L’architecte Dubois en a ras la casquette de tous ceux, et ils sont nombreux, qui estiment qu’ils peuvent commenter son travail à loisir. Ethel Hazel connaît bien le syndrome de l’homme traqué. Elle a le souvenir fugace d’un traqueur.
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« Il est plus aisé, et éminemment plus scientifique, de traquer le passé que d’esquisser l’avenir ». Jean Dion
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Ding Dong
Ethel Hazel (elle observe l’architecte Dubois comme il s’installe. Elle le voit qui change, ne ressemblant plus tellement à l’homme qu’elle a rencontré il y plus de trois ans déjà. Et elle, se demande-t-elle, comment change-t-elle ? A-t-elle changé ?) – Bonjour, comment allez-vous aujourd’hui ?
L’architecte – Comme ci comme ça. J’ai parfois l’impression d’être un homme traqué.
E.H. (surprise, tandis qu’une pensée pour Dr. Nut effleure son esprit : « il est vivant », se dit-elle malgré elle) – Comment ça traqué ?
L’architecte – Pas traqué par la CIA ou quelque chose comme ça. Non, c’est de mon métier dont je parle. A nous autres architectes, chacun de nos faits et gestes, chaque ligne sur un plan fait l’objet de multiples appréciations par des gens parfois compétents et courtois, le plus souvent par des imbéciles présomptueux.
E.H. (elle se remémore son cours à propos de la scopophobie, la peur d’être observé. Elle se souvient que cette phobie est souvent associée avec la schizophrénie et autres maladies psychologiques) – Vous m’avez déjà fait part d’un tel sentiment, c’était à l’occasion de votre divorce si je me souviens bien, vous aviez l’impression que tous les architectes de la ville vous épiaient.
L’architecte – Tiens c’est vrai, maintenant que vous le dîtes, comme il est aussi vrai que l’on devient parano avec le flicage généralisé de notre société. C’est en train de devenir un exploit de pouvoir passer en dessous des radars, croyez-moi.
E.H. (impressionnée à nouveau par ce qu’elle perçoit être le culot de l’architecte. De fait, réalise-t-elle, depuis l’an dernier, il ne semble pas le moins du monde avoir été inquiété pour l’assassinat de Bernard…) – Auriez-vous quelque chose à vous reprocher que vous teniez à ce que personne ne sache de vos affaires ?
L’architecte (avec une subtile pointe d’ironie joyeuse) – Mais à quoi pensez-vous donc ? Non, je vous parle de mon métier. Certes tout n’est sans doute pas parfait dans une carrière de trente ans mais cela devient compliqué aujourd’hui rien qu’en faisant le compte des appels et des messages et des tweets et au courrier auxquels je dois répondre tous les jours. Et pour chaque projet, tout le monde de s’en mêler, toute la smala des experts, les courtisans de la maîtrise d’ouvrage, les mignons ou les nervis des élus, les ingénieurs, et les plus cruels, les confrères et consoeurs, tous ont quelque chose à dire, d’urgence, à l’architecte du projet.
E.H. – L’un d’eux ou l’une d’elles vous aurait blessé, profondément apparemment.
L’architecte (qui s’énerve) – Mais vous n’y êtes pas aujourd’hui ou quoi ? Il ne s’agit pas d’un seul évènement particulier mais de ce qui est devenu une routine dans notre métier : les fourches caudines. Et des fourches, il y en a de toutes sortes à nous poinçonner le crâne jusqu’aux fesses dès qu’on fait un pas de travers ou simplement original : les fourches de l’opinion publique et des sondages, les fourches des financiers et de leurs tableaux Excel, les fourches des intérêts politiques à court terme et des élus connivents, les fourches du participatif pour les bobos, les fourches du développement durable pour les nuls, etc. L’architecture, tout le monde s’en fout royalement et n’y connaît rien mais tout le monde a son mot à dire. Une vraie litanie de théories imbéciles qui me poursuit jusque dans les chiottes comme disait Poutine.
E.H. (pourquoi parle-t-il de Poutine et de la Russie ? Curieuse) – Je comprends mais ce sentiment d’être traqué, la scopophobie pour votre information, ne peut être anodin.
L’architecte – Être traqué, c’est une façon de parler. Par exemple, pourquoi confier à une agence étrangère la construction d’un petit stade à Montélimar ou Clermont-Ferrand ? Et si je sors du bois, que je braille, que je fais des tribunes pour dénoncer l’incurie d’un élu vétérinaire ou dentiste de son état, qu’est-ce qui se passe ? Je suis black-listé direct et je ne peux plus travailler. Pourtant, pour estimer qu’un architecte étranger est par définition meilleur qu’un architecte français pour construire un petit stade à la campagne, il faut quand même en tenir une couche ! C’est à se les mordre, pardonnez-moi la violence de l’expression, mais je suis sûr qu’il y a à Montélimar et Clermont-Ferrand au moins dix architectes qui l’auraient construit le petit stade de cambrousse et ils l’auraient fait avec cœur parce qu’ils y emmèneront leurs gamins le dimanche. Mais non, il faut une agence allemande, ou danoise ou espagnole ou de la planète Zorg, c’est toujours mieux qu’un archi français !
E.H. (mordante) – Finalement, vous n’aimez pas la compétition parce que vous n’aimez pas perdre. Vous n’êtes peut-être qu’un mauvais perdant qui se cherche des excuses.
L’architecte (excédé) – Vous n’y êtes pas. Etre architecte c’est apprendre à perdre. Quand les règles sont claires et loyales, je veux bien perdre tous les jours et fermer ma gueule. Mais perdre un petit stade à Montélimar parce qu’un imbécile d’élu a lu dans un magazine de BTP qu’un « architecte français faisait toujours exploser le budget »…
E.H. (provocante) – Ce n’est pas le cas ?
L’architecte (furieux) – A parce que vous y croyez aussi ?
E.H. – Je lis le journal …
L’architecte (qui s’est assis au lieu de rester allongé) – Et vous n’y comprenez rien, comme tous les autres ! Ce que vous lisez dans le journal, c’est que la philharmonie de Jean Nouvel a coûté bonbon – et encore même là il y aurait matière à arguments – mais on ne construit pas une philharmonie tous les jours. Vous ne le savez pas, personne ne le sait, mais 90% des projets des architectes français sont rendus en temps et en heure, selon les circonstances, le Covid les architectes n’y peuvent quand même rien ! Et ces ouvrages sont pour la plupart le plus souvent construits dans les coûts impartis. Vous croyez quoi ? Vous croyez vraiment qu’un maître d’ouvrage signe des chèques en blanc aux architectes ? Sachez donc que chaque dépense supplémentaire fait l’objet d’un avenant signé par le client, après des négociations parfois d’une grande brutalité pour les hommes et femmes de l’art, mais vous, comme les autres, êtes persuadée que l’architecte français coûte cher et est incompétent pour construire un petit stade à Montélimar. (Parlant de plus en plus fort) A ce compte-là, pourquoi ne faites-vous pas vos psychanalyses avec des patients allemands ou danois ou norvégiens, sans doute de bien meilleurs clients que nous autres pauvres cloches de Français et on verra le travail. Ou alors, vous avez raison, c’est moi qui devrait me chercher une psychanalyste allemande ou scandinave, une blonde aux yeux bleus, et tant pis si je n’y comprends rien à ce qu’elle me raconte ? C’est cela que vous voulez dire ?
E.H. (blessée) – Et pourquoi mon opinion ne compterait pas, Monsieur l’architecte extraordinaire qui sait tout ?
L’architecte (hors de lui) – Mais parce que vous n’y connaissez rien, que vous n’y comprenez rien et qu’une opinion non informée revient à croire le premier imbécile qui vous dit que la terre est plate ! Le drame en réalité est que nous autres architectes, du moins la plupart d’entre nous, essayons sincèrement de faire le bonheur du monde mais, pour cette intention, nous ne récoltons que lazzis et quolibets. Alors évidemment, comment comprendriez-vous tout ce qui nous assaille ?
E.H. (un peu raide) – Parce que c’est mon métier, parce que c’est ma formation et que c’est pour démêler tout ça que vous êtes ici, n’est-ce pas ?
L’architecte (avec mépris) – Votre métier ? Votre formation ? Parlons-en. Vous avez remplacé la chaisière de l’église Saint-Augustin et vous êtes la dame pipi de la société moderne, là où les hommes viennent se vider de leurs ordures et vous laissent la pièce en sortant.
E.H. (en colère à son tour) – Alors justement, pour votre pièce comme vous dîtes, pourquoi donc ne pas vider avec moi votre propre sac d’ordures, je suis certaine qu’il y a de quoi dire et que vous ne vous en porterez pas plus …
DRINNNN, DRINNNN
Ni l’un ni l’autre ne réagit tandis qu’un silence pesant s’installe. Ethel sent que le rouge lui a monté au visage et tente de contrôler ses émotions. De fait, elle se sent un peu honteuse de sa réaction, pas très professionnelle, mais ne veut pas s’excuser. Curieusement, Dubois semble réfléchir et ne fait aucun geste pour se lever et partir. Quelques minutes passent ainsi.
E.H. (elle se détend, personne n’a dit qu’une psychanalyse doit être un long fleuve tranquille et là, au moins elle a l’impression d’aller quelque part avec Dubois. Elle décide de changer de sujet et de ton. Ha oui, Poutine : Nathalie) – Il y a deux ans, à cette époque, vous rentriez de Russie je crois ?
L’architecte (surpris autant par la question que par le ton plus chaleureux, se détend également) – C’est vrai, tiens, deux ans déjà. Pourquoi me posez-vous cette question ?
E.H. – Comme ça, je me demandais. Avez-vous l’intention d’y retourner ?
L’architecte (esquissant un grand sourire en se levant) – Y retourner ? Je ne crois pas… Non je ne crois pas.
Une minute plus tard, il était parti.
Fiche Anthropométrique des victimes de Dubois
Par Inspecteur Nutello, dit Dr. Nut
Nom : Filippovna
Prénom : Nastassia (Dubois l’appelle Nathalie quand il en parle à Ethel)
Né le : 6 décembre 1995
A : Petaouchnok (Russie)
Yeux : bleu
Cheveux : Blond
Taille : 1,63m
Signe distinctif : inconnu
Métier : guide touristique (pour payer ses études d’architecture)
Cause de la mort : étranglée avec du fil à pêche.
Ne reste du corps qu’un crâne, le reste apparemment mangé par les animaux.
Pour le coup, la date de la disparition de Nastassia, de sa mort plus exactement, est à peu près connue, se dit l’inspecteur, puisque Dubois l’architecte est rentré de Sibérie sur un vol Aeroflot le 23 juillet 2019. Elle est donc décédée au plus tôt 48 heures avant son départ. Le problème est que sa disparition ne fut signalée que deux semaines plus tard lors de la découverte inopinée d’un crâne humain dans une région sauvage au bord d’une rivière. Il est établi que l’architecte est le dernier à l’avoir vue vivante. L’inspecteur est même allé, il y a plus d’un an déjà, à Pétaouchnock pour rencontrer ses homologues russkofs qui lui ont confirmé, sans en avoir la preuve formelle, que Dubois était bien leur premier et dernier suspect même si leur hiérarchie, voulant éviter un incident diplomatique, s’était contentée de condamner un vieux fou alcoolique pour le meurtre.
Pour le coup, Dr. Nut en est sûr, la disparition de Nastassia est bien l’œuvre de l’architecte. Et, pour une fois, on a retrouvé un bout du corps – un morceau de crâne – formellement identifié avec son ADN. Qui plus est, la cause de la mort est connue puisqu’elle a été étranglée avec du fil à pêche.
Toujours est-il que l’inspecteur estime cependant que ce meurtre ne correspond pas exactement au schéma qu’il a en tête concernant Dubois. Certes Nastassia était blonde aux yeux bleus et liée d’une façon ou d’une autre à l’architecture – tiens c’est vrai se dit-il, les victimes de Dubois sont toutes liées d’une façon ou d’une autre à l’architecture, quand elles ne sont pas architectes elles-mêmes, ce qui réduit singulièrement le champ des recherches – mais le policier se demande si elle n’est pas pour l’architecte qu’une victime d’opportunité. Comme celle ou celles dites du Chasseur Français ?
Pourquoi l’architecte, d’une grande méticulosité habituellement l’a-t-il tuée ? Quel est l’élément déclencheur ? Parce qu’elle est – était – Russe ? Est-ce parce qu’il croyait que des opportunités « russes », il n’en aurait sans doute pas d’autres que l’architecte s’est précipité (la preuve, on a trouvé son corps, ou ce qu’il en restait) ?
Est-ce que l’architecte, comme d’autres tueurs en série avant lui, soudain ivre de son pouvoir ne peut résister à la tentation de la victime opportune, celle qu’il n’a pas prévue mais qui est au mauvais endroit au mauvais moment et dont il se réjouit de la rencontre ? Il aurait donc en ce cas organisé son coup en quelques jours puisqu’il n’est pas resté plus de dix jours en Russie ? Ou alors, méticuleux justement comme il est, aurait-il lui-même, bien avant son départ, organisé la rencontre ?
Le pire, se dit l’inspecteur, serait que le rythme des crimes de l’architecte s’accélère, comme une accoutumance à une drogue dure. Ne pouvant se faire une opinion définitive, il se perd en conjectures. Demeure une certitude : Nastassia est morte et c’est bien l’architecte Dubois qui a fait le coup.
Dr. Nut (d’après les notes d’Ethel Hazel)
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