Depuis le 31 mars 2016, la place de la République à Paris devient chaque soir le théâtre du rassemblement populaire et citoyen «Nuit Debout», dont le but est semble-t-il de penser une nouvelle manière de faire de la politique. En installant leurs échanges sur la place réaménagée par l’agence TVK* en 2013, les «nuitdeboutistes» font de l’espace public une scène politique et médiatique. Une nouvelle façon de faire la politique ?
Bien plus qu’une scène sur laquelle se jouerait un éventuel avenir, la place de République elle-même semble être un des personnages clé de la mobilisation, dont les revendications peuvent paraître un peu floues. Le manifeste du mouvement explique que «chacun se réapproprie la parole et l’espace public». Pour un mouvement qui se veut innovant dans sa façon de faire de la politique, rien de bien neuf en réalité. Une chose est sûre cependant, la place de la République, en tant que place urbaine par excellence, est le lieu tout désigné pour la confrontation des discours.
En France, l’espace public et les places sont depuis la Révolution les lieux de (re)conquêtes politiques, sociales et urbaines. Ils permettent de rendre visibles et tangibles les prises de paroles. De fait, la politique et l’espace urbain sont intimement liés. La politique c’est la «polis» grecque, qui regroupe plusieurs notions indissociables : une donnée sociale en termes de communauté structurée, une réalité spatiale offrant un cadre concret à l’émergence du citoyen et enfin un état souverain.
Par ailleurs, la place en tant qu’espace public est le point de rencontre entre «l’urbs» (la ville territoire) et la «civitas» (la ville des citoyens). Les Grecs avaient l’Agora, les Romains, le Forum où les échanges d’idées avaient lieu. C’est donc aux fondements physiques de la démocratie que le mouvement dit citoyen «Nuit Debout» fait appel et, contrairement à bien des explications, «Nuit Debout» est déjà politique dans son sens le plus élémentaire.
La Révolution de 1789, la Commune de Paris en 1871, ou encore Mai 68 ont eu lieu dans les rues bien plus que sur les places. Ce sont d’ailleurs les craintes des révoltes populaires qui ont contribué en partie, à façonner la physionomie de Paris sous Haussmann. «Nuit Debout» choisit en revanche de s’immobiliser sur une place, dans la veine de Occupy Wall-Street, des Indignés ou de Syriza. La place de la république devient un symbole parce qu’elle est à la fois porteuse de sens historique et identitaire. En renouant avec les piétons, la place est redevenue un lieu de rassemblement et d’échange, prenant à témoin en son nom la statue de La République. Les grandes manifestations qui ont fait suite aux attentats de 2015 ont contribué à en faire un lieu de mémoire. La place de la République à Paris est devenue un symbole fort car elle est au croisement d’une histoire longue et de revendications temporaires.
En affirmant que «les lieux publics ne peuvent pas être privatisés», Anne Hidalgo, maire de Paris, démontre comment elle a perdu de vue l’une de ses promesses de campagne : rendre la ville à ses usagers. Refuser un rassemblement sur la place au nom du principe que personne ne peut accaparer un espace public, ou en arguant de l’hygiénisme, autant alors interdire les pique-niques dominicaux et les apéros estivaux dans les parcs et sur les bords des fleuves et canaux des grandes villes !
De fait, le Prix européen de l’espace public urbain, créé par le Centre de Culture Contemporaine de Barcelone (CCCB) a décerné en 2012 son Prix Spécial du Jury au campement des ‘Indignés’ de la Puerta del Sol à Madrid. Ce campement de fortune, qui fut construit à l’occasion des manifestations de mai 2011, se composait, à l’image de ce qui est en train de naître sur la place de la République à Paris, de structures légères et éphémères qui n’affectaient en aucun cas la place en elle-même.
Où se situe la frontière entre usage et monopole ? Les «nuitdeboutistes» créent des dispositifs qui sont cependant rapidement démontables. De fait, les usages habituels de la place demeurent, les commerces sont ouverts, les voies de circulation fonctionnent. Dans le mot «privatisation», il y a sans conteste un petit quelque chose d’ordre pécuniaire. Mais qui vend l’espace public ? La place de la République se trouve sans doute bien moins privatisée que les futures Fan Zone des supporters de foot, confiées à Lagardère Sports pour 150 000 euros.
Luc Gwiazdzinski** est géographe : «Nuit Debout révèle la réappropriation symbolique d’un territoire. C’est un engagement par le corps, de l’ordre du ‘je reprends possession de ma ville et de ma place’», explique-t-il. «On est dans la réappropriation symbolique d’un territoire car on a besoin d’une accroche sur le réel. Et l’occupation des places joue ce rôle car c’est le lieu où les gens se donnent rendez-vous».
Que ce soit Occupy Wall-Street à New-York, Les Indignés en Espagne, Syriza en Grèce, le soulèvement de la Place Tahrir en Egypte, aucun de ces événements n’a suscité le moindre émoi sur la question de la place publique. C’est à se demander si la Mairie de Paris ne poursuit pas son petit bonhomme de chemin pour fabriquer une ville patrimoniale, sans goût, figée dans son histoire et bien muette, comme elle le fait en architecture ?
Les édiles ne semblent pas accorder beaucoup de crédit aux «nuitdeboutistes» qui éprouvent certes quelques difficultés à mettre en mots leurs propositions, au demeurant assez vides. Pourtant, au-delà de l’espace urbain, un des fils directeurs du mouvement est sa présence diffusée en continu sur le plus important espace public existant : Internet. Au même titre que les tentes démontables, la désormais fameuse application Périscope, ne contribue-t-elle pas à mettre en place un nouvel urbanisme, virtuel celui-là ?
Léa Muller
* L’Agence d’architecture et d’urbanisme Trévélo-Viguier-Kholer
** Nuit debout, « une confrontation symbolique avec les institutions », Juliette Duclos, Lacroix.fr, le 06/04/2016