Le dessin est le médium privilégié de l’architecte. Au cœur de la création architecturale, il est certainement le plus vieux moyen de représenter des projets d’architecture. Démonstration avec Louis Kahn.
Avant, pendant, et même après la construction (ou pas) de tout édifice, le dessin permet à l’architecte de faire jeu égal avec l’artiste, de donner des informations aux entreprises de construction et, souvent, d’être la traduction par le trait de la pensée de l’architecte. Louis I. Kahn, Sverre Fehn et les dessinateurs de quelques-uns des plus importants animés japonais sont ici analysés à l’aune de leurs dimensions d’avant-garde.
Pour l’heure*, nous allons nous attarder sur Louis Kahn et l’ouvrage définitif sur son art du dessin : The Importance of a Drawing (Lars Müller Publishers, 2021).
Louis Isadore Kahn ou l’architecture est un éternel commencement
Connu pour ses projets monumentaux tels l’Assemblée nationale du Bangladesh (Dacca, 1962-83), l’Institut Indien de Management (Ahmedabad, 1962-74), entre autres, l’architecte Louis Kahn (Estonie 1901 – New York 1974) a passé sa vie à dessiner. Grand voyageur pour suivre ses constructions en Inde, au Bangladesh, en Iran, en Israël, etc., Lou (petit nom de Kahn) a rempli des centaines de carnets où le croquis, rehaussé de mots ou de phrases, occupe tout l’espace de la page. Dans l’immense somme publiée par l’excellent Lars Müller et sous la direction d’un éminent spécialiste de l’architecte de Philadelphie – Michael Merrill – le dessin est roi.
Compter 512 pages dans un format à la française proche d’un album de bande dessinée, 919 illustrations, une couverture en toile avec un dessin de recherche du complexe pour les réunions et conférences du Salk Institute for Biogical Studies (La Jolla, CA, 1965-69), ce livre est un véritable plaisir pour les yeux de toutes celles et ceux qui adorent le dessin d’architecture.
Avant tout devenue possible grâce à la persévérance jumelée d’un auteur et d’un éditeur, l’existence de l’ouvrage doit aussi beaucoup à la bienveillance des ancien(ne)s associé(e).s de Lou qui, après la mort de l’architecte suite à une crise cardiaque, ont fini les projets en cours (le Yale Center for British Art à New Haven et le Parlement du Bangladesh à Dacca). Pour des raisons financières, les archives de l’agence furent achetées en 1976 par le Commonwealth de Pennsylvanie puis prêtées à l’Université de Pennsylvanie au sein de la Weitzman School of Design via le fonds ‘Architectural Archives’ très bien doté.
Ainsi une riche collection de dessins et de documents personnels sont rendus disponibles à toute recherche autour de l’œuvre d’un architecte qui fut profondément marqué par les origines de l’architecture, l’assemblage des formes géométriques élémentaires, et qui sut marier avec subtilité structures et espaces, matériaux et formes, ombres et lumières, le tout au service d’une écriture architecturale ayant pour but de questionner l’essence même de l’être humain dans son parallélisme entre corps et esprit.
En 1971, Louis Kahn reçut une récompense par ses pairs de l’Institut américain des architectes ; dans sa réponse, il débute en rappelant sa définition de l’architecture : « La pièce est le commencement de l’architecture. C’est le lieu de l’esprit. On est dans la pièce, avec ses dimensions, sa structure, la lumière qui lui donne son caractère, son aura spirituelle, et on prend conscience que tout ce que l’homme propose et fait devient vie. La structure de la pièce doit être évidente dans la pièce même. C’est la structure, je crois, qui fait la lumière. Une pièce carrée demande sa propre lumière pour que le carré soit lisible. Elle demande que la lumière vienne, soit du haut, soit des quatre côtés, par des fenêtres ou des entrées ».
Un peu plus loin, il ajoute : « Le plan est une société de pièces. Les pièces sont en relation de manière à renforcer leur personnalité unique ». (extraits issus de Silence et lumière, aux éditions du Linteau, 1996).
Voilà en quoi Louis Isadore Kahn est un architecte d’avant-garde. Ramener tous les espaces architecturaux, peu importe l’échelle, la fonction ou le programme, à l’idée de « pièce » (Room, en anglais est à la fois une chambre, une salle et le verbe Se loger) sert son envie de rendre tout volume architectural monumental et intime dans un même mouvement.
Louis I. Kahn et le dessin
Cette manière bien singulière d’entrevoir l’architecture passe par le dessin. Grâce aux archives de l’Université de Pennsylvanie et au travail d’un architecte-enseignant-chercheur basé à Karlsruhe, nous pouvons comprendre comment le dessin fut chez Kahn davantage qu’un outil.
Michael Merrill passa plus de huit mois dans les archives de Kahn. Plongé dans plus de 6 500 croquis, 30 000 dessins de bureau, 100 maquettes, soit environ 230 projets, l’auteur fait le choix de présenter des ensembles selon différents genres de dessins utilisés en architecture : le croquis de recherche sur un bout de feuille volante, dans des carnets de croquis emmenés en voyage ou sur du calque au bureau ; le plan ; l’élévation ; la coupe ; le détail technique ; le dessin mural ; la perspective conique ; différentes axonométries ; les vues paysagères, etc. Tout est une question de ligne, de trame, de texture et de perception de la lumière.
Un architecte philosophe, savant et spécialiste de la lumière
En 1950, Lou lance l’une de ses phrases clés : « J’ai regardé la lumière ». Ce magnifique album permet de contempler des centaines de chefs-d’œuvre, réalisés à mains levées, et de lire en exergue, comme des ponctuations rythmant les esquisses, de nombreuses citations permettant de rencontrer la pensée de Kahn.
Le début de l’ouvrage montre dans une suite de photographies, la manière d’être de Louis Kahn. A l’œuvre avec ses charbons de bois sur ses calques, penché sur sa table à dessin, ces images indiquent combien son esprit « chatouille » son corps via son bras, sa main et son crayon.
Citons Spinoza.
Proposition X : « Une idée qui exclut l’existence de notre Corps ne peut se trouver dans notre Esprit, mais lui est contraire ».
Ou encore la Proposition XII : « L’Esprit, autant qu’il peut, s’efforce d’imaginer ce qui augmente ou aide la puissance d’agir du Corps ».**
Tout au long de sa carrière, Louis Kahn n’aura eu de cesse de dessiner des édifices au service du corps et de l’esprit. Pratiquer ses lieux consiste à ressentir chaque espace, la vue attirée par un détail qui oblige le corps et l’esprit à se mettre en action. Les qualités plastiques des matériaux employés, l’ordonnancement des volumes et la qualité de la lumière en constituent la singularité.
De l’enseignement classique du dessin des Beaux-arts à la fluidité du fusain
Marqué au début de sa carrière par l’enseignement « beaux-arts » d’un Franco-Américain, Paul-Philippe Cret, professeur de dessin architectural à l’Université de Pennsylvanie, le jeune Kahn oscille entre un style très classique de dessin à l’encre et des pastels ou des fusains très expressionnistes. Il gardera de cet apprentissage un goût certain pour le dessin de recherche, de représentation mais surtout une utilisation savoureuse des barres de graphite, des fusains et des crayons de pierre noire.
Pour l’anecdote, petit garçon Lou aimait déjà dessiner. N’ayant pas les moyens de lui offrir des crayons, ses parents lui faisaient tailler des barres dans des morceaux de charbon réservés au chauffage. Architecte, son support de prédilection sera le papier calque ; le fusain, son outil favori. Ce qui fait dire à Merrill que « l’importance centrale de Kahn pour l’architecture moderne est établie depuis longtemps, et nous savons maintenant que son architecture était indissociable d’une riche culture du dessin et de la représentation ».
Dans sa recherche continuelle de symbiose entre ombre et lumière et celle de remettre toujours à l’épreuve la validité d’un projet, l’utilisation du fusain offre cette flexibilité car ce médium est volatil. Les traits obtenus par ce dernier sont faciles à estomper ; il autorise des à-plats par frottement avec trois doigts, dispense des noirs profonds. Les contrastes sont au rendez-vous mais fluctuent au gré des mouvements de la main, du coude… comme la lumière du soleil sur des volumes où les pleins et les vides structurent l’ombre, sa forme complémentaire.
Un des leitmotivs bien connus chez Kahn tournait autour des connexions entre « l’ordre structurel » du bâtiment et la qualité plastique des espaces. A regarder, encore et encore tout le corpus de dessins au crayon de fusain, surtout dans les coupes et plans, l’emploi de la technique de tonalité dégradée aide assurément Lou dans son travail sur les transitions entre volumes servants (les réseaux techniques spécifiques au bon fonctionnement « biologique » de l’édifice) et servis (les lieux habités par les corps humains et autres).
Spinoza dit que « chaque chose s’efforce de persévérer dans son être ». Il est certain que Lou aura été au bout de lui-même et qu’il aura su nous affecter par les qualités intrinsèques et extrinsèques de ses splendides dessins… et de ses nombreux projets construits (ou pas !) aux allures de temples archaïques intemporels.
« Elle est retrouvée.
Quoi ? – L’éternité ».
Rimbaud
Laissons les derniers mots à Louis Kahn :
« L’importance d’un dessin est immense, car c’est le langage de l’architecte ».
CQFD !
Christophe Le Gac
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* La prochaine chronique sera consacrée au Pavillon nordique à Venise (Lars Müller Publishers, 2021) dessiné par l’architecte norvégien Sverre Fehn, et celle d’après, sera dédiée à l’ouvrage Anime Architecture – mondes imaginaires et mégalopoles infinies (Mana Books, 2021).
**Proposition XII, Livre III, Ethique, 1677, traduction de Bernard Pautrat, Points Seuil, 1999.