En décembre 2021, deux géants de l’architecture basés à Londres, Richard Rogers et Chris Wilkinson, ont rendu l’âme. L’un était un maître du dessin, l’autre ne dessinait pas bien du tout. Chronique d’Outre-Manche.
Rogers et Norman Foster étaient les principaux protagonistes de l’architecture High-Tech, laquelle a commencé avec des hangars industriels et se caractérise par une construction modulaire légère, des services et la structure ouverts à la vue.
Dans la majeure partie du travail de Rogers, fondateur de Stirk Harbour + Partners (RSHP), agence devenue mondiale, perdure le goût de la High-Tech, de même que des touches de couleurs aussi vives que les chemises qu’il portait toujours. Perdure aussi la passion de Roger pour la justice sociale. Wilkinson avait également une approche axée sur l’ingénierie et, avec ce qu’il appelait les « supersheds », maîtrisait l’art de couvrir de grandes portées et la conception d’ouvrages d’art. Il a lui aussi fondé un cabinet mondial : WilkinsonEyre.
Rogers, né en Italie, n’a plus besoin d’être présenté en France. Il est entré sur la scène mondiale avec Renzo Piano lorsqu’ils ont remporté le concours du Centre Pompidou en 1971. Cinquante ans plus tard, en 2021, son dernier projet est niché dans un vignoble d’Aix-en-Provence.
L’architecture High-Tech remonte au Crystal Palace construit par Joseph Paxton à Londres pour l’exposition universelle de 1851 (The Great Exhibition of the Works of Industry of all Nations). Elle s’est ensuite inspirée des conceptions radicales des années 1960 d’Archigram et de Cedric Price, le Pompidou devant d’ailleurs beaucoup au Fun Palace (non construit – 1961) de Cedric Price.
Le premier bâtiment ouvertement de style High-Tech est l’usine métallique Reliance Control à Swindon (1967), conçue par Team 4, équipe dont la moitié des membres était composée de Rogers et Foster, qui étaient ensemble à Yale. N’empêche, l’autre grande œuvre de l’agence, une maison à Cornwall appelée CreakVean et fondue dans la nature environnante. Elle était dotée d’un toit végétalisé, des décennies en avance sur son temps.
Rogers et Foster se sont séparés et la High-Tech est devenue internationale. Le Centre Commercial de Saint-Herblain à Nantes est un exemple du style des premières réalisations métalliques s’inscrivant dans la logique développée par Rogers, mais achevé plus tard, en 1987.
Wilkinson a travaillé avec Rogers et Foster avant de devenir indépendant. Son Magna Science Centre dans le Yorkshire est une série de quatre nacelles suspendues dans une vaste aciérie désaffectée de 350 m de long, où la lumière et la couleur jouent des rôles atmosphériques évoquant la fabrication de l’acier. Une réalisation qui lui valut en 2001 le Stirling Prize, le prix d’architecture le plus prestigieux du Royaume-Uni.
La France connaît moins Wilkinson que Rogers mais elle disposera bientôt du discrètement sculptural Pont de la Salpêtrière en construction derrière la gare d’Austerlitz. L’œuvre de WilkinsonEyre compte de nombreux ponts. Grands et petits, ils exploitent de façon spectaculaire l’expression structurelle pour créer de la beauté. Je pense notamment au Gateshead Millennium Bridge, qui a remporté un autre prix Stirling en 2002, et au pont de 197 m de long ouvert en 2005 à l’aéroport de Gatwick, pont que les passagers peuvent traverser pendant que des avions long-courriers passent en dessous.
Cependant, le pont dessiné par WilkinsonEyre que je préfère est l’exquis Bridge of Aspiration (2003) de la Royal Ballet School, un court passage au-dessus d’une rue du centre de Londres encadré par des portails carrés chacun légèrement tourné par rapport à son voisin. L’espace intérieur se déploie avec grâce, à l’image des ballerines qui le parcourent.
Avec ses « supersheds », WilkinsonEyre a fini par développer une élégance fantastique, dont témoignent par exemple à Singapour les Conservatories at Gardens by the Bay (2012), deux gigantesques serres qui s’incurvent jusqu’à 58 m de haut.
Le premier des deux prix Stirling de RSHP est arrivé en 2006 pour le Terminal 4 de l’aéroport de Madrid-Barajas, une course exaltante de 700 m de long parmi une répétition d’éléments, chacun de l’un à l’autre d’une nuance de couleur vive légèrement différente.
Le premier gratte-ciel de Rogers n’avait cependant presque aucune couleur. Lloyd’s of London, dans le quartier financier historique, compte six tours en acier atteignant 86 m de hauteur qui dominent leur environnement. La grande arche de verre qui laisse entrer la lumière fait écho au Crystal Palace de Paxton. Une grande salle à manger baroque, datée de 1763 et conçue par Robert Adam, ainsi que des luminaires et des meubles ont été relocalisés au 11e étage.
En 2004, le Gherkin de 180 m de haut de Foster est devenu la nouvelle sensation dans la ‘skyline’ du quartier d’affaires. Ensuite, son Willis Building a complètement bloqué la vue depuis la salle Adam de Lloyds.
J’ai eu l’occasion de rencontrer Rogers, en hauteur dans le tout nouveau Cheesegrater (râpe à fromage), son impressionnant gratte-ciel de 225 m de haut, devenu en 2014 le nouveau roi des gratte-ciel de Londres. Je lui ai demandé si Foster et lui se battaient pour la domination de la ‘skyline’ de Londres et jouaient à des jeux similaires avec leurs conceptions de tours pour le site du World Trade Center de New York. « Juste une compétition amicale », a-t-il répondu en souriant.
Pure politesse ? Dans son hommage, évoquant Rogers, Foster a parlé de « [s]on ami le plus ancien et le plus proche ». Heureusement que Rogers ne s’est pas découragé après la mauvaise appréciation du diplôme obtenu à l’Architectural Association de Londres, qui spécifiait son « manque de bonnes compétences en dessin ».
En revanche, Wilkinson a constamment croqué ce qu’il voyait et imaginait. Son croquis conceptuel des Gasholders (2018) à Kings Cross à Londres comprenait un mécanisme d’horlogerie car ces trois tours de logement (la plus haute à seulement 40,5 m de haut) étaient rondes. Ces appartements en forme de tarte sont encadrés par des exosquelettes métalliques. High-Tech ? Non, ils datent de 1880 et abritaient à l’origine des réservoirs d’essence cylindriques et télescopiques.
Au Gasworks, j’ai interrogé Wilkinson sur le premier gratte-ciel de l’agence qui – étonnamment – est l’International Finance Center (2010), un ouvrage incurvé, mince et élégant (2010) s’élevant à 440 m au-dessus de Guangzhou. La rumeur disait que WilkinsonEyre avait participé au concours uniquement parce qu’un stagiaire chinois avait suggéré son nom. « Oui, c’est le cas », me confirma-t-il.
Avant de quitter les gratte-ciel, noter qu’à côté du Cheesegrater de Rogers, le 8 Bishopsgate, de 204 m de haut, et signé WilkinsonEyre est actuellement en construction. Ces deux tours se devaient d’être plus minces au sommet pour protéger les vues lointaines de la cathédrale Saint-Paul. La tour de RSHP s’incline vers l’arrière, tandis que le nouveau voisin est un empilement de boîtes de verre à faible émissivité, un peu comme le Palais de Justice de Renzo Piano (RPBW) à Paris en termes de forme et de clarté. Malheureusement, Wilkinson ne sera pas là pour l’apprécier.
Rogers a au moins vécu pour voir réalisée la Galerie aux dessins du Château La Coste, sa dernière conception. Comme son concept fondateur pour une maison Zip-Up (1969), il s’agit d’une forme extrudée, creuse et ouverte au-dessus du sol. La galerie elle-même est un espace tubulaire, d’une grande sérénité, à l’intérieur d’un cadre en acier orange vif en porte-à-faux sur 27 m au-dessus d’un ravin. Ses dimensions ont été acquises en mesurant la salle à manger de Rogers.
Comme Stephen Spence, de RSHP et ayant travaillé avec Rogers sur le projet, le relève à mon attention, « il est intéressant qu’il ait commencé avec Pompidou, une grande galerie, pour finir avec la plus petite galerie du monde ». Lorsque la Galerie aux dessins a été achevée l’année dernière, Rogers avait pris sa retraite, s’était déconnecté de l’architecture, des projecteurs médiatiques et de RSHP. Il avait changé le monde, lequel, comme sa pratique, pouvait continuer sans lui.
D’une certaine manière, la Galerie aux dessins est comme un pont dont la seule issue est située entre le sol et l’éther. Rogers et Wilkinson, au fil de leurs conceptions guidées par l’ingénierie, ont suivi des chemins différents mais ils ont, finalement, tous deux presque ensemble, traversé ce pont qui mène de la Terre à l’au-delà.
Herbert Wright
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