La sardine est-elle devenue un aliment alternatif aux bienfaits de la lecture et de la poésie ? Boîtes de sardines en transposition du confinement ? Au bout du quai, à Lisbonne, une librairie d’apparence opulente.
Cette année, je décidai de passer les fêtes du jour de l’an à Lisbonne, dans un pays que je connais bien mais pas assez encore pour comprendre toutes les subtilités de son patrimoine et de sa modernité.
J’ai découvert, à cette occasion, des tas de bâtiments contemporains, bien faits, et un très grand nombre de friches industrielles anciennes reconverties habilement en centres de vie urbaine consacrés à la culture, au commerce et aux services.
Depuis l’estuaire du Tage, j’ai apprécié cette cité qui montre toute l’intelligence de sa structure défensive, de son histoire maritime, la spécificité de sa territorialité par sa proximité à l’eau.
La ville impressionne par la contiguïté heureuse entre ses architectures monumentales et celles, plus domestiques, de ses façades d’azulejos. Les quais que je parcourrai sous un soleil d’hiver extrêmement doux ont été aménagés pour élargir le champ des perspectives de bords de l’eau et distancier les flâneurs des activités industrielles et marchandes d’antan.
Au bout du quai, à proximité de la tour de Belém, l’insolite et somptueux Monastère des Hiéronymites est un exemple remarquable de la splendeur de la Lisbonne du XVe, XVIe et XVIIe siècle.
Comme la tour de Belém, les Hiéronymites sont en grande partie de style Manuélin. Style qui a succédé au style gothique choisi par Diogo Boitaca pour édifier les toutes premières parties du monastère. C’est ainsi que, gothiques, manuélines, plateresques, Renaissance puis classiques, construction et décoration du Monastère exposaient, ce jour-là, devant moi, des styles autonomes qui s’entrelacent avec intelligence et adresse, faisant de cet édifice le modèle d’une hybridation positive.
J’étais convaincue, à ce moment-là, que le mélange des genres, dans l’art comme dans l’ordinaire du quotidien, était possible, à condition que similitudes ou divergences soient assemblées avec esprit, quelle que soit la brutalité qui s’exprimerait dans leur rapport.
Pourvu qu’il y ait du sens, l’histoire ferait son œuvre.
Hélas, je fus soudain saisie d’effroi.
Est-il saugrenu d’imaginer ce trésor d’architecture Manuéline fauché par la malfaisance de la consommation ? Car, à regarder, tout autour de moi, cette foule tout droit issue du tourisme de masse, j’imaginais, inquiète, les Hiéronymites touchés par une énième hybridation qui aurait transformé ce lieu en supermarché de la culture, juste afin de rendre l’endroit plus productif.
L’architecture se défroquerait-elle donc de ses espaces sacrés ?
A ce propos : connaissez-vous l’histoire des sardines émancipées qui voulaient apparaître aussi belles que des livres ?
La sardine est un produit national portugais.
Longtemps désignée comme produit emblématique du pays (honneur qu’elle partage avec l’azulejo et le fado), la sardine s’installa comme l’image réduite et codée du Portugal. Chacun sait que les raccourcis ont la vie dure et nos sociétés empressées portent loin et longtemps ces clichés. La baguette et le béret, c’est notre fardeau à nous.
Par nature petite et ordinaire, la sardine se transforma, avec le temps, en produit d’exception. Et, il y a longtemps maintenant, des quantités astronomiques de boîtes de conserve sortaient chaque jour des conserveries des côtes portugaises. Aujourd’hui, la sardine a fui ces côtes et sa rareté a entraîné la hausse inévitable de sa valeur.
Traditionnellement, la sardine était associée aux classes les plus modestes qui la frottaient sur le pain « pour en augmenter la saveur ». Il s’agissait pour les plus pauvres de « faire durer le poisson plus longtemps » (« Fazer o peixe render »).
En attendant le trolleybus qui devait me ramener dans le quartier de l’Alfama, je fus intriguée par l’affiche placée juste à l’entrée de l’étonnante conserverie située de l’autre côté de la rue. Elle disait précisément ceci : « A mulher e a sardinha querem-se pequenina ». En français : « Une femme et une sardine sont censées être petites ».
Je me suis interrogée, tenace, sur l’origine de ce rapprochement pour le moins insolite.
L’expression n’est autre qu’un idiome traditionnel faisant allusion au fait qu’historiquement les femmes portugaises étaient connues pour être assez petites et les sardines plus savoureuses quand elles l’étaient elles aussi. Je m’étonnai de cette locution, d’autant plus qu’étant une assez grande personne (et blonde de surcroît) je me demandai aussitôt si, affublée d’une telle taille, je pouvais encore longtemps prétendre à être savoureuse.
Affolée, je me mis à chercher tout ce qui, à l’inverse, et habituellement autour de moi, pouvait être suffisamment long et savoureux pour justifier ou valoriser une taille comme la mienne et échapper ainsi à la malédiction de la sardine trapue.
La boutique, spacieuse et colorée, affichait une allure de bibliothèque ancienne réservée aux livres rares. Les étagères, sur lesquelles on s’attendait à trouver des livres, avaient toutes été travaillées à partir d’un bois brun et leurs pièces en fer forgé peintes dans un vert qui rappelait celui de l’art nouveau.
Les boîtes de conserve, contenant toutes des sardines soigneusement étêtées et équeutées, avaient pris, sur les rayons les plus accessibles par l’acheteur, la place des ouvrages récemment dégagés. La sardine, de chair et d’huile, venait de chasser le livre et ses chapitres, au nom de la culture d’un ordinaire restauré, suffisamment bien emballé pour que l’illusion, ou la farce, soit totale.
Prata do mar et Tricana avaient exfiltré, sans coup férir, Pessoa et Coelho. Ce qui était bluffant était de découvrir le packaging et l’installation des boîtes de sardines, sur les étals. L’espace affichait, à l’évidence, une hybridation d’un nouveau genre. L’illusion était parfaite.
La sardine revient donc sur le devant de la scène sous la forme d’un produit de culture cérébrale. L’Omega 3, dont la sardine est richement pourvue, est une substance nutritive énergisante. La sardine est devenue un aliment alternatif aux bienfaits de la lecture et de la poésie.
Numérotée, titrée, signée, la boîte de conserve aux bords arrondis quitte les rayons des pêcheries pour ceux de l’aristocratie littéraire. Ce déplacement et la duplication des signes qu’il entraîne me questionnaient.
Je me souvins alors des décalages artistiques sur des objets usuels devenus célèbres dans le mouvement artistique du XXe siècle. Ils avaient étonné par leur audace et leur pertinence et avaient marqué l’histoire de l’art.
Marcel Duchamp n’a-t-il pas été le premier, en 1917, à sortir un urinoir de série de son champ logistique habituel pour l’exposer dans une galerie d’art, pour amener l’observateur vers le questionnement ?
Et, Piero Manzoni, influencé par les ‘ready-made’ de Duchamp, n’était-il pas allé, lui-même, encore plus loin, en 61, en présentant ses 90 boîtes de conserve cylindriques, toutes en métal et hermétiquement fermées autour de ses propres excréments ?
Etiquetées, numérotées et signées par l’artiste, elles certifiaient l’authenticité du contenu de la boîte de conserve et garantissaient la recevabilité de l’œuvre.
Duchamp voulait sortir l’art de « l’art rétinien » pour repositionner l’objet dans « l’indifférence visuelle ». Mais, en étions-nous vraiment là, dans cette librairie lisboète, devenue surface d’exposition et de vente de boîtes de sardines, toutes et sans exception, numérotées, titrées et signées comme des œuvres d’art ?
J’avais visité quelques jours avant la somptueuse bibliothèque universitaire de Coimbra. La Biblioteca Joanina est l’une des plus belles bibliothèques baroques du monde.
C’est alors que je pris conscience de la dimension du risque que nous encourrions.
Anne Démians