. Il y a enfin Boucles d’or, une jeune agence d’architectes convaincus mais avec peu d’expérience.
Un aparté. Les Américains, pourtant plus libéraux qu’eux, tu meurs, savent d’évidence favoriser les circuits locaux, sinon courts. Malgré la frontière du Tennessee toute proche, et Nashville la grande ville à 50 km à peine, aucune agence du Tennessee n’avait aucune chance d’être retenue pour cette école élémentaire. Dans le Kentucky, les pouvoirs en place n’ont pas d’état d’âme ; les starchitectes, qu’ils méprisent un peu du fond de leur campagne, ce sont pour les gros et grands et chers projets emblématiques de l’État, payés en partie avec des fonds publics. En l’occurrence, le maire, qui n’a guère son mot à dire car c’est le ‘ministère de l’éducation de l’État’ qui est mandataire, et le jury trouvent tout à fait normal de ne faire bosser que des architectes locaux. Mais si un Français biosourcé veut tenter sa chance…
Bref trois agences candidates : Stengel-Hill Architecture, Clotfelter-Samokar, et Sherman Carter Barnhart. Comment sont-elles départagées devant tout le monde ? Première contrainte : la rencontre publique a lieu un 28 septembre et le directeur de l’école, un cadre important du jury, attend que son nouveau bâtiment – pour 750 élèves – soit livré moins de deux ans plus tard pour la rentrée ! Deux ans et nous n’en sommes qu’à la sélection du lauréat !
À l’issue de leur présentation, sous forme de ‘slides’ et que l’assistance, nombreuse, n’hésite d’ailleurs pas à commenter, une question clé est posée à tous les candidats (en substance) : serez-vous capables avec ce budget de vous dépatouiller de toutes les normes et règles du système éducatif du Kentucky pour que l’école ouvre à la date prévue ?
Autre aparté. Les Américains donnent au ‘concours’ le vrai prix de l’objet, parce que tout le monde connait le vrai prix d’une école. N’y a-t-il qu’en France où, pour faire passer un projet, il faut commencer par le dévaloriser ? Elle ne vaut pas chère mon école, regarder le budget du concours et les honoraires de l’architecte payé au lance-pierre ! En l’occurrence, à Bowling Green, quelle que soit l’agence choisie, elle ne gagnera à la livraison ni plus ni moins que si c’est une autre et tout le monde le sait, même le public. C’est carré. D’ailleurs aucune agence ne remet en cause le budget.
Donc. Les cacous de Louisville, sûr d’eux, assurent que s’ils savent construire un hôpital, d’ailleurs tous les gens du coin sont allés au moins une fois à l’hôpital local dont ils sont – preuves à l’appui – les fiers concepteurs, alors les normes d’une école élémentaire… Maman ours explique que depuis le temps qu’elle fait des écoles, même ses enfants connaissent le code par cœur. Boucles d’or justement d’expliquer que de toute façon, les règles et les normes, cela s’apprend et que si Bowling Green veut une école qui change de l’ordinaire, elle saura le faire !
Les matériaux, la forme, l’image, l’idéologie architecturale en cours ne sont d’aucun souci pour le ‘jury ‘. D’ailleurs les trois agences, à part leur présentation ‘power point’, sont venues les mains dans les poches, sans ni croquis ni perspective de la future école élémentaire de Bowling Green. La décision, rendue une semaine plus tard, permet à chaque agence de n’avoir pas perdu de temps et pour la lauréate, le projet débute rapidement.
Il me sera rétorqué que la qualité architecturale de ces écoles américaines toutes pareilles, avec leurs bus jaunes et leurs nappes de parking ne nécessitent que peu d’études. Certes. Mais le point de cet article est que, pour les membres du ‘jury’ et pour tous les gens de l’assistance, la question de savoir quel est le métier de l’architecte ne se posait pas. Aux architectes présents, il ne leur était pas demandé avec tout un tas de références et d’exigences de ceci ou cela s’ils savaient construire une école. Pour tous, cela va évidemment de soi. Comme le chirurgien opère les appendicites, entre autres, un architecte sait concevoir et construire une école, entre autres. C’est son métier. Vous en connaissez beaucoup de monde qui négocie avec son chirurgien quand il faut se faire opérer de l’appendicite, ou du cœur ? Maintenant, que la réalisation architecturale soit belle, spéciale, originale, superbe ou non, cela est lié à son talent, ou non, mais sa capacité d’architecte n’est pas mise en doute : l’architecte sait construire sinon il fait un autre métier.
Constatons donc que, cinquante ans après ma mère, en Amérique notamment, la notion de l’architecte bâtisseur est encore prévalente quand elle est désormais devenue tout à fait extravagante en France.
Maintenant, dans notre petit hexagone, pour tous ceux qui s’enorgueillissent du titre d’architecte, la question se pose de savoir s’ils savent construire une école maternelle de cinq classes. Et si ces architectes-là ne se sont jamais farci un maître d’ouvrage, un budget, un PLU et n’ont jamais construit une niche à chien, sont-ils architectes ? Pas aux USA.
En France sans doute à entendre Christine Leconte, présidente de l’ordre chargé de la défense du titre. Pour le coup, comment en vouloir au maître d‘ouvrage de la maternelle de cinq classes si, dans le doute quant aux qualifications ambiguës des hommes et femmes de l’art, il fait appel à une entreprise générale et à un bureau d’études pour construire son équipement. D’ailleurs, pourra-t-il arguer de bonne foi, l’entreprise générale et le B.E. sont autant de nouveaux lieux où les nouveaux architectes pourront exercer leurs nouveaux métiers et s’épanouir !
Christophe Leray
* In l’entretien accordé le 17/05 à la Fondation Jean Jaurès par Christine Leconte
** Pour découvrir ce que sait faire un architecte, même jeune, même avec des matériaux de rebut, lire notre article Extrême valorisation de déchets dans un jardin français