Auteur de l’adaptation* remarquée du roman de Virginie Despentes, Vernon Subutex, le dessinateur LUZ livre quelques références et explique comment, pour qui et pourquoi, il les articule si bien avec la bande dessinée chorale Vernon Subutex. Partie 2 : Le pourquoi du comment.*
Chroniques d’architecture – Comment fais-tu pour passer d’une idée de roman – le Vernon de Despentes – à une idée de bande dessinée – ton Vernon ? En d’autres termes, est-il possible d’avoir une idée de bande dessinée quand il y a déjà eu une idée de roman ?
LUZ – Quand j’ai décidé que j’allais le faire, il a fallu que Virginie me dise dans quel environnement l’univers principal du roman se situe. Il se trouve que c’est le parc des Buttes-Chaumont. Et là, j’ai eu une espèce de révélation. Lors d’une balade avec elle, je prenais des notes. Nous parlions du parc comme une espèce d’Arcadie. Tous les parcs sont un peu comme ça. C’est un endroit où les gens les plus différents peuvent se croiser, avoir un destin commun.
Tout était gris ce jour-là et j’ai remarqué qu’il y avait quelque chose que je n’avais jamais vu dans ce parc. Il s’agit de la conjonction des courbes et des droites. Et tout d’un coup j’ai vu un truc, je me suis dit : « Putain mais qu’est-ce que c’est beau ! » Il faut que le livre ressemble à ça. Cette conjonction entre quelque chose de dur (la droite) et de très doux (la courbe) et au milieu de ces grandes perspectives, les gens se retrouvent être tout petits, même quand ils sont à côté de toi. Dans le parc des Buttes-Chaumont, nous sommes tous petits.
J’avais l’impression d’être dans un tableau de Kandinsky avec des personnages à la Courbet. M’est venue l’idée d’un dedans, d’un monde où les couleurs seraient suggérées par les gens eux-mêmes. C’est ça qu’il fallait faire. Tout d’un coup, c’était une évidence. Et la couleur était là alors que Paris était d’un gris terrible. J’ai eu une espèce de sensation synesthétique en regardant évoluer toutes ces personnes qui ne se connaissaient pas, qui n’avaient rien à faire ensemble et qui avaient juste ce petit destin commun qui était de se balader dans un parc.
C’est peut-être cela la clé de Vernon. Jouer avec l’idée que peut-être nous sommes constitués d’une somme d’idées, de couleurs, de lignes… Des lignes, des couleurs et parfois des petits points dans un tableau qui nous dépasse. Ce parc m’a permis de trouver un moyen de m’échapper de la lecture du roman, de foncer sans savoir où j’allais.
Combien de temps il t’aura fallu pour y arriver ? Comment travailles-tu ?
C’est difficile de te répondre car je suis extrêmement bordélique. Enfin non, je suis plutôt « kaléidoscopique ».
Les premières planches que j’ai dessinées sont celles du viol de Céleste. Après avoir vu le parc, je me suis demandé par quoi commencer. Comment être le plus juste possible ? Il fallait donc débuter par quelque chose de très, très, difficile. Et qu’est-ce que je pouvais exprimer le plus graphiquement possible ? Qu’est-ce qu’un dessinateur peut exprimer de plus qu’un écrivain ? Pour moi c’est la trace. D’où l’idée que la narration de son drame soit tatouée sur elle, Céleste…
J’imaginais que tu aurais commencé par le plus facile, à savoir la musique…
Ah non, non, non, non. Il n’y a rien de très facile car je m’étais fixé comme contrainte que chaque première planche traduise la personnalité propre à chaque protagoniste. Un peu comme lorsque tu feuillettes un bac de vinyles d’occasion, en un regard tu sais si tu sautes sur l’occasion ou pas. Je voulais que la lectrice ou le lecteur soit dans cet état d’esprit lors de la découverte de chaque volume.
Et si nous parlions de l’accrochage dans la galerie ?
Je n’ai pas choisi de faire du ‘wall drawing’, de peindre sur les murs car j’ai la chance d’avoir des dessins de grand format. Si je reviens à l’ouvrage Vernon Subutex, un des enjeux était de faire lire un ouvrage qu’elle avait déjà écrit à Virginie Despentes comme si c’était la première fois qu’elle le lisait. Finalement c’était l’enjeu absolu. Adapter un auteur vivant n’est jamais simple, l’envie de l’épater reste très présente.
Surtout que Despentes n’a pas été tendre avec l’adaptation télévisuelle…
Je suis plus fort qu’une adaptation télévisuelle parce que je n’ai pas un producteur derrière moi. Les effets spéciaux, les acteurs, c’est moi qui les dirige et ces derniers ne sont même pas obligés d’être présents.
Et un livre est tellement plus personnel qu’une série…
Particulièrement dans le deuxième tome, le but est de te donner l’impression d’être invité à rejoindre cette bande. Si tu continues à lire, tu fais plus que jamais partie de la bande. Je voulais que la lectrice ou le lecteur se dise pourquoi pas moi ?
Dans le volume deux de Vernon, tu sembles nous dire : « Vivons ensemble, peu importent nos différences » ?
Nous sommes obligés de vivre avec des gens qui ne nous ressemblent pas. Mais Leonard Cohen dit : « ‘Aimez-vous les uns les autres’ est une escroquerie » ; son véritable message est de ne pas se réduire aux uns et aux autres, gardons nos différences et trouvons un terrain d’entente.
(Nous descendons dans le lieu d’exposition de la galerie)
Alors comment accroches-tu ?
Quelle excitation de préparer un montage…
(A ce moment précis, le galeriste Ronan Lancelot nous rejoint et nous ouvre la réserve où sont les œuvres de LUZ)
Tu vois ce grand format avec les bottes rouges de Vernon, il est arrivé car Roman m’a montré une grande cimaise et m’a dit : « Tu ne veux pas me faire quelque chose à l’échelle du mur ? ».
Ronan Lancelot – La question était de savoir si LUZ était à l’aise sur un grand format. Il me répond qu’il n’a pas le temps. Deux jours après il arrive avec deux grands formats inédits (« Les bottes de Vernon » et « La Hyène sur sa moto avec sa maîtresse »).
LUZ – Résultat, ces deux dessins se sont transformés en deux posters inclus dans le coffret.
(NDLR : Avec les deux volumes, une explication de texte de Virginie Despentes et LUZ, plus quelques croquis, ce coffret édité chez Albin Michel est en vente depuis la fin novembre).
Ah voici « C’est toi le message, bouffon ! ». (Ce dessin forme une double page dans le volume deux de Vernon, p. 302 et p. 303). Je me souviens quand Virginie m’a envoyé le texte pour cette séquence, importante dans le volume deux, sur le personnage de Max. Là nous pouvons parler d’une référence primordiale : Robert Longo.
Pendant très longtemps, Untitled (Bullet Hole in Window, January 7, 2015), dessiné entre 2015-2016, m’a servi de fond d’écran pour mon ordinateur. C’est une toile immense. Il a peint un trou de balle, un énorme trou de balle. Quand j’ai vu ce trou, cela m’a permis de rentrer dedans et de faire face à tout cela. Je lui ai envoyé un carnet à New York dans lequel je dessine tout ce qui me passe par la tête. Et nous allons enfin nous rencontrer à Paris. Le plus fou, c’est qu’il me dit être né le 7 janvier, le 7 janvier, comme moi, le jour de la tragédie.
La série « BodyHammers » de Roberto Longo m’a énormément marqué aussi. Nous y voyons trois ou quatre flingues de face, immenses ; devant toi quand tu les regardes. Voilà l’utilité du dessin, avoir de face quelque chose que tu ne peux pas voir, que tu n’as pas le temps de voir si tu te retrouves dans cette situation, face un flingue. Il a fait des portraits de flingues ! A un moment donné, dans ma vie, j’ai été confronté à plusieurs mitraillettes. Dans Vernon, plusieurs séquences se confrontent à cet événement. La scène avec La Hyène et Max en est une, elle renvoie à « BodyHammers » de Longo, mais il y en a plein d’autres.
Autour de moi, lorsque je devais dessiner LA SCENE la plus forte, la plus tragique du second volume, on me demandait si ce n’était pas trop dur. En fait non, c’était jouissif car l’œuvre de Longo m’a donné cette capacité de voir en face de ce trou, et de me sortir du trou noir dans lequel j’étais tombé.
Peux-tu nous dire deux mots sur le concept de convergence à l’œuvre dans Vernon 2 ?
Je suis content que tu me poses la question, personne n’en parle !? L’idée était de trouver une manière d’échapper à toutes les personnes organisées en lobbies, lobbies de la drogue, de l’alcool, de la religion, etc. Le mot lobby n’est certainement pas le bon mais… Enfin tous ces groupes de pression qui nous empêchent de nous évader.
Contre eux, voici l’idée incroyable d’être ensemble juste grâce à la musique : la convergence. Bon, se retrouver le lendemain matin avec la bouche pâteuse et les pieds qui puent ne peut pas faire rêver tout le monde. Mais je pense que nous n’arriverons pas à construire un monde meilleur sans trouver des béquilles jouissives. La musique en est une !
Pour finir, peux-tu nous dire sur quel sujet tu travailles pour la prochaine bande-dessinée ?
Je vais travailler sur la vie et la virilité…
Propos recueillis par Christophe Le Gac
Octobre 2022, lors d’un entretien dans la galerie parisienne Huberty & Breyne.
* Lire aussi LUZ et Vernon Subutex. L’essence de l’art : le dessin (1ère partie)
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A noter le coffret Vernon Subutex, tome 1 et 2 + Making of + Bonus, paru chez Albin Michel, un cadeau idéal pour la fin de l’année.