«C’est un point de repère symbolique de la ville par son échelle. Un lieu d’évocation de Marseille et j’espère que Marseille se reconnaîtra en lui», déclarait Jean Nouvel à l’issue d’une visite de presse de sa nouvelle tour – La Marseillaise – inaugurée à l’automne 2018 par une belle journée ensoleillée d’octobre 2018.
Quelques semaines plus tard, les cérémonies d’inauguration à peine terminées et l’encre des papiers laudateurs à peine sèche, l’actualité à Marseille était bousculée avec l’effondrement de trois immeubles rue d’Aubagne, lequel a fait huit morts. Comble de l’ironie, six jours plus tard, le 10 novembre 2018, un balcon s’effondrait lors de la marche blanche en hommage aux victimes, blessant trois personnes.
Alors la nouvelle tour, bleu, blanc, rouge, nommée La Marseillaise, un symbole, certes, mais de quoi ?
Chacun comprend bien, au premier degré, la puissance de cette tour. Il s’agit ici d’exprimer toute l’ambition d’une ville qui se projette dans le futur. Il faut dire qu’il y a du chemin à faire. Marc Pietri, fondateur de Constructa et à l’initiative de ce projet, se souvient avoir acquis en 2002 cette parcelle coincée entre l’autoroute et la mer dont personne ne voulait. Personne alors n’avait encore compris l’importance des friches portuaires, sauf Marc Pietri qui avait découvert leur transformation et développement lors d’un long séjour aux Etats-Unis. Il est vrai qu’à l’époque, EuroMed n’existait pas encore et personne n’aurait pu imaginer que la ville foot de l’Olympique de Marseille (OM) serait en 2013 capitale européenne de la culture. Ni que l’évènement aurait un tel succès.
Après la réussite de la réhabilitation des quais d’Arenc, la construction du MUCEM de Rudy Ricciotti et de la tour CGA CGM de ZAHA Hadid, le même Marc Pietri a beau jeu aujourd’hui de mettre en exergue la position privilégiée, car multimodale, de la seconde tour de Marseille. De fait, la tour de Zaha Hadid, longtemps solitaire, va désormais avoir de la compagnie. Sont ainsi prévues à cet endroit la tour H99 (pour 99 m de hauteur) et La Porte Bleue, «respectivement troisième et quatrième actes» des quais d’Arenc. Il s’agit là de la furure «skyline» de Marseille. Quatre tours, dont deux encore à construire. Rien moins !
A considérer en effet tous les atouts du site – parfaitement exploités par Jean Nouvel qui s’est restreint à une tour basique à noyau central et quatre façades, sans aucune intervention sur la forme donc, offrant des vues sans équivalent (sauf chez la voisine CGA CGM) sur la ville et la mer -, le promoteur est fondé à penser «offrir au territoire marseillais un outil d’attractivité unique tant par son ensemble architectural inédit que par sa location privilégiée». Pour sa part, l’architecte est fondé à expliquer que si la tour voisine n’abrite qu’une seule compagnie, La Marseillaise quant à elle accueille plus de 20 sociétés différentes, ce qui en fait un lieu ouvert, «une petite ville dans la ville».
Même si l’architecte s’est ici gardé d’un vocabulaire High Tech, sa vision du futur est partagée donc par les locataires de la tour, qui propose pourtant désormais les m² de bureaux les plus chers de la ville.
Mais cette vision très ‘starchitecte’ de la ville, qui se félicite de sa collection en devenir (comptez notamment l’ombrière de Foster sur le Vieux-Port ou encore le FRAC de Kengo Kuma, sans parler de Fernand Pouillon mais c’est une autre histoire) n’est-elle pas déjà surannée ? Il faut en effet se méfier des noms trop chargés de symbole. Comme ce fameux paquebot, le France, désuet dix ans après sa mise à l’eau ou ce Stade de France qui siffle les présidents de la république pendant l’hymne national. Alors une Marseillaise…
Surtout quand à cinq minutes à vol d’oiseau, des immeubles sont dans un tel état de déréliction qu’ils s’effondrent, avec des gens dedans ! Même à Cuba, La Havane a résisté à la tentation de l’effondrement. Cela rappelle la tactique utilisée par les promoteurs en Grèce qui voulaient développer les collines boisées autour d’Athènes. La loi autorisait la construction sur les sites rasés par un incendie. Toutes les collines ont brûlé. Qui veut tuer son chien dit qu’il a la rage.
Les cyniques feront le constat que la rue d’Aubagne, à un jet de fumigène du Vieux-Port, dans la ville nouvelle rêvée sans doute par le maire et les promoteurs des quais d’Arenc, aura certainement bientôt beaucoup plus de valeur immobilière qu’aujourd’hui, et la déconstruction aura été effectuée aux frais de la ville.
Je ne connais évidemment pas les détails de ce qui s’est passé à Marseille mais pour qu’un immeuble s’effondre, il faut quelque chose de pourri dans la structure et, comme disent les Chinois, un poisson pourrit par la tête. Celui qui a bouché le port ?
Entre les propriétaires absents, morts, introuvables ou trop démunis, les réglementations picrocholines, les arbitrages budgétaires et les pauvres qui ne votent pas ou pas comme il faut, je peux convenir, malgré les explications embarrassées de Jean-Claude Gaudin, le maire de Marseille, que la lutte contre l’habitat insalubre peut se révéler un casse-tête. Mais les mêmes règles ne s’appliquent-elles pas partout au sein de la République une et indivisible ?
Convenons encore que le sort de deux ou trois immeubles rue d’Aubagne ne soit pas une priorité absolue au top de l’agenda du maire de la 3ème ville de France. Sans doute n’était-il même pas au courant de ces immeubles en particulier si tant est qu’il se souvienne de la rue d’Aubagne.
D’ailleurs l’habitat insalubre n’est pas une spécialité de la cité phocéenne. Les millions de touristes qui visitent Montmartre à Paris ne savent pas non plus qu’à quelques rues de là, des migrants vivent à 9 dans les deux-pièces d’immeubles insalubres qui fuient de partout, ainsi que des familles tout ce qu’il y a de bien comme il faut.
Sauf qu’à Marseille, d’aucuns se souviennent que l’été dernier déjà, des habitants de la Belle de mai, avec le collectif Exyst, avaient mis en scène de façon dramatique, avec humour pourtant, le manque criant de piscines par habitant, l’ironie voulant que les piscines municipales soient fermées pendant l’été, pour cause de vacance des agents. «Qu’ils mangent des brioches !», leur aurait répondu l’Antoinette. Quelle façon de se préparer au réchauffement climatique !
Citons encore, plus récemment puisque l’affaire précède de quelques jours le funeste effondrement, le chantier de réaménagement de la place Jean Jaurès dans le quartier de la plaine. Des travaux tellement bienvenus pour les habitants qu’un mur à 400 000€ doit être construit pour protéger le chantier et remplacer les CRS qui le gardent jour et nuit. Pour les opposants au projet, il ne s’agit de rien moins que d’une nouvelle ZAD, zone à défendre.
S’il semble inconvenant de trouver si aisément 400 000€ pour construire un mur (sous prétexte de sécurité, comme autour de la tour Eiffel ou à la frontière USA-Mexique) quand il semble si compliqué de gérer des immeubles insalubres (malgré un budget de 200 M€ par an, ainsi qu’annoncé par Jean-Claude Gaudin), les priorités du maire, hier comme aujourd’hui, traduisent surtout une vision de la ville qui penche plus vers les promesses de la Marseillaise que vers les acquis de la place Jean-Jaurès ou les besoins de la rue d’Aubagne.
Et voilà que cette Marseillaise, à son corps défendant, et malgré tout le talent et la sincérité de son concepteur, devient le symbole arrogant d’une distance toujours plus grande entre la ville des premiers de cordée – imaginée avec des tours toujours plus écologiques, comme à Singapour, et des voitures autonomes électriques et des vues sur mer à couper le souffle dans les bureaux derniers cris – et la ville de presque tous les autres, à l’image des inégalités toujours plus grandes entre ceux qui ont beaucoup et ceux qui ont de moins en moins, gaulois réfractaires qui voient leur plafond leur tomber sur la tête. Pour le coup, même si au fil du temps les façades de la Marseillaise seront ornées d’une polychromie de 400 couleurs, le bleu, le blanc et le rouge risquent de n’être pas suffisants pour justifier la bonne affaire.
D’ailleurs, malgré la mer et le soleil, l’un des problèmes du manque d’attractivité de Marseille pour cadres en mal d’exotisme est la difficulté du «deuxième emploi féminin» – dit, autrement, pas de travail pour madame – et «un plan scolaire qui a pris du retard» – dit autrement, pas d’écoles. Voilà qui offre une vue en coupe de la ville. Mais le maire depuis 22 ans n’y peut sans doute rien non plus.
Quant à l’école internationale, prévue pour les enfants des premiers de cordée, elle aussi est encore en rade, c’est dire si malgré les hourras de l’inauguration d’une tour – la deuxième -, Marseille a encore du chemin à faire avant d’être Francfort. Et ce n’est pas en mettant des terrasses plantées en hauteur, d’ailleurs inaccessibles, ce qui ne manque pas d’ironie, que le fossé de malentendus et d’incompréhensions qui sépare ces deux visons du futur de la ville sera comblé.
Pas étonnant dès lors que des Marseillais s’offusquent du faste des célébrations de cette nouvelle Marseillaise quand la France entière découvre effarée leur habitat indigne. Le symbole, à tort ou à raison, devient la cible logique de l’indignation, quelles que soient sans doute les intentions du promoteur, fussent-elles avec celles de l’architecte autant pétries de bons sens financier que d’ambition sociétale. Peut-être la vraie modestie eut été justement d’éviter la grandiloquence des bons sentiments.
Dernier témoignage en date de cette défiance, les manifestations des gilets jaunes, après les bonnets rouges bretons, prévues partout en France le 17 novembre. Des cortèges plus ou moins spontanés, en tout cas hors partis organisés, qui ont tout de la jacquerie.
Hasard de l’actualité donc, cette Marseillaise serait-elle le symbole du retour des privilèges ?
Christophe Leray