« Megalopolis », chez Christian Berst* – spécialiste d’Art Brut Contemporain, est une exposition de l’artiste d’Asunción (Paraguay) : Sebastian Ferreira. Découverte d’un univers citadin où délirer le monde dialogue avec une persistance surréaliste. Chronique de l’Avant-Garde.
Délirer le (son) monde
Le travail quotidien de Sebastián Ferreira consiste à représenter des cités à forte densité urbaine traversées par de multiples rues, avenues et places. Toutes ces mégalopoles imaginaires sont dessinées à partir de différentes sources ; cartes postales, livres, revues, journaux et dérives sur internet, en constituent le vivier.
La construction même des documents graphiques nous incite à penser que Sebastián Ferreira délire le monde comme l’exprimaient Deleuze & Guattari dans leur célèbre « Capitalisme et schizophrénie 1. L’Anti-Œdipe » (1972-3, Les éditions de Minuit). Serait-ce possible de ne pas évoquer le concept de « Machines désirantes » propre aux philosophes du désir ? Assurément non ! En premier lieu, rappelons que les deux compères s’opposent à réduire le désir à la « sainte famille » (mère – père – enfant) car la « production désirante » s’applique à tout un univers. « Nous délirons le monde », disent-ils encore.
Plongeons-nous dans les œuvres de cet artiste paraguayen à la lumière de cette approche. Que voyons-nous devant tant de traits saturant tout l’espace de la page ? A première vue, nous sommes face aux rêves démiurgiques d’un architecte en train d’imaginer les futures capitales de pays aux mains de dignitaires autoritaires et libéraux économiquement. La monumentalité des bâtiments « officiels » (Palais gouvernementaux, Palais de justice, etc.) de style néo-classique, les avenues à trois ou quatre voies renvoient à toutes les grandes capitales d’Amérique-du-Sud encore sous influence européenne au XIXe siècle.
Nous pensons au Paris du baron Haussmann et sa double volonté hygiéniste et sécuritaire. Au niveau de la ‘skyline’, les immeubles de très grandes hauteurs la modèlent et s’apparentent par leurs façades-rideaux, typiques des sièges sociaux des établissements bancaires. Asunción vient à l’esprit. Logique ! Sebastián y habite. Pourtant, Buenos Aires aurait davantage ses faveurs. Les diverses variations à l’œuvre proviennent de cette sorte d’écriture automatique basée sur des variables qui engendrent des variétés de villes imaginaires. Véritable « machine désirante », cette production urbaine provient de son enfance et du souhait d’être architecte. Son obsession, devenue pratique artistique, lui permet de composer avec le capitalisme (maître d’ouvrage des villes) et sa schizophrénie (en mode « schizo-analyse » chère à la psychanalyse institutionnelle de Deleuze, et surtout Guattari).
Un surréalisme pragmatique
Au-delà de cette question liée à la schizophrénie de « Seba », de se penser sur la dimension plastique de ces dessins. Véritable laboratoire, toutes ces propositions de planification urbaine semblent suivre le même protocole de création. Les différences et les répétitions à l’œuvre montrent à quel point elles sont le résultat d’une écriture automatique que les surréalistes n’auraient pas reniée.
À une différence près, Ferreira n’est pas dans une logique de transgression vis-à-vis des codes du langage architectural. Au contraire, il est dans un pragmatisme analogique, c’est-à-dire dans une volonté de représenter à la lettre les villes qu’il aurait aimé construire, au moins en partie. Sa maîtrise des outils et systèmes de représentation manuels – crayon, règle, perspective – l’introduit d’office dans le cercle des grands dessinateurs-projeteurs de l’histoire mondiale de l’architecture et de l’urbanisme ; sa place est réservée aux côtés des modernes Franck Lloyd Wright, Louis I. Kahn, Le Corbusier, Tony Garnier, du classique Ernest Hébrard, etc.
Le surréalisme pragmatique le différencie de ces grands noms de l’architecture par sa façon de répéter, répéter des motifs à l’identique par des associations d’idées liées aux rêves et non à la volonté de construire. Nous sommes dans le songe, le labyrinthe. Borges n’est pas loin ; sa nouvelle « La Bibliothèque de Babel » (Fictions, 1941) revient en mémoire, avec ses salles à l’infinie dans lesquelles tout se répète à partir d’une même base. Chez « Seba », nous ne sommes pas dans le réalisme magique comme chez le voisin argentin mais, osons le dire, dans un surréalisme pragmatique. Tout se tient et pourrait exister.
Le plan d’immanence de « Seba »
À parcourir les nombreuses visions urbaines du dessinateur d’Asunción, un autre philosophe vient à l’esprit : Baruch Spinoza. Son approche de l’immanence dans ses différentes œuvres, plus particulièrement dans « L’Ethique » (1677), nous informe sur nos manières d’être. Spinoza insiste sur le fait que la substance (la Nature, l’être, Dieu, à votre guise) est composée de deux grands attributs, pour de ce qui est visible par l’humain, à savoir l’étendue et la pensée. Selon lui, différents modes – entendre différentes formes de choses (étendue) et d’idées (pensée) conduisent vers et appartiennent à la Substance.
Pour le dire autrement et en établir une corrélation avec le travail de « Seba », disons que ce dernier utilise trois modes (son corps, un crayon, et une feuille de dessin) de l’étendue jumelés au mode de sa pensée au travail dont proviennent ses idées de ville. Tout cela l’amène à construire son plan d’immanence et à nous englober dedans. Comme l’indiquent Deleuze & Guatarri (encore eux !) dans « Qu’est-ce que la philosophie ? » (1991, les éditions de Minuit) : « Penser suscite l’indifférence générale. Et pourtant il n’est pas faux de dire que c’est un exercice dangereux. C’est même seulement quand les dangers deviennent évidents que l’indifférence cesse, mais ils restent souvent cachés, peu perceptibles, inhérents à l’entreprise. Précisément parce que le plan d’immanence est pré-philosophique, et n’opère pas déjà avec des concepts, il implique une sorte d’expérimentation tâtonnante, et son tracé recourt à des moyens peu avouables, peu rationnels et raisonnables. Ce sont des moyens de l’ordre du rêve, de processus pathologiques, d’expériences ésotériques, d’ivresse ou d’excès. On court à l’horizon, sur le plan d’immanence ; on en revient les yeux rouges, même si ce sont les yeux de l’esprit. (…) Penser, c’est toujours suivre une ligne de sorcière ».
Alors, dans un même mouvement, émettons cette hypothèse, simple et complexe : Sebastián Ferreira est un sage selon la méthode envisagée par le philosophe du Conatus. Son « effort » à persévérer dans son être par le dessin de cartes mentales qui délirent le monde et son monde, est salvateur pour lui et nous. Cette action nous offre la possibilité d’être affectés (l’étonnement, l’attirance, l’espoir, le désir, la joie) par l’artiste et l’ensemble des choses et des idées qui nous entourent, et qui l’affectent … en premier lieu, les mondes urbains.
Christophe Le Gac
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*Jusqu’au 16 juillet 2023. 3-5 passage des Gravilliers 75003 Paris https://christianberst.com/exhibitions/exhibition-320