Mardi 30 mars 2021, la région Réunion inaugurait sans tambour ni trompette le premier viaduc de la Nouvelle Route du Littoral (NRL), entre Saint-Denis et … nulle part ! 5,4 km de long et 28,9 mètres de large pour ce tronçon qui revendique le titre de plus long viaduc maritime de France. Un fiasco grandiloquent qui ne manque pas de piment !
C’est un immense viaduc autoroutier que le Conseil régional de la Réunion a réceptionné sans grande conviction. Pourtant, il y aurait pu avoir de quoi être fier pour cette île grande comme un tiers de la Corse. Avec ses 5,4 km, le viaduc qui doit relier Saint-Denis (plus grande ville d’Outre-Mer), La Possession et Le Port à l’Ouest n’est rien moins que deux fois plus large et deux fois plus long que le fameux et très emprunté pont de l’ile de Ré.
Aujourd’hui, le viaduc construit en mer, à quelques dizaines de mètres des roches de l’île, semble un peu esseulé au milieu de l’océan. En effet, si le groupement GTOI-SBTPC-Vinci (Bouygues + Vinci) a annoncé fièrement avoir réalisé sa part du contrat, le fait est que personne ne peut encore rouler dessus. Ni les digues ni le raccordement ne sont en effet terminés puisqu’il faut encore attendre que les chantiers des bretelles d’accès de Saint-Denis et de la Grande-Chaloupe soient terminés !
L’ouvrage a nécessité 300 000 m3 de béton, 38 000 tonnes d’acier, une barge grande comme un terrain de football pour poser les 48 piles du pont et une structure métallique longue de 280 mètres pour assembler les 1 400 éléments du tablier. L’exploit reste de taille.
Le coût du viaduc n’est pas exactement connu mais il représenterait un peu moins de la moitié des 2Md€ d’euros prévus pour l’ensemble du projet de Nouvelle Route du Littoral lancé en 2014 pour un budget à l’époque titanesque de 1,66 Md€, soit 133 millions le km. A ce tarif, la vue sera forcément très belle !
Le président de la région a annoncé un raccordement probable de ce premier tronçon pour décembre 2021. Cependant, les élus de l’opposition n’y croient pas, encore moins les 80 000 usagers qui empruntent chaque jour la route du littoral, entre embouteillages interminables, éboulis, inondations soudaines et fermetures intempestives.
Le chantier de la NRL pourrait être une énième histoire d’infrastructure livrée en retard. Mais c’est sans compter un récit long de péripéties dont seules quelques îles lointaines semblent avoir le secret !
Fraîchement élu à la tête de la région en 2010, Didier Robert souhaitait marquer la rupture avec son prédécesseur Paul Vergès (figure du communisme local). Il abandonne alors un projet de tram-train autour de l’île et porte un projet qui s’apparente davantage à un périphérique, la Nouvelle Route du Littoral.
Soutenu par les lobbies du BTP et des transporteurs, le président de région n’a pas tardé à leur offrir la récompense de son élection. Un premier tronçon construit en viaduc pour s’achever en digue. Etrange conception sur une île où tous les matériaux doivent être importés à un coût franchement hors sol.
Selon la presse locale, le président de la Fédération nationale des transporteurs routiers à La Réunion a, depuis, admis qu’il avait été convenu avec Didier Robert que le viaduc serait pour les multinationales et la digue pour les entreprises réunionnaises de BTP. Pas de jaloux sur un territoire où les marchés sont rares et où les camionneurs savent bloquer les routes.
Si la construction du viaduc s’est déroulée sans trop d’encombre, la sortie des eaux de la digue ne s’est pas faite sans difficultés. En effet, dès 2019, les entreprises faisaient part de difficultés d’approvisionnement en roches. Visiblement, l’idée de vérifier en amont la faisabilité de l’ouvrage n’avait effleuré personne. Une omission calculée plutôt car, dès 2011, l’Autorité environnementale sommait la région Réunion d’envisager une autre solution. En 2013, le Conseil scientifique régional du patrimoine naturel (CSRPN) prévenait que le stock de gros enrochements serait insuffisant.
Mais sur le caillou, il y a toujours une solution ! C’est ainsi que la région a depuis invité les agriculteurs à retirer les andains de leurs terrains pour les réutiliser sur le chantier. Pour certains une sorte de circuit-court appliqué à l’infrastructure. Mais avec un camion par ci, une brouette par-là, on comprend mieux les retards accumulés !
Le manque de matériaux pour constituer le corps de la digue, qui reposera sur un haut-fond, reste aujourd’hui un problème majeur. Une carrière devait ouvrir sur l’île, à Bois-Blanc, pour fournir les blocs rocheux mais le projet a été retoqué par la justice en 2019 au motif que l’ouverture de carrières et l’extraction d’andains sur les terres agricoles provoqueraient des risques de glissements de terrain et la destruction des habitats de nombreuses espèces protégées.
Refusant d’abandonner le projet, la majorité régionale planche désormais sur des solutions d’approvisionnement à Madagascar, à Maurice, au Moyen-Orient… pour le réemploi local, il faudra donc repasser !
Pour pallier le retard et les difficultés, le groupement demandait une importante rallonge comprise entre 150 et 300 millions d’euros. Le 18 août 2020, Sébastien Lecornu, ministre des Outre-Mer, a annoncé qu’une partie des 17 millions d’euros du plan de relance serait attribuée au chantier de la NRL.
Seulement, pour y prétendre, la région a habilement résilié, à l’amiable, le précédent marché avec le groupement, en lançant un nouveau à l’été 2020. Une pirouette de plus au soleil alors que l’attribution des marchés initiaux font toujours l’objet d’une enquête du Parquet national financier et que Didier Robert a été entendu dans le cadre d’une enquête pour « détournements de fonds publics, prise illégale d’intérêts et concussion ».
A ce prix-là, l’ouvrage d’art est au moins annoncé pour résister aux cyclones les plus violents et durer au moins cent ans. Les Romains et leurs viaducs millénaires doivent rire sous cape. Les associations de défense environnementale de l’île, qui interpellent sur le drame écologique induit, rigolent beaucoup moins.
La Réunion fait partie des 34 ‘hotspots’ de la biodiversité mondiale. La NRL risque d’anéantir le riche écosystème du récif corallien des Lataniers. De même, de nombreuses études pointent l’impact potentiel très fort de la NRL sur le grand dauphin de l’Indo-Pacifique, les tortues et autres cétacés qui viennent se reproduire dans les eaux chaudes de la Réunion.
A l’impact écologique s’ajoute à une situation sociale particulière. En effet, 40% de la population réunionnaise vit sous le seuil de pauvreté et une automobile coûte au moins 15% plus cher qu’en métropole. Pourquoi alors prôner le tout voiture au détriment du développement d’un réseau de transports en commun, plus économique et plus écologique sur le long terme ?
Avec plus de 450 000 véhicules pour 840 000 habitants, l’île connaît un engorgement quotidien de son réseau routier, qui reste fragile en raison de sa physionomie, parce que la route du littoral, conçue en 1976 pour 10 000 véhicules / jours, reste le seul axe rapide pour relier la ville au Nord et son port économique et militaire à l’Ouest.
Pourtant, la NRL inclut une emprise de deux fois trois voies, plus une pour un transport collectif en site propre. Ironie du sort, c’est bien un transport collectif de type tram-train qui avait été abandonné au profit de la NRL en 2010. D’autant qu’un train, construit en 1882 fut abandonné en 1976 au profit du développement de la route du littoral : triste tropique !
Si les ministres de la Transition écologique, Barbara Pompili, et des Transports, Jean-Baptiste Djebbari, ainsi que le futur président de région entendent développer une vision d’avenir, la nécessité de développer des transports en commun et des mobilités douces efficaces et de mener une politique d’utilisation de ces services publics doivent devenir une priorité : entre 1981 et 2020, la part d’utilisation des transports en commun sur l’île a stagné à 5 %.
Là est tout le paradoxe !
Alice Delaleu