Enseignant chercheur, Jean Soum se passionne pour les «Architectures libres, spontanées, sauvages, marginales, autodidactes, novatrices, éphémères, iconoclastes, primaires, etc.». Entretien hors des «chantiers» battus.
Christophe Leray : D’où vous est venu ce goût pour ces «autres architectures» ?
Jean Soum : Je ne suis pas architecte mais physicien de formation. Recruté comme enseignant à l’école d’architecture de Toulouse, je me suis intéressé aux modèles inspirés de la géométrie comme le dôme géodésique, une solution alternative en rupture avec l’angle droit et l’architecturalement correct. J’en ai construit et habité un dans les Pyrénées, découvrant donc l’autoconstruction et rencontrant d’autres auto constructeurs explorant des solutions différentes. C’était dans les années 70 et depuis je construis encore un peu, toujours des formes non conventionnelles, je conseille ou assiste des auto constructeurs et j’observe comment évolue ce phénomène. Et je rapporte mes rencontres sur Internet.
En quoi ces architectures s’affranchissent-elles des règles «classiques» de l’architecture et en quoi s’y soumettent-elles ?
Il n’y a finalement qu’une contrainte physique qui gouverne l’architecture : la loi de la pesanteur. La règle classique, ou plutôt conventionnelle, c’est d’y répondre par des murs lourds et verticaux. C’est une solution archaïque, sans imagination. Bien sûr de nos jours on fait quand même plus léger qu’un château fort mais l’inspiration est dans cette continuité. Or il existe bien d’autres solutions pour créer un volume avec une réflexion sur la structure, l’organisation, solutions plus légères, résistantes, économes en matériaux.
Une architecture de la nécessité – je pense aux horréos (greniers à grains) – peut-elle être une architecture libre ? Toute architecture n’est-elle pas au final la codification et formalisation de l’autoconstruction ?
Si je fréquente des architectures marginales et préconise de nouvelles formes de constructions, je porte aussi de l’intérêt pour les architectures traditionnelles, de nos régions ou d’ailleurs, tels ces greniers sur pied de Galice et des Asturies qui répondent bien sûr à leur fonction mais qui en plus ont une certaine grâce, ils embellissent le paysage et sont un signe d’identification pour les habitants de ces provinces espagnoles. On ne peut en dire autant de la solution adoptée par les agriculteurs du sud-ouest de la France : une cage grillagée en plein air pour contenir les épis de maïs.
Avec l’exemple du Jardin de pierre et ses géants (visible sur votre site) et d’autres constructions, est-il légitime de parler d’Art Premier (alors que celui-ci revêt souvent une connotation exotique) ?
Je suis curieux de ces anonymes inspirés qui construisent pour leur plaisir, des sculptures plutôt qu’architectures, dans leur jardin ou ailleurs, et qui sont des formes d’art que je ne qualifierai pas de Premier, plutôt de fantastique (les Américains parlent de land art ou pop art). Quoi qu’il en soit, c’est loin d’être une manifestation reconnue comme artistique, classée peut être comme une curiosité ou la manie de quelqu’un de légèrement perturbé. Si l’oeuvre existe encore après la mort de son auteur, pourquoi ne pas organiser la visite. Mais de son vivant ? Si c’est assez sage, bien enclos dans une propriété privée, cela pourra continuer. Sinon ? L’administration de Catalogne n’a pas hésité à exiger la démolition l’été dernier du travail que Josep Pujiula avait mené durant plus de 20 ans, un fantastique et colossal labyrinthe en branches d’acacia, offert, libre et gratuit. Et tout ça pourquoi ? Pour élargir une route !
Une architecture sans architecte, et donc débarrassée des codes, peut-elle être novatrice ? Ou n’est-elle, au mieux, que chanceuse ?
Il y a quand même un problème. L’architecte qui conçoit et les artisans qui exécutent sont tenus d’adopter des solutions éprouvées, des matériaux et des mises en œuvre qui ont reçu un avis technique, question d’assurance. Un auto constructeur assumera mieux les risques de ses choix. On ne peut pas attendre des codes qui sont là pour contenir qu’ils apportent des solutions novatrices. Ces dernières viennent davantage des ingénieurs pour les travaux d’envergure ou des auto constructeurs pour des bâtiments plus modestes. On peut rappeler que les premières constructions utilisant l’énergie solaire dans les années 60 sont justement le fait d’ingénieurs et de marginaux américains. On assiste aujourd’hui à la même chose avec les matériaux écologiques (dits sains). Demander et obtenir un agrément étant très coûteux, cette démarche est lancée par les sociétés importantes lorsqu’elles perçoivent une forte demande (un nouveau marché).
On trouve souvent aux Etats-Unis des maisons en dur évoluant au gré des envies et des finances des propriétaires dont le point de départ était une caravane (mobil home) ou une maison en bois (ce qui ressemblerait pour nous à une cabane). Pourquoi un tel concept est-il si marginal en France ?
Même aux USA je ne crois pas que c’est une pratique courante. Contrairement à l’Europe, ce pays n’a pas un patrimoine architectural très ancien, certains états sont peu peuplés et encore terres de pionniers, la mobilité est plus dans les mœurs… Et la réglementation porte plus sur la sécurité et moins sur l’aspect extérieur comme en France où la cabane est marginale même si par la suite elle peut s’agrandir et devenir une véritable maison si elle a réussi à résister aux pressions.
Les occidentaux en général, les Français en particulier, ne sont-ils pas finalement des victimes consentantes de canons architecturaux plus ou moins imposés, comme ils le sont avec la mode ou la nourriture (les belles tomates bien rouges, sans point noir et sans saveur) ? L’usage de l’architecture n’est-elle finalement pas irrémédiablement liée à la contrainte «2+2=4» ?
Bien que les architectures auto-construites ou marginales soient aussi diverses que les gens qui y habitent, on peut au moins dire que ce ne sont pas là des architectures de consommation. A voir comment s’est transformée la terre, il n’y a pas de doute : l’homme est un animal constructeur, qui a besoin de construction mais aussi prend plaisir à construire. Tout tend aujourd’hui à déposséder l’individu de cette création élémentaire, c’est devenu une affaire de spécialistes. De plus, ceux qui ont du temps à mettre dans la construction de leur environnement n’ont pas forcément l’argent pour le faire, et inversement.
De fait, les auto-constructeurs ne sont-ils pas considérés, au mieux comme des «excentriques», au pire comme des marginaux ? Ce phénomène ne bride-t-il pas toutes velléités de s’exprimer, en dehors de coins discrets ou reculés ? Sans compter les cauchemars en perspective avec l’administration ?
Le milieu du bâtiment est des plus conservateurs. La réglementation en est une illustration. Avec la nouvelle loi SRU, on m’a signalé que certains départements refuseront le permis de construire à ceux qui voudraient s’éloigner de plus de 300 mètres d’un poteau électrique (sortir de l’aile protectrice d’une centrale nucléaire, alors qu’on sait très bien en marge et sous le soleil assurer l’électricité de ses besoins hors EDF ou encore assainir l’eau usée avec les plantes).
Ceci dit, bien des auto-constructions sont personnalisées mais sans look provocateur ou choquant. Et beaucoup sont très visitées montrant par là un réel désir d’habitat différent plutôt qu’une simple curiosité (qui rêve encore d’une maison standard clés en main dans un lotissement de banlieue ?). Et même s’il en est peu qui passeront à l’acte. Ce pourra être en solitaire, en famille ou avec l’aide d’amis ou d’associations d’auto-constructeurs qui pratiquent l’entraide et l’échange (les «castors» par exemple ou les «auto-constructeurs de l’économie solidaire», une association récente qui vise plus large). Et rien n’interdit de n’en faire qu’une partie à sa mesure et de faire appel à des artisans pour le reste.
Comment votre recherche personnelle s’inscrit-elle dans votre enseignement ?
J’établis une certaine séparation entre mon intérêt personnel et mon enseignement : les études d’architecture n’ont pas pour vocation d’engendrer des constructions marginales. Tout au plus il m’arrive de présenter quelques photos, comme ouverture d’esprit, montrer qu’il n’y a pas seulement l’architecture prestigieuse ou de riches (celle qui apparaît dans les revues) et que les besoins et désirs du public sont plus divers.
Quelques retombées dans mon enseignement notamment sur les formes ou sur les matériaux et techniques nouvelles, l’architecture environnementale,… Il reste que l’autoconstruction aurait besoin de professionnels pour concevoir dans l’espace, faire des plans et démarches administratives, connaître matériaux et techniques nouvelles et économiques, coller aux désirs des clients et proposer des solutions adaptées à chacun selon son savoir faire, et surtout descendre de son piédestal de maître d’œuvre pour participer physiquement aux chantiers. Ce peut être là une bonne formation généraliste comme une diversification des métiers de l’architecture.
Pour finir, pouvez-vous définir ce que sont pour vous des Architectures «libres»?
Archilibre, un mot qui sonne bien. Architectures du désir et de la nécessité qui libèrent l’individu d’une aliénation non fatale en lui révélant des possibilités créatrices trop souvent canalisées sinon niées, et qui lui apportent un supplément d’autonomie dans la maîtrise de sa vie. Libres, selon le plus ou moins grand radicalisme du constructeur.
Propos recueillis par Christophe Leray
A découvrir sur le site : http://www.archilibre.org/
Les photos sont de Jean Soum
Cet article est paru en première publication sur CyberArchi le 8 avril 2003