Ethel Hazel est psychanalyste à Paris et s’apprête à retrouver Dubois, l’architecte d’une cinquantaine d’années qu’elle suit, en quelque sorte, depuis trois ans déjà. Elle le sait, le but de la psychanalyse « est de libérer les patients des obstacles et des barrières imaginaires qui les empêchent de vivre pleinement leur vie d’homme et de femme », comme elle l’a appris pendant ses études. Mais en l’occurrence, avec un tel patient tueur en série, est-ce vraiment une bonne idée ? Elle est donc un peu nerveuse à l’attendre.
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« Juste avant de sombrer dans le sommeil, je vois une morgue remplie de rêves, où je me promène sans même être capable d’identifier les miens ». Katarina Mazetti
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Ding Dong
L’architecte est à l’heure. Le temps qu’il s’installe, la thérapeute le retrouve en pleine forme, le teint hâlé – « Il est allé à la pêche ? », se demande-t-elle – et il a d’évidence perdu quelques kilos. Ethel ne sait pas si c’est le fait d’être divorcé, depuis un an déjà, qui lui donne cette bonne mine ou s’il s’agit des effets de sa cure. Ou autre chose…
Ethel Hazel – Ravie de vous revoir. Avez-vous passé un bel été ?
L’architecte – Ecoutez, oui, il est passé assez vite. Je suis allé voir ma mère et passer quelques jours au Cap Ferret (La mère de Dubois, en EPHAD, perd la mémoire : Alzheimer. A chaque fois elle lui demande des nouvelles de Madeleine, ou de Géraldine, ou de … C’est la seule avec laquelle Dubois évoque ses « conquêtes », et même à l’occasion la façon dont elles ont « disparu », car il sait que sa mère aura de toute façon tout oublié dans un instant. C’est d’ailleurs, se souvient-il, les premiers signes de délitement de la mémoire de sa mère qui ont en partie motivé Dubois à chercher une psy – il savait que ce serait Une psy – car à qui sinon pourrait-il jamais raconter ce qu’il est vraiment ? Ethel pour remplacer sa mère ? Il chasse l’idée.) Pour tout vous dire, vous m’avez manqué ces dernières semaines. Nous serions au XXe siècle, je vous aurais écrit tous les jours, comme Albert Camus à Maria Casarès.
E.H. – Qu’est-ce qui vous en empêche aujourd’hui ?
L’architecte (souriant gaiement) – Cela me coûterait trop cher ! Au prix de la séance…
E.H. – Est-ce vraiment un sujet ?
L’architecte – Plus que vous ne croyez. Vous vous souvenez de ma bergerie à la campagne ? Nous en avons parlé.
E.H. (voyant l’architecte détendu, elle se détend à son tour) – Celle qui n’est pas en Corse ?
L’architecte (au ton complice)– Tout à fait.
E.H. – Et alors.
L’architecte – Sachez quand même que l’histoire de ma piscine soi-disant trop grande s’est traduite par un redressement d’impôts carabiné, et les services fiscaux n’ont pas eu besoin de ‘Google View’ puisque les écolos du village se sont chargés de la délation. C’est pourquoi en ce moment, avec le Covid en plus et tout ça, l’agence en perpétuelle réorganisation, je suis rincé financièrement. (Riant) J’espère juste pouvoir continuer à financer nos séances.
E.H. – Vous parlez de l’agence, des soucis particuliers ?
L’architecte – Non, pas vraiment, même avec le Covid, la rentrée ne se passe pas trop mal, disons. Les études pour la morgue – l’institut médico-légal de Paris, pardon – avancent bien. Cela a été l’occasion pour moi d’aller faire tour dans l’actuel institut médico-légal, voie Madzas à Paris ?
E.H. – Voie Madzas ?
L’architecte – C’est dans le XIIe. En fait, la morgue légale est un labo triste, avec des évacuations un peu partout pour drainer le sang et les matières fétides, d’autant que les corps dont doivent s’occuper les gars et les filles ne sont pour la plupart pas joyeux à regarder. Ce n’est pas comme dans les séries américaines ou dans les reportages des momies égyptiennes ; à Paris les corps sont en général frais et mal en point. C’est ce pourquoi il faut une nouvelle morgue.
E.H. – Ne m’aviez-vous pas expliqué que vous vouliez construire pour les morts comme pour les vivants ? Un immeuble pour les corps, disiez-vous !
L’architecte (heureux d’en parler) – Je ne peux évidemment pas faire exactement comme le concept le suggérait. Alors, plutôt qu’un lugubre meuble à tiroirs, j’ai dessiné une très belle façade qui prend presque tout un mur intérieur du labo et les laborantins ont au moins l’impression de ranger chaque corps dans son ‘appartement’ respectif – une courte location certes – plutôt que de les ranger dans une boîte en métal sinistre. Mes morts ont même leur adresse sur cette façade – stylisée évidemment – ce qui est toujours mieux qu’un numéro. En plus, j’ai eu l’idée de coller au plafond de ces caisses métalliques des petites étoiles fluorescentes adhésives de quelques millimètres. Quand on ouvre le tiroir, elles prennent la lumière et, une fois le tiroir refermé, demeurent fluorescentes, comme ça le corps n’est plus dans un placard anonyme mais en sommeil à la belle étoile.
E.H. (Ethel se dit que, dès la séance de reprise, l’ambiguïté dans les propos de Dubois quant à sa vraie nature demeure. Elle est étonnée cependant) – Je ne vous savais pas poète…
L’architecte (levant les bras joyeusement)– Mais être architecte, c’est être poète, sinon ce n’est pas la peine…
E.H. (soudain méfiante : que sait-elle vraiment du rapport qu’entretient Dubois avec la vérité ?) – J’imagine que l’administration française, surtout dans la police, s’est gaussée de votre idée. Leur en avez-vous parlé seulement ?
L’architecte (qui a entendu le défi dans la question mais ne se formalise pas) – Bien sûr que je leur en ai parlé. Ils ont d’abord halluciné, ce qui était prévisible, mais quand je leur ai dit que des étoiles fluorescentes, j’en ai 25 pour 4€, que ça ne leur coûtait rien, que c’était cadeau pour les Maccabées, ils ont fini par m’écouter. « Imaginez, vous pourrez expliquer aux familles tout ce que vous avez mis en œuvre pour leurs défunts, même la presse devrait adorer l’idée », leur ai-je dit. « Et combien de temps ça tient votre affaire ? », m’ont-ils demandé. Alors aujourd’hui, nous sommes en train de faire des tests à l’agence, le poulet en chef du labo m’ayant fait comprendre qu’il ne voulait pas retrouver mes pastilles étoilées dans les corps de ses clients. Mais bon, les études avancent et nous serons prêts pour la suite d’ici quelques semaines.
E.H. (avec la même pointe de défi dans la voix) – Tout ce temps sans me voir et vous ne pouvez me parler que de vos projets ?
L’architecte (souriant) – Mais c’est vous qui m’avez demandé des nouvelles…
E.H. (qui veut garder la maîtrise de la conversation) – Nous parlions de vos vacances. Vous êtes donc allé dans votre bergerie ?
L’architecte – Oui, quelques jours, le temps d’une partie de pêche à la Chasseur français haha.
E.H. (qui ne peut s’empêcher de frissonner) – À la Chasseur français ????
L’architecte – C’était avant Internet un magazine de chasse et de pêche devenu un support de petites annonces de rencontre. Et j’ai trouvé dans les réseaux sociaux, version moderne du Chasseur français, une ressource inespérée.
E.H. (le cœur palpitant) – Une nouvelle rencontre ?
L’architecte (haussant les épaules) – Sans lendemain, rassurez-vous.
E.H. (pas rassurée justement) – Vous semblez désormais coutumier des ruptures, n’est-ce pas ? (Prenant son courage à deux mains) Par exemple, avez-vous pris le temps de réfléchir à propos de votre rupture avec Géraldine ?
L’architecte (soupirant) – Que voulez-vous dire ou, plutôt, que voulez-vous savoir à propos de Géraldine ?
E.H. (dont le cœur bat à tout rompre. La voix plus mal assurée qu’elle ne le souhaite) – Alors voilà : que lui est-il arrivé ?
DRINNNN, DRINNNN
C’était la fin de la séance, mais ils décidèrent, « au même prix », de la poursuivre encore un peu.
Fiche Anthropométrique des victimes de l’architecte Dubois
Par Inspecteur Nutello, dit Dr. Nut
Nom : Untersteller
Prénom : Géraldine
Taille : 1,78 m
Yeux : Bleu
Cheveux : Blond
Née le : 6 février 1978
À : Lyon (Rhône).
Signes distinctifs : néant
Dernière adresse connue : 24 rue de Sèze, 69006 LYON
Métier : Commerciale en bardage métallique dans une entreprise lyonnaise.
Disparue en 2018. Pas de corps, pas de date de mort.
Pour reprendre discrètement le fil de son enquête, l’inspecteur Nut a décidé de repartir de Géraldine. Elle a onze ans de moins que Dubois, elle avait donc juste 40 ans en 2018 au moment de sa disparition. Il sait désormais qu’elle n’est sans doute pas la première victime de l’architecte, mais il fallait bien commencer par quelqu’un. Selon ses recherches, Mademoiselle Untersteller est selon la version consacrée « une enfant de la DASS » qui habitait seule et voyageait souvent, la raison pour laquelle absolument personne ne s’est inquiété de son absence, sinon son employeur pour quelques jours, d’autant qu’elle était propriétaire de son appartement lyonnais et que toutes ses factures habituelles, automatisées, étaient payées. « Au fond, il n’y a que moi qui cherche Géraldine », se dit Dr. Nut tristement.
Il a établi qu’elle a rencontré l’architecte en 2017 sur un chantier à Grenoble (Isère) et a poursuivi sa relation avec lui à travers un autre chantier en commun à Villeurbanne (Rhône). Décrite par Dubois comme « connaissant bien son métier et en imposant aux entreprises ». Sur les photos, le policier a découvert une femme grande, aux yeux rieurs, apparemment solide mentalement et physiquement.
Problème : l’architecte n’a jamais caché, du moins à la police, sa relation avec Géraldine Untersteller. De fait, ses empreintes étaient partout dans son appartement. Via ses recherches dans les comptes de Géraldine et de Dubois, via les dépenses de train de l’un et de l’autre notamment – quand il y pense, c’est tellement plus simple aujourd’hui de tout savoir des gens que quand il a commencé sa carrière – l’inspecteur a établi également que l’architecte descendait régulièrement à Villeurbanne et que Géraldine pour sa part montait de temps en temps à Paris. Le dernier achat de cette dernière remonte à l’automne 2018 : un aller simple Lyon Part-Dieu – Gare de Lyon. Depuis, plus rien.
Si l’enquête de voisinage n’a rien donné, l’enquête auprès de ses collègues lui a permis cependant d’en savoir un peu plus sur Géraldine. Célibataire, ses collègues « pensent » qu’elle avait régulièrement des aventures. La raison pour laquelle Dubois l’a tuée ?
Mais où l’a-t-il tuée et où est le corps ?
Dr. Nut (d’après les notes d’Ethel Hazel)
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