Lorsque m’a été offerte l’opportunité d’écrire cette chronique, le premier thème que j’ai eu envie de traiter a été celui de la légitimité… Choix qui m’a surprise face à l’étendue des thématiques à explorer ! Journal d’une jeune architecte.
Comment transposer mes propres appréhensions sur cette nouvelle expérience de rédaction : qui suis-je pour faire entendre ma voix ? À 28 ans, est-ce que je vais trouver les mots justes ? Je ne suis pas journaliste, je suis architecte et il est toujours risqué de se lancer dans une aventure hors de son champ d’activité. Ce n’est pourtant pas le premier défi auquel je me suis confrontée, alors pourquoi celui-ci me fait-il si peur ?
En y réfléchissant, je comprends que ces doutes sont à l’image de la remise en cause globale de l’exercice de notre profession. Quel jeune architecte n’a pas été agité par des questions de légitimité ? « Suis-je assez douée ? », « Combien de temps vais-je devoir travailler en agence avant de me lancer à mon compte ? » « Comment accéder à la commande ? » « Vais-je réussir à me rémunérer ? » « Pourquoi des maîtres d’ouvrage me feraient-ils confiance alors que je n’ai pas encore beaucoup d’expérience ? »
Pourquoi faut-il que nous, les jeunes architectes, doutions de nous, alors que nous avons passé toutes les étapes requises : un baccalauréat en bonne et due forme, cinq années à être formé-modelé-moulé par un système d’enseignement, deux à trois stages en agence et pour certains déjà même quelques années de pratique ?
Toutes ces expériences auraient dû nous renforcer, alors pourquoi ces architectes ne débordent-ils pas d’assurance ? La faute à qui ? A l’enseignement que nous avons reçu ? Au système de concours qui nous pousse à être constamment en compétition ? Plus globalement à une société peu solidaire ? Un peu de tout ça à la fois ?
Ce qui est certain est que, insidieusement, au cœur de nos choix et de nos prises de position, le manque de légitimité (ou l’impression de manquer) guide nos décisions et nos indécisions. Comment l’interpréter ? Et s’il était normal au fond d’être bercé par ce sentiment d’illégitimité ? N’est-ce pas, justement ce qui nous pousse vers une humilité juste et créative plutôt que vers un immobilisme stérile ?
Une des raisons de cette crise de légitimité ne viendrait-elle pas de la stature assumée et idéalisée de l’architecte omniscient qui nous surplombe ?
Nous avons appris notre métier avec cette image (souvent masculine) de l’architecte à qui l’on peut faire confiance, qui est inébranlable, fort, ferme et résolu. Une profession de prestige que l’architecte se doit de représenter et mériter ; aucune incertitude n’est autorisée au garant des traces ancrées dans le paysage et à l’épreuve du temps.
Pendant de nombreuses années, cette image de l’Architecte m’a beaucoup énervée. J’avais l’impression qu’elle m’écrasait, qu’elle me culpabilisait d’avance à vouloir faire avant d’être une « véritable sachante ».
Pour se convaincre que nous sommes nombreux à être soumis à ces limites, il suffit d’écouter certains jeunes collègues : « Ah non jamais je ne pourrai faire un projet avant d’avoir passé au moins cinq ans en agence » ; « À notre âge qui peut endosser les responsabilités d’une agence ? » ; « Franchement, je ne suis pas assez courageux pour me lancer » ; « Vous n’avez pas peur de vous lancer sans beaucoup d’expériences ? » ; « Faire un projet seul, jamais je n’y arriverai ».
La plupart de ces témoignages entendus autour de moi viennent d’architectes qui travaillent pour d’autres. Le peu de jeunes architectes que je connais qui ont osé pratiquer en leur nom propre n’expose pas ce type de questionnements, ils les cachent souvent sous une jolie couche d’ambition et de fausse sérénité.
Qui cela aide-t-il de faire semblant ? À mon avis pas grand monde… Cela ferme la porte à ceux qui ne peuvent pas s’identifier à une posture sans faille et ne laisse pas la place aux jeunes pour qu’ils puissent faire bouger les lignes. Cela fait croire à nos clients que nous savons tout, ne nourrit pas non plus le partage entre pairs et nous fait tous jouer dans une sacrée mascarade ! Alors ne devrions-nous pas accepter et partager nos questionnements pour permettre au plus grand nombre de se sentir légitime ?
J’aimerais que soit dit que beaucoup d’architectes doutent, que ces doutes subsistent sûrement d’ailleurs toute la vie ! (Nous ne parlons évidemment pas ici de ceux dont l’ego dépasse la tour Montparnasse).
J’aimerais que soit dit qu’il n’est finalement pas si difficile d’endosser les responsabilités qui incombent à notre profession si, à côté de la rigueur, on accepte que l’incertitude fasse partie de ce métier.
J’aimerais que les architectes expérimentés racontent plus souvent les moments où ils ont vacillé et ceux où ils se sont redressés.
J’aimerais que l’image de l’architecte soit multiple, à l’image de la pluralité de nos personnes.
J’aimerais que les décideurs arrêtent de ne faire confiance qu’à des personnalités factices et prétendues sans faiblesse.
J’aimerais que les jeunes architectes soient invités à oser ; que Faire devienne une évidence pour commencer à se sentir capable.
Après tout, une des définitions de la légitimité est d’« obtenir la reconnaissance de ses pairs ». Alors je vous en prie, Mesdames et Messieurs les Architectes, encouragez et accompagnez les futures générations à embrasser leur métier avec sérénité et passion !
Estelle Poisson
Architecte – Constellations Studio
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