
Si l’architecture investit souvent le cinéma, instrument de médiation on ne peut plus efficace, il n’est pas certain que les personnages, les projets et les concepts qui y sont campés transmettent les arguments d’une reconnaissance. Chronique des méandres.
Une petite salle, rouge, en pente, au fond un grand écran incurvé blanc en tient toute sa largeur. L’allée centrale et treize rangs de fauteuils, sept d’un côté et cinq de l’autre, privent les spectateurs des meilleures places. C’est un petit cinéma de quartier; cinq salles diffusent toutes les nouveautés en même temps que les grands multiplexes et des billets deux fois moins chers. La rue qui l’abrite, aux trottoirs si étroits qu’il faut marcher comme un dahu, un pied sur la bordure, l’autre dans le caniveau, devrait être piétonnière, non par dogmatisme mais pour la sécurité et l’agrément des habitants, sans faire de tort aux commerces qui y sont absents. Sous l’enseigne, personne ne fait la queue. Séance de 13h30, un dimanche, les familles sont encore à table. La caissière indique la salle. En découvrant l’espace, debout dans l’allée, il faut choisir de quel côté tourner la tête pendant les deux heures de la projection. Une vingtaine de spectateurs, plutôt âgés. De dos, dans un fauteuil, un confrère.
La lumière baisse et, instantanément, le son trop fort des bandes annonces rompt la quiétude de l’attente. La semaine prochaine au moins quatre nouvelles affiches : une histoire politique au Caire, de grands défilés militaires, d’ardentes fusillades, quelques baisers passionnés ; la vie d’une institution d’accueil d’enfants perturbés, larmes émouvantes et tensions familiales ; une histoire de policiers autour de ce qui semble être un attentat, actualité oblige ; enfin, pour achever l’overdose d’images, le gag d’une chercheuse perdue au Groenland… La production cinématographique n’est pas en mal de sujets et semble ne pas connaître la crise. Sans transition, le générique débute ; pas d’entre-acte, pas de publicité. Jean Mineur, les esquimaux, les pop-corn sont réservés au Pathé, au Gaumont, et moins rentables pour les petits cinémas et leurs séances courtes qui renouvellent les spectateurs toutes les deux heures. Le cinéma bon marché c’est un peu moins que le cinéma.
Qui est l’inconnu de la Grande Arche ?
Une note déflore le sujet dès le début du film annulant un suspens qui n’a tenu que le temps d’un générique, cadré dans un élégant carré noir au centre de l’écran, premier indice de la géométrie du sujet. L’inconnu de la Grande Arche est son architecte ! Cette troublante ignorance perdure malgré le livre de Laurence Cossé, « La Grande Arche »*, paru en 2016. Le film de Stéphane Desmoutier, « L’inconnu de la Grande Arche », inspiré du livre, va-t-il lever cet anonymat ? Tout le monde connaît la Grande Arche mais personne n’a retenu le nom de son auteur, Johan Otto Von Spreckelsen, aux consonances nordistes étrangères à nos voix et oreilles latines. Chose assez rare pour une œuvre architecturale contemporaine si monumentale, dans une telle situation urbaine, inscrite sur une perspective de renommée mondiale. On pourrait ajouter son prix, 2,7 milliards d’euros et le contexte politique tendu lors de sa réalisation pour achever de la singulariser. Le livre qu’il faut maintenant lire, après avoir vu le film (inverser cette logique est trop souvent source de déception), sera source de compréhension et de détails.
Grandeur et décadence de la commande publique d’architecture
L’heure et les 46 minutes de la représentation décrivent une réalité bien connue des architectes (notamment les adeptes des concours MOP) même si elle les met rarement en présence d’un président de la République ! Combien d’agences se sont initiées et développées avec les marchés publics de maîtrise d’œuvre dans les années ‘80 et ‘90 ? Pour autant, à l’échelle des villes et des com com, l’incohérence d’une maîtrise d’ouvrage agitée par des aléas électoraux a enterré bien des projets mais, heureusement, rarement leurs architectes.
Le film de la Grande Arche révèle l’inverse : l’ouvrage a été réalisé ; son auteur en est mort. La scène, peut-être véridique, où il découvre son œuvre, achevée sans lui, puis s’écroule sur un banc, nous dit que le combat pour l’architecture peut tuer. La lutte, nourrie par l’obsession de l’Œuvre, empêche d’envisager tout compromis, ni sur l’architecture, ni sur le programme. Ces deux écueils ont condamné l’homme mais sauvé le bilan financier de l’opération. Récemment, pour l’ouvrage lui-même, loin des conflits politiques de la cohabitation de 1986 qui ont transformé le monument en un bâtiment tertiaire, c’est Eiffage qui a eu la peau de la Grande Arche en remplaçant le marbre de Carrare des façades par un « granit blanc, dit « bethel white », extrait d’une carrière du Vermont, USA » **, lors de la rénovation de 2017. Rappelons, pour l’anecdote, que Bouygues avait construit l’édifice.
Plus grave encore que sa mue, c’est l’usage public et symbolique du projet qui est aujourd’hui sacrifié. Son toit, accessible au public, un must de la visite touristique de Paris, et surtout un des concepts forts du « Cube », essentiel aux yeux de l’architecte, est aujourd’hui abandonné. Le site internet « Le toit de la Grande Arche » indique « Fermé définitivement ». Cruauté ultime envers un mort, deux fois assassiné.
Quelques chroniques et beaucoup d’articles
Avant d’aller voir le film « L’inconnu de la Grande Arche » il faut relire les deux chroniques de Christophe Le Gac *** (sans suivre sa recommandation de lire le livre au préalable) et celle de Christophe Leray ****. Cette dernière relate la manifestation du CNOA ***** organisée pour offrir à quelques heureux élus, en avant-première, le film puis un débat avec quelques invités prestigieux, ou faux « témoins » (dixit le CNOA). La sévérité justifiée de l’éditorial à l’égard de l’Ordre exprime le regret de ne pas y avoir entendu la voix de Jean-Louis Subileau. Le film raconte les affres du maître d’ouvrage opérationnel qu’il fut, dont le rôle est rendu avec une perspicacité et une honnêteté remarquables; a-t-il été l’oublié du casting ou n’a-t-il pas souhaité se prêter au jeu ?
L’architecture doit faire du cinéma pour intéresser les médias. Internet regorge d’articles et de vidéos qui présentent et commentent le film, dont une de Paris Match au titre subtil : « Le Maître Cube ». Mais pas de critique d’architecture.
Où sont les femmes ?
Parmi tous les personnages du film, l’épouse de Spreckelsen, la seule femme du scénario (peut-être la seule présente lors de l’étude du projet), est également la seule à transmettre une vision raisonnée des situations, y compris les plus graves, tandis que tous les hommes se perdent entre passions, émotions et soumission. Bien que non architecte, son rôle évoque celui des « (in)visibles »******, les femmes présentées dans l’exposition de Mémo qui agissaient (agissent encore) dans l’ombre de leur partenaire masculin.
Le film « Le brutaliste » de Brady Corbet, sorti l’an dernier, a été diffusé récemment à la télévision. Trois heures, avec entracte, content la vie sordide d’un architecte hongrois, László Tóth, qui émigre aux États Unis dans l’entre-deux-guerres. Sa pratique, prisonnière de l’entre-soi malsain d’un client unique, mène tous les protagonistes vers le pire de l’architecture et de la vie. Ici encore c’est l’épouse de l’architecte qui sauve l’honneur. Et l’œuvre de Tóth reçoit les lauriers de l’intelligentsia lors d’une Biennale de Venise avant la lettre. Le film laisse perplexe et désabusé. La chronique de Tina Bloch ******* permet de ne pas en dire davantage.
Matérialité chérie
Une scène rapproche les deux films. Celle qui met en images la quête mystique de la veine essentielle de marbre que les deux architectes vont chercher à Carrare avec le propriétaire de la carrière qu’ils visitent. Personnage italien savoureux présent dans les deux films, il vend à l’architecte danois la même pierre que celle dans laquelle Michel-Ange sculpta La Pietà pour la basilique de Rome, à la fin du XVe siècle. Les deux architectes parcourent la carrière, s’approchent des fronts de taille, les touchent avec fascination et appliquent leur visage contre la matière dans un contact d’une sensualité exacerbée. Ces deux scènes caricaturent, pour les besoins des scénarios, l’attrait de la matière qui guide toute conception architecturale. Elle illustre à l’excès l’attention, aujourd’hui renouvelée, que les architectes portent à la matérialité, nouveau mot de la boîte à outils et des récits des projets. Pas sûr que ces images pathétiques et leur répétition rendent la communication des architectes plus facile et plus crédible. Ce n’est évidemment pas l’objectif de ces films.
À la sortie du cinéma, une queue est formée pour la prochaine séance. « L’Inconnu » est démasqué. Le format en 16/9 évite le vertige du grand écran, des images en fisheye et de l’emphase du discours. Les effets spéciaux transportent les spectateurs dans les paysages grandioses de la Défense des années ‘80 et au cœur d’un chantier hors d’échelle où les hommes semblent bien petits et innocents face aux défis qu’ils relèvent.
Le confrère vu de dos dans la salle n’en était pas un !
Jean-Philippe Charon
Architecte
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* La Grande Arche, Laurence Cossé, Gallimard 2016
** Rénovation de la Grande Arche de La Défense
*** La Grande Arche, le livre de Laurence Cossé | Chroniques d‘architecture, La Grande Arche, le film | Chroniques d‘architecture
**** La Grande Arche de La Défense trop haute pour le CNOA ? | Chroniques d‘architecture
***** L’Inconnu de la Grande Arche : architectes, ambitions et politiques au cœur du débat | Ordre des architectes
****** EXPOSITION (IN)VISIBLES | Ensa Toulouse | École nationale supérieure d’architecture de Toulouse
******* « The Brutalist » ou la mécanique du glauque | Chroniques d‘architecture