
Aux lendemains qui chantent, les surlendemains fiévreux. La lenteur du déconfinement ne doit sans doute pas faire oublier la violence d’une situation économique qui approche sournoisement. Philippe Prost, membre titulaire de l’Académie d’Architecture, s’y prépare méthodiquement pour préserver l’harmonie de son atelier.
De mars à juin 2020, durant le confinement et jusqu’au déconfinement, l’Académie d’architecture a questionné ses académiciens et académiciennes quant à leurs réponses et réactions face à cette contrainte inattendue. Chroniques d’architecture publie neuf de ces entretiens.
Académie d’architecture – Vous sentez-vous, en tant qu’architecte, différent, un mois après le déconfinement ?
Philippe Prost – Je suis le même. Le confinement m’a seulement permis d’apprécier plus encore la chance de pouvoir faire ce que je fais. Avec le déconfinement, je retrouve la joie de partager et le plaisir de travailler en équipe.
Nous avons, bien entendu, tous été en contact pendant deux mois mais la visioconférence ne remplacera jamais un échange réel, jamais elle n’offrira l’atmosphère singulière d’un atelier vivant.
Est-ce à dire que le confinement n’a pas changé votre rapport à la distance ?
J’étais, avant de devoir confiner l’agence, assez bloqué à l’idée du travail à distance. Par la force des choses, nous y avons été contraints et, à ma grande surprise, nous nous y sommes mis très rapidement. Les études et les concours ont pu continuer avec cette énorme difficulté qu’était alors la distance qui nous était imposée.
Le travail est cependant devenu beaucoup plus mécanique, beaucoup plus lourd. A l’atelier, tout est plus fluide et rapide. Les rapports humains ne sont pas faits pour être contingentés à une adresse Zoom, Skype ou team. La pratique du métier d’architecte ne s’y prête absolument pas.
En revanche, certaines réunions qui nous obligent parfois de longs déplacements ont gagné en efficacité, et les maîtres d’ouvrages en ont convenu. En outre, nous avons fait la démonstration que nous pouvions éviter des voyages consommateurs de temps, d’énergie…de kérosène.
Avez-vous tiré d’autres leçons du confinement ?
A certains égards, nous avons gagné du temps en nous structurant davantage dans la répartition des tâches. Cette organisation sera peut-être profitable à l’avenir. Ces quelques réflexes nouveaux n’ont cependant rien de très excitants…
Que pense, par ailleurs, l’enseignant que vous êtes ?
C’était une autre expérience. Dans un premier temps, tout le monde était connecté. J’avais, à l’écran, une myriade de « fenêtres » et autant de visages pour m’observer. A mesure des semaines, les vignettes se sont éteintes, restant désespérément noires… je me suis senti terriblement seul. Un cours est un exercice physique ; il y a certes le propos mais aussi le mouvement. Je suis debout, je marche, je bouge quand je m’exprime. J’aime me déplacer.
Enfin, je n’imagine pas un cours, même magistral, sans interaction. Seul, derrière un écran, ça ne marche pas. Bonsoir, clic, c’est terminé ? Il n’y a pas d’après, aucun échange informel, pas même de rencontre spontanée. C’est une triste distanciation.
Certes, j’ai bel et bien appris la possibilité qu’une conférence à distance était tout à fait possible… mais, avouons-le, ce n’est pas la vraie vie.
Notez-vous cependant quelques changements salutaires ?
Le chantier ! Depuis dix ans, les conditions de travail se sont fortement dégradées. Les bases-vie sont devenues ignobles et certains sites sont de véritables chantiers-poubelles. Je m’insurge sans cesse contre cette situation mais la parole d’un architecte n’a, en la matière, que peu de force.
La crise sanitaire a, en revanche, changé la donne. Et pour cause, il y a une responsabilité engagée et donc chacun fait un peu plus attention. L’hygiène ne doit pas être un sujet bureaucratique comme elle l’a été jusqu’à présent.
Le « monde d’après » est-il inspirant ?
Angoissant. La société a été anesthésiée. Elle se réveille groggy. Immédiatement après une opération, un malade se sent toujours bien. La douleur ne revient qu’un peu plus tard. Les choses les plus cruelles vont arriver ; offriront-elles alors le cadre d’une réflexion posée ? Serons-nous encore capables, dans ces circonstances douloureuses, d’apprendre ? Je reste d’autant plus circonspect, que l’appât du gain est fort ; lui ne changera pas.
J’alimente cette vision pessimiste par l’expérience du Mémorial que j’ai conçu sur le plateau de Notre-Dame-de-Lorette, l’Anneau de la Mémoire. J’ai depuis un point de repère. La première bataille, la plus meurtrière côté français, lors de la Première Guerre Mondiale a engendré, à elle seule, en une journée, 23.000 morts. De 1914 à 1918, la France a connu, à elle seule, plus de 1 000 morts quotidiens. L’inhumanité d’une situation gagnée par une destruction devenue industrielle a eu pour effet : « plus jamais ça ! ». Nous savons comment ce « monde d’après », imaginé dès 1918 s’est terminé à son tour…
Cette vision pessimiste vous pousse-t-elle d’ores et déjà à organiser l’agence pour affronter…le pire ?
C’est, pour un atelier comme le nôtre, une question permanente. Nous avons constitué une équipe voire une « communauté ». La maintenir appelle sans cesse de bâtir un calendrier pour se projeter. Je n’ai envie de perdre personne.
Nous avons donc imaginé, pour anticiper la crise, avoir les moyens d’une réaction rapide. Nous avons contracté un prêt que nous n’utilisons pas pour le moment. C’est un système de prêt « potentiel » qu’une entreprise peut enclencher quand elle le souhaite. C’est une sécurité.
Pour le moment, je suis heureux de voir les maîtrises d’ouvrage publiques s’engager davantage. Elles ont pleinement conscience de leurs responsabilités pour relancer la machine économique. Je sens, en tout cas, chez beaucoup d’entre-elles, la volonté politique de soutenir l’activité et je les en félicite.
Propos recueillis par l’Académie d’architecture
Entretien réalisé le mardi 9 juin 2020
Retrouvez les neuf entretiens de la série.