Martine a bien compris comment tous les concours ‘Réinventer’ se révélaient comme autant de concours de charges foncières et cela fait un moment qu’elle réfléchit à son propre ‘Réinventer Sainte-Gemmes’, la petite ville de banlieue dont elle est maire. Ou comment faire un projet – Le Pré Vert – sans architecture…
Rien de phénoménal dans son projet, pense Martine, modeste, car il s’agit juste de quelques hectares de friches près de l’hôpital psychiatrique, une belle parcelle au bord du fleuve que son prédécesseur avait su préempter quand personne n’en voulait, du fait de sa proximité avec les fous.
Ce qui fait d’ailleurs doucement rigoler Martine car elle retrouve plus souvent ses administrés aux urgences pour s’être blessés en jardinant ou cuisinant qu’agressés par un patient un peu foldingue. Bon, il y a c’est vrai les exhibitionnistes mais les Gemmois et Gemmoises ne s’en formalisaient pas plus que ça avant l’arrivée des nouveaux rurbains.
A ce sujet, Martine a entendu parler de ces maires, des collègues, qui ont affaire à ces nouveaux campagnards qui se plaignent du chant du coq dès l’aube ou du carillon de l’église ou des odeurs de la porcherie. Rien de tout cela à Sainte-Gemmes à part ses quelques pauvres âmes exhibitionnistes. Qu’il faudrait soudain claquemurer ? Martine n’en a pas le cœur et s’y refuse.
Bref, la ville dispose d’une belle parcelle et Martine aimerait bien la réinventer avec du logement, collectif ou intermédiaire elle s’en fout un peu du moment qu’il s’agit d’un habitat de qualité suffisamment dense pour répondre aux besoins des habitants de sa commune, aussi bien les nouveaux qui pourquoi pas pourraient vivre en hauteur en payant plus cher, garantissant ainsi qu’aux niveaux inférieurs les Gemmois de souche les moins fortunés puissent continuer d’habiter leur ville de cœur ou de naissance dans un lieu tip top.
Une belle résidence, intergénérationnelle, avec de la mixité sociale, et un toit partagé pour l’agrément de tous. Pour une telle parcelle (parce que les sites pourris, ce n’est pas ce qui manque, Martine le sait bien), elle n’espère rien moins qu’une architecture généreuse. Martine a déjà un nom pour sa résidence : le Pré Vert.
Autant le dire tout de suite, Martine ne sait plus trop quoi penser. Elle croyait proposer une belle parcelle contre des projets architecturaux mais, au fil de ses entretiens avec les investisseurs putatifs – Martine n’en revient pas de la vitesse à laquelle ils ont accouru dès qu’elle a évoqué son projet auprès de quelques proches conseillers de la mairie –, elle en est venue à se demander si l’architecture n’est pas le cadet de leurs soucis, ce qui la chagrine profondément.
Ne souhaitant préjuger de rien et afin d’en avoir le cœur net, elle invita donc un soir d’été pour l’apéro son ami Jacques, presque un frère, un architecte rangé des voitures qui aidait les gens du coin à mener à bien leurs projets d’auto-construction. Un idéaliste sans doute mais Martine aime bien par ailleurs ces créations originales, toujours entourées d’un jardin, qui parsèment le territoire encore agricole de sa commune, logeant à chaque fois une famille. Elle facilite autant que faire se peut les projets pro domo de son ami.
Pour préparer la conversation, sous le titre, souligné, LE PRE VERT, elle a noté sur son carnet ce qu’elle a compris de ses entretiens avec les investisseurs. Aussi, après les menus échanges d’usages avec Jacques, elle en vient au cœur du sujet qui la tracasse.
– «Jacques, dit-elle, voici ce que j’ai noté sur mon carnet au fil de mes entretiens. J’ai noté dans l’ordre mais arrête-moi si je me trompe».
– «Très bien, je t’écoute», dit Jacques.
«Alors voilà, pour construire le Pré Vert, si j’ai bien compris, il faut d’abord ‘faire suer la parcelle’», dit Martine.
– «Faire suer la parcelle ?»
– «Oui, c’est une expression, afin qu’elle rapporte avant même le premier coup de pioche».
Un ange passa sur la terrasse ombragée de Martine.
– «C’est sérieux. J’en ai parlé avec l’avocat de la commune, il adore l’idée», dit Martine.
– «Plus aucun projet ne se fait sans avocat», remarque Jacques en remettant des glaçons dans les verres.
– «Puis, repris Martine, si je ne me trompe pas, pour mon terrain, il faut ensuite faire faire une étude de faisabilité, dont l’objet est, disons-le simplement, de faire rentrer le maximum de m² dans le Pré Vert».
– «Yep», dit Jacques.
– «Même au chausse-pied ?»
– «Yep !»
– «En plus, si j’ai bien compris, on demande aux agences d’effectuer cette prestation gratuitement ou presque. C’est vrai ? Je ne peux pas y croire !».
– «L’espoir fait vivre», dit Jacques.
– «En tout cas j’en ai parlé à l’économiste de la commune, il adore l’idée».
– «Bon, continua Martine, vient ensuite la répartition typologique, n’est-ce pas ? Je le sais depuis qu’on m’a expliqué que mes demandes de logements familiaux grands et confortables ne sont pas conformes à l’usage, qu’il faut composer avec les règles thermiques, les accès pompiers et normes PMR et, blablabla. Du coup, il m’a été fortement recommandé d’utiliser des plans types, histoire que l’architecte n’aille pas mettre le bazar dans le coefficient de rendement du promoteur».
– «Coefficient de rendement, amis poètes…»
– «Je me suis même entendu dire : «Mais enfin chère Martine, pour le maximum de surface vendable – pensez aux finances de la commune – on dessine tous les mêmes plans. Entre nous c’est bien pourquoi je pense que nous pourrions tout à fait nous passer d’architecte mais bon, on ne fait pas ce qu’on veut, hein…».
– «C’est sûr que l’architecte ne fait pas ce qu’il veut», remarque Jacques.
– «En plus», poursuit Martine, agitant son carnet sous le nez de Jacques qui n’en peut mais, «on impose désormais à l’architecte, de plus en plus souvent en tout cas, les matériaux de son projet, comme par exemple pour le village olympique des Jeux de Paris 2024 qui doit être tout en bois. Tu vois Jacques que je suis l’actualité… Bref, dis-moi, l’architecte n’a-t-il donc plus le choix des matériaux pour son projet ? N’est-il pas pourtant celui qui sait quel matériau est le mieux adapté à l’ouvrage en fonction du lieu et du budget ? L’architecte serait donc le dernier à choisir ses armes pour mener à bien un projet ?»
– «Et encore faut-il que ces matériaux soient biosourcés et PAS chers», souligne Jacques, resservant les deux perroquets avec du sirop de menthe bio.
– «Merci», dit Martine en trinquant. «Oui, biosourcés et pas chers, évidemment. Sache que je me suis déjà entendu dire, et de plus en plus souvent : «mais enfin, chère Martine, plus personne ne fait un bâtiment sans matériaux biosourcés, à quoi pensez-vous donc ?» A force de me l’entendre répéter, ce doit être très bien sans doute les matériaux biosourcés mais, cher Jacques, tu comprends qu’à l’échelle des priorités de la commune, je me méfie des effets d’annonce».
Un ange, plus sombre, passa. Le soleil d’été vers l’ouest offrait un dernier ciel rougeoyant.
– «Heureusement, repris Martine, qu’il reste aux architectes les façades».
– «Détrompe-toi, réagit Jacques. Aujourd’hui les façades sont devenues plus techniques qu’esthétiques et sont de plus en plus du domaine de l’ingénieur que de celui de l’architecte. Le culte de la technologie sans doute».
– «Mais, mais, Jacques, si les architectes n’ont même plus les façades, que leur reste-il donc à dessiner ? Les fenêtres ? Les balcons ?»
– «Et encore, s’il y en a des balcons…», répond Jacques. «Et quand il y en a, des balcons, un copain m’a dit avoir vu dans un compte rendu que l’architecte devait privilégier les balcons du catalogue de la Major mandataire. Donc même le balcon ne nous appartient plus, nous sommes devenus des assembleurs d’éléments fournis par un entrepreneur».
Un autre ange passa, encore plus sombre, avec mauvaise haleine. Il faisait nuit désormais.
Martine ne pouvait imaginer tant de vulgarité pour son Pré Vert et décida donc de ne pas se laisser aller à la tristesse, après tout c’était l’été.
– «Il faut quand même de l’imagination et un haut niveau de savoir-faire aux architectes pour parvenir dans ces circonstances à construire pourtant des logements de bonne tenue», dit-elle.
– «C’est à chaque fois un petit exploit», dit Jacques.
Ils en convinrent et trinquèrent à la santé des hommes et femmes de l’art.
Christophe Leray