
Fermes et abris pastoraux en ruines, savoir-faire disparus, réglementation serrée : que faire dans les Alpes des bâtis ruraux ? Chronique Altitude 1160.*
Façonnés par des siècles d’activités agro-pastorales, les paysages haut-savoyards et bas-savoyards portent encore les traces visibles de leur histoire. Champs ouverts, granges et corps de ferme jalonnent le territoire, même si nombre d’entre eux sont aujourd’hui laissés à l’abandon. En cause : la mutation profonde du monde agricole, entre déclin du nombre d’exploitants, reconversions professionnelles et mécanisation du travail. Face à cette évolution, une question s’impose : quel avenir pour ce patrimoine bâti en déshérence ?
Le bâti rural savoyard : des formes diverses, un fond unique
Les corps de ferme, granges et abris pastoraux sont les témoins d’une organisation du territoire savoyard centrée sur l’agriculture et la transhumance. Ces bâtiments étaient conçus selon un rythme saisonnier et des usages agricoles bien précis. Toutes sortes de typologies différentes parsèment le paysage : des fermes isolées entre deux champs, d’autres regroupées en hameaux, des fenils pour le foin, des étables pour les bêtes, et des mazots perchés en montagne. Les habitants du pays pensaient de manière pragmatique, avec les matériaux à portée de main. La définition même de l’architecture vernaculaire ! Du bois issu des forêts voisines, des pierres extraites des carrières alentour…
Cependant, ces bâtis n’étaient pas destinés, à l’origine, à l’habitation. Les bâtisseurs — souvent les agriculteurs eux-mêmes, accompagnés de charpentiers ou de maçons locaux — ont conçu des volumes généreux, pensés avant tout pour protéger les animaux et stocker les denrées.
Bien souvent, la grange est perméable à l’air pour permettre la ventilation du foin. Les ouvertures y sont rares — elles n’étaient pas nécessaires — hormis une large entrée destinée au passage des charrettes et du bétail.
Ces temps sont révolus. La mécanisation de l’agriculture a changé la donne. Le monde agricole ne rassemble plus autant d’hommes et de femmes qu’autrefois sur le territoire. Les usages et les besoins ont évolué.

Quel avenir pour ce patrimoine en déclin ?
Aujourd’hui, nombre de ces bâtiments tombent en ruine ou restent inoccupés. Deux chemins s’offrent à nous : les laisser disparaître… ou les réhabiliter. Toutefois, pour ceux qui souhaitent leur donner une seconde vie — acquéreurs, artisans, architectes — le parcours est semé d’embûches.
Les difficultés sont concrètes : d’une part, les techniques constructives d’autrefois ne sont plus employées, et les artisans perpétuant ce savoir se font rares. D’autre part, ces bâtis anciens sont difficilement compatibles avec les exigences actuelles : réglementation environnementale, accès complexe aux réseaux d’eau et d’électricité, et Plans Locaux d’Urbanisme (PLU)… Une belle énigme pour les bâtisseurs d’aujourd’hui !
Le casse-tête entre rêves et réalité
Pourtant, le potentiel est bien là : une architecture vernaculaire à remettre en valeur, des territoires à repenser, un paysage agro-pastoral à préserver.
Rénover, conserver, transmettre le patrimoine… Une ambition partagée, mais trop souvent contrariée par la complexité des enjeux.
Les PLU définissent des zones où certaines constructions sont autorisées ou interdites. Or, les granges et corps de ferme se retrouvent bien souvent classés en zone agricole (dite zone A) ou en zone naturelle (zone N). Dans ces secteurs, le changement de destination — notamment d’une activité agricole vers de l’habitat — est fortement encadré, voire totalement proscrit.
Parfois, la réhabilitation en logement est autorisée… à condition de ne rien modifier. Ce qui rend le projet incohérent. Prenons l’exemple d’un étage de stockage sans ouverture : comment imaginer y créer des espaces de vie sans transformer la façade ? C’est mission impossible. Et personne ne voudrait investir dans des travaux lourds pour se retrouver avec des chambres sans fenêtres !
Ces règles, souvent décriées, ont pourtant leur raison d’être. Sans elles, tout un pan du bâti traditionnel pourrait être dénaturé. Le cadre réglementaire reste un outil essentiel pour guider les interventions sur le territoire et préserver une cohérence architecturale et paysagère.

Des regards croisés, un objectif commun ?
Les architectes — et autres acteurs de la construction — souhaitent sauver ces lieux plutôt que de les laisser se délabrer sous les assauts du temps. De leur côté, les services d’urbanisme protègent le territoire, veillent à l’unité du paysage et défendent l’histoire patrimoniale.
Des points de vue différents, une idée commune : préserver et révéler le patrimoine local. Et si les règles pouvaient être assouplies en fonction du projet ? Le cas par cas paraît une douce utopie.
Entre rigueur et souplesse, ne pourrait-on pas imaginer un juste milieu permettant de faire perdurer ces bâtiments — témoins d’une histoire architecturale, d’us et coutumes — tout en autorisant le changement de destination, à condition qu’il soit bien intégré et ne crée pas de nouvelles imperméabilisations des sols ?
Des pistes de réinvention… et des actions déjà bien réelles
De nombreux élus et acteurs de l’urbanisme tendent à faire évoluer la réglementation communale vers une approche territoriale globale : le PLUi, Plan Local d’Urbanisme intercommunal.
Avec le temps, cette prise en compte des interactions entre communes d’un même territoire se diffuse de région en région. Sur le long terme, elle pourrait favoriser le développement d’orientations plus claires et adaptées pour la réhabilitation du bâti ancien.
Ainsi, habitants, bâtisseurs et acteurs de l’urbanisme disposeraient d’un fil conducteur durable pour imaginer leurs projets. De nombreuses pistes et projets sont déjà explorés — et continuent de l’être.
L’habitation ne constitue qu’un usage possible parmi d’autres. Associée à un atelier d’artisan, intégrée à un projet d’autonomie combinant culture et logement, ou pensée comme vecteur d’agro-tourisme ou de tourisme vert dans une région touristique, elle devient un outil au service de dynamiques territoriales innovantes.
Parmi ces initiatives, l’Atelier d’Architecture Le Bivouac (Claire Pérus & Perrine Vouillon), fondé en 2022 à Mieussy (Haute-Savoie), apporte une belle contribution au mouvement. Les architectes ont notamment transformé trois bâtiments agricoles en logements bioclimatiques, complétés par un gîte et une salle d’escalade. Un exemple réussi de mixité d’usages !

Quel que soit le type de projet, les collectivités peuvent être des alliées de taille dans la réhabilitation du bâti ancien. Notamment, les CAUE (le Conseil d’Architecture, d’Urbanisme et de l’Environnement) de Savoie et de Haute-Savoie proposent un accompagnement et des conseils aux communes comme aux particuliers. Appuyés par des chartes territoriales architecturales et paysagères, ces dispositifs sont de précieuses ressources pour encourager des projets porteurs de sens.
Le département apporte également un soutien financier. Par exemple, la Commune du Lyaud a reçu, en 2024 dans le cadre du Plan Ruralité, une aide de 500 000 € pour la réhabilitation de deux bâtisses rurales, transformées en commerces et en cabinets médicaux.
Réhabiliter, c’est résister à l’oubli
La réhabilitation des bâtis agro-pastoraux est aussi l’occasion de valoriser les ressources locales et les techniques traditionnelles, de s’appuyer sur le savoir-faire des artisans locaux et de favoriser le réemploi. Chacun peut ainsi participer à un cercle vertueux de redynamisation du territoire tout en mettant en lumière un patrimoine précieux.
Osons réhabiliter de manière intelligente, sans ériger un mur de béton entre les idées et la réalité.
La rénovation et la réhabilitation s’inscrivent comme des voies vertueuses, à la croisée de la préservation paysagère, de l’adaptation contemporaine et de la lutte contre l’artificialisation des sols. Un défi majeur pour les acteurs de la construction et du territoire, aujourd’hui comme demain…
Marine Adam
Architecte D.E.
*Altitude 1160 est la chronique de l’architecture de montagne, tant à travers les questions environnementales, de la réhabilitation du patrimoine rural que d’événements locaux. Marine Adam.
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