Voyons. Quel sentiment peut bien éprouver, au XXIe siècle, l’architecte de la 21ème ENSA, la nouvelle école d’architecture de La Réunion, officiellement créée le 1ᵉʳ mars 2025 et dont la livraison toutes voiles dehors est prévue au Port en 2027 ?
« Construire ici une nouvelle école d’architecture est une mise en abîme. Je suis architecte et je construis une école d’architecture pour de futurs architectes et pour tous les architectes qui y enseigneront. C’est angoissant ! », indique Olivier Brabant, l’auteur de l’ouvrage.*
Créée en 1988 avec une vingtaine d’étudiants comme une antenne de l’école nationale supérieure d’architecture de Montpellier, l’école d’architecture de La Réunion (ENSA La Réunion) est devenue en septembre 2023, sous la houlette conjointe de Rima Abdul Malak, ministre de la Culture, de Sylvie Retailleau, ministre de l’Enseignement supérieur et de la Recherche et de Philippe Vigier, ministre délégué chargé des Outre-mer, la première ENSA en outre-mer, le décret daté du 30 janvier 2025 avec entrée en vigueur depuis le 1er mars 2025 entérinant la naissance officielle.
Après le temps des pionniers et des pirates, celui de la normalisation et de l’administration tatillonne ? Certainement mais l’ENSA La Réunion est cependant parvenue autour du climat tropical de l’île à créer et conserver une identité et des compétences propres qui font sa singularité et qui risquent de se révéler fort utiles dans la France +5°.
Ce d’autant plus que « la faiblesse du pilotage des Ensa par le ministère de la Culture »** et l’isolement géographique devraient laisser une large marge d’autonomie à cette ENSA dans ce domaine. D’où l’importance de l’exemplarité attendue de cette nouvelle école autant que du bâtiment lui-même.
« L’école doit permettre de montrer tout ce que nous avons expérimenté depuis 20 ans. Pour autant elle ne doit pas être un catalogue de type concours Lépine mais un bâtiment référencé : nous devons pouvoir expliquer pourquoi il est sur pilotis, pourquoi les porte-à-faux, rapporter une histoire et des références, etc. », souligne Olivier Brabant. Arrivé de Marseille, diplômé de Luminy, il est installé sur l’île depuis 25 ans et à la tête d’une agence de dix personnes. Il reconnaît volontiers n’avoir rien su de l’architecture tropicale avant son arrivée. Aujourd’hui, il explique « qu’un bâtiment est comme un bateau qui se règle sans machinerie ; un bâtiment en ventilation naturelle, c’est un voilier ».
Il y a plus ou moins 200 architectes à La Réunion – il y en avait une dizaine il y a 50 ans – et la nouvelle école est dimensionnée pour environ 200 étudiants. Le Port, la commune où elle est située, est une ville jeune dans les deux sens du terme (création en 1895 et 47 % des Portois ont moins de 30 ans).
Alors oui, la responsabilité de l’architecte de cette 21ème ENSA est grande.
Jane Coulon, architecte DPLG, est devenue en 2014 la première enseignante titulaire de l’école d’architecture de La Réunion. « J’arrive de Paris en 2002, il n’y avait alors pas autant d’architectes et d’agences mais il y avait beaucoup de travail – il y a toujours beaucoup de travail – avec la défiscalisation certes mais aussi parce qu’il y avait beaucoup de besoins de logements et d’équipements à construire », dit-elle. Elle travaille en agence, commence à enseigner dès 2003 – dans l’école d’architecture conçue par Architecture Studio au détour des années 2000, désormais trop petite – et dirige aujourd’hui une agence d’une quinzaine de personnes.
« Tous les enseignants [de l’ENSA La Réunion] ont une pratique, c’est très très important », assure-t-elle, expliquant que le Groupe de Recherche sur les Espaces et Architectures Tropicaux (GREAT) fédère par ailleurs les enseignants-chercheurs de l’école. « Il s’agit d’un laboratoire destiné à la recherche appliquée, théorique et pratique car nous formons à un métier », dit-elle.
Elle aussi se souvient « tomber des nues » en posant les pieds sur l’île. « Il y avait bien la question du bioclimatisme qui se faisait jour mais en arrivant je ne savais pas construire avec le climat ». Aujourd’hui, en guise de « trucs et astuces », elle estime « exemplaire » la conception de la nouvelle école. « Audacieuse, super-innovante, ouverte sur les vents, la ville, les jardins… La réflexion a été poussée assez loin pour aboutir à des dispositifs simples d’usage et pas coûteux à réaliser. Pour ce petit territoire, il s’agira d’un élément remarquable et, sans la clim, en avance sur son temps », assure-t-elle.
Ce ne sont pas-là vœux paresseux de vacanciers des îles puisqu’Olivier Brabant pour son école travaille en soufflerie avec le laboratoire parisien Aérodynamique Eiffel. L’école sera ventilée comme au XXIe siècle !
Les Alizés sont un « trésor », assure-t-il. « Une richesse », abonde Jane Coulon. « Pour construire ici, il faut un grand chapeau pour protéger du soleil et de la pluie, des bottes étanches (les fondations) et il faut que l’ensemble soit ventilé », dit-elle. L’exercice est certes plus difficile en métropole avec une réglementation thermique et énergétique plus complexe que sous les tropiques. « Nous n’avons pas de problématique d’étanchéité à l’air. Qui plus est, nous disposons de dispositifs de façade et surtoiture peu onéreux », remarque-t-elle. Un modèle pour la RE 2030 en métropole quand la Vendée sera devenue la Camargue et la Camargue un bayou tropical ?
Ce d’autant qu’à La Réunion, les quatre mois d’été – chaleur et humidité – sont au niveau de la mer une punition. D’ailleurs Olivier Brabant se réjouit encore de l’ingéniosité des cases, ou villas, traditionnelles qui, dit-il, sont « magnifiques d’intelligence climatique ». « Les persiennes, les ouvrants, les cloisons d’une certaine hauteur, les basculants, le rapport au jardin… Elles témoignent d’un savoir-faire ancestral, unique. Il suffit de regarder et de réinterpréter et faire évoluer le modèle mais les mêmes bases demeurent : l’Alizé souffle toujours dans le même sens ».
Des études montrent qu’il fera dans le sud de la France, en à peine une ou deux décennies, la température de Séville, en Espagne. Séville est une ville très agréable parce qu’elle est adaptée à son (ancien) climat. C’est une certitude, il fait et fera de plus en plus chaud en Europe et en France, avec des pluies de plus en plus violentes. « Nous avons nous ici l’habitude des pluies torrentielles », remarque sans ironie Jane Coulon qui espère que toutes les recherches et processus développés à La Réunion prospèrent dans les ENSA de métropole pour se révéler savoir-faire utiles. « Il faut que ça percole », dit-elle. C’est aussi le souhait d’Olivier Brabant que cette culture insulaire « infuse ».
Il est clair que, dans l’Hexagone, pourtant dans un autre hémisphère, dans le domaine de l’architecture et de la construction, les femmes et hommes de l’art, les élus et les maîtres d’ouvrage devraient bientôt découvrir des appréciations du risque et des préoccupations d’urgence différentes que celles dont ils ont pris la confortable habitude. Jusqu’à en découvrir les vertus et richesses de l’outre-mer ? Des îles, une nouvelle épice architecturale ?
Bref, en regard de la rapide transformation des conditions climatiques partout dans le monde, en métropole en particulier, la responsabilité de cette école – l’ENSA et l’équipement – est écrasante tant elle a valeur d’exemple et d’un espoir raisonnable.
Et en ce pays, une 21ème école d’architecture (sans compter l’INSA Strasbourg, l’ESA et Confluences), ce n’est sans doute pas trop demander comparé aux 150 écoles de commerce et 200 écoles d’ingénieurs qui leur font concurrence.
Christophe Leray
* Découvrir en images la présentation détaillée du projet : À La Réunion, une ENSA 0 % Matières grasses ; 0 % Morosité ; 100 % Porosité
** In Les écoles nationales d’architecture (ENSA). Étude à l’attention de la Commission des finances, de l’économie générale et du contrôle budgétaire de l’Assemblée nationale, par le Haut Conseil à l’Evaluation de la Recherche et de l’Enseignement supérieur (Hcéres) . Avril 2023