
Y a-t-il un langage commun à l’architecture et au cinéma ? Qu’est-ce qui fait architecture au-delà de l’édifice ? Comment représenter un élan immatériel (Spreckelsen) dans une œuvre cinématographique (Demoustier) ? Critique.
En salle depuis le 5 novembre 2025, L’Inconnu de la Grande Arche, le film de Stéphane Demoustier,* réalisateur et scénariste français, tisse une dentelle entre deux arts de l’espace : l’architecture et le cinéma. Le cadre qu’il impose révèle la tension entre idéalisme et complexité du réel.
Filmer l’architecture, c’est interroger matière, son, lumière… et porter l’impalpable comme elle le fait elle-même.
Si les deux arts partagent une foi en la vision, l’Inconnu de la Grande Arche met en avant le métier, au détriment de la matière vivante qui l’habite : le geste, le souffle, la présence humaine. De fait, il offre un regard neuf sur la hiérarchie silencieuse entre maîtres d’œuvre, ingénieurs, politiques et sur la tension entre ambition et compromis, sur le théâtre du pouvoir dans l’acte de bâtir.
Pour autant, le marketing, la structure institutionnelle et la hiérarchie viennent muséifier la matière vivante. Comme l’écrivaine Laurence Cossé le montre dans La Grande Arche**, le spectateur, via la lentille de Demoustier, observe à son tour la dépossession de l’architecte. Dès lors, le récit se retrouve captif d’une mise en abîme « involontaire » où le film semble perdre sa propre chair.
Gaston Bachelard, philosophe de l’imaginaire spatial écrivait dans La Poétique de l’espace*** combien la mesure demeure impropre à saisir l’espace : l’espace poétique est affaire de respiration. C’est peut-être ce souffle que le film n’a pas su rendre.
Peut-être qu’en enfonçant ses mains dans la poussière du chantier, en écoutant le son du vent sous la voûte, Demoustier dans L’Inconnu de la Grande Arche aurait eu l’occasion de faire se rencontrer structure et sensible, art et espace.
Derrière l’écran d’une telle caméra, le spectateur vacille entre le symbole et le cadre. La maladresse de ce geste plastique, presque imposteur, détourne une question qui ne concerne pas seulement l’architecture mais touche au cœur même du geste de création cinématographique.
En effet, le format carré choisi par le réalisateur fonctionne très bien dans les scènes intimes (Champs-Élysées, pluie, chien, pierre tombale) en humanisant et recentrant le regard du spectateur. Cette approche se manifeste notamment dans la scène inaugurale du bureau, où le carré confère à l’image une proximité presque tactile, celle de Carrare où l’image devient blanche, presque spirituelle comme si le carré dans sa pureté, retrouvait la dimension sacrée de la pensée de Johan Otto van Spreckelsen (l’homme des églises et de l’orgue) et architecte du Cube. Il en va de même dans la scène finale où la mort de l’architecte devient une métaphore de la disparition de sa vision.
De cette manière, Demoustier frôle un seuil sensible qui brise la barrière entre l’écran et le spectateur : bien souvent, paradis et enfer ont un hôte mutuel où chaque plan devient seuil et chaque silence accord suspendu.
Cependant, ce format, censé dialoguer avec la Grande Arche, va dans les scènes monumentales ou techniques (le chantier, l’agence, la démission de Spreckelsen) à l’encontre de l’essence même de l’architecture. Le film parle d’espace sans le faire exister, cloîtré dans un cadre qui l’étouffe.
La question se pose alors sur la pertinence de jouer sur les formats, en resserrant là où l’intime l’exige, à défaut d’un « mime esthétique ». La forme ne conserve valeur que si elle garde un souffle, comme si mimer celle de l’Arche via ce format carré lui avait fait oublier tout l’espace qu’elle ouvre, les chemins de son vide intérieur restant parallèles à son écho poétique. La séduction culturelle triomphe lorsque l’aspect technique devient parure plus que langage.
Interrogé sur le levier permettant de traduire la matière du monde via l’architecture filmée, le réalisateur admet son étrangeté au métier et l’impossibilité de proposer une réponse exacte. Paradoxal, considérant le noyau impalpable qui lie ces deux arts de l’espace.
D’aucuns pouvaient espérer davantage avec la traduction d’un élan immatériel (Spreckelsen) dans un langage commun à l’architecture et au cinéma (Demoustier) : ce qui fait architecture au-delà de l’édifice.
La tension entre vision pure et contraintes politiques est toutefois un beau rappel. L’ère du bâtiment icône est révolue. Fini le monument. Post-post-modernisme désormais : la fragilité de la vision est sous les projecteurs. L’impalpable devient cadre, le souffle surface.
Isabelle Zoung-Kanyi
Étudiante en master 1 d’architecture à l’ESA
Stagiaire à l’Académie d’Architecture
Novembre 2025
* Lire aussi La Grande Arche, le film, ou comment figurer l’architecture au cinéma (Chroniques, 21 octobre 2025)
** La Grande Arche, de Laurence Cossé (Gallimard, 2016) ; Lire aussi La Grande Arche, le livre (Chroniques, 30 septembre 2025)
*** La poétique de l’espace, Gaston Bachelard (Les Presses universitaires de France, 1957)