Lors d’un festival l’été dernier, loin de l’univers de l’architecture et entourée d’amis, j’ai fait la connaissance d’un jeune promoteur avec qui nous avons partagé une soirée. Journal d’une jeune architecte.
Au détour de la conversation, j’ai découvert qu’il travaillait pour un grand groupe de promotion ; nous en avons ri, nous nous sommes taquinés un peu et, finalement, nous sommes convenus d’un rendez-vous professionnel dans les semaines à venir. C’est de cette rencontre entre la jeune architecte et le jeune promoteur que je vais parler aujourd’hui.
En sortant de mes études, j’avais la même vision négative de la promotion que la plupart de mes collègues. Je me souviens encore de mon professeur de licence, dans un cours magistral sur la fabrique urbaine, écharpe rouge sur les épaules, clamer très haut, très fort : « les promoteurs : c’est l’ennemi ! ». Le message est passé, le message est resté. Les promoteurs sont les « méchants » tandis que nous architectes luttons courageusement pour défendre le beau et le bien commun.
Avec les années d’expérience professionnelle, ma vision s’est affinée et nuancée. Cependant, le discours collectif côté architectes reste négatif, souvent à raison, envers l’expérience de la promotion : les coûts de construction très bas, les bilans d’opération opaques, le manque d’intérêt au-delà du coût de revient, les faisabilités gratuites, les honoraires bas, la dépendance financière, etc.
Vous comprenez donc le bagage avec lequel je rejoins le jeune promoteur, appelons-le Jules, pour un déjeuner un peu plus formel. Ce n’est pas la première fois que je déjeune avec un professionnel de ce secteur mais cette fois-ci, c’est différent : le lien est particulier, la relation d’intérêt est sincère, et c’est un bonheur.
Le lien évolue rapidement vers un autre registre : il parle de son poste, de son champ d’action, je parle à mon tour de l’agence, de nos projets et, très vite, j’ai la certitude qu’il fera de son mieux pour que nous trouvions des projets, qu’il en tire un avantage ou non. Je me dis que c’est révélateur d’une forme de pensée rare et ouverte que j’ai peu croisée dans cet univers où même dans les relations sincères, toute action doit avoir un intérêt pour chacune des parties. Se rencontrer dans un autre cadre que celui de la course au projet a sans nul doute aidé.
Passé ce ravissement, Jules évoque à demi-mot une fatigue, une envie d’arrêter la promotion. Mon cœur se serre car c’est un homme bien et, à lui tout seul, il a peut-être réussi à faire remonter toute la profession dans mon estime. Nous prenons le temps de discuter, j’essaie de mieux comprendre, le bilan est effectivement lourd.
Cela fait des mois que plus aucune affaire ne rentre dans le secteur qu’il développe, et de nombreux facteurs y contribuent : la région concernée a une population au pouvoir d’achat réduit, sa société s’adresse toujours aux mêmes grands groupes de construction basés en région parisienne, le coût de construction n’est donc pas adapté au territoire, les propriétaires de terrains ont presque tous déjà été approchés par des promoteurs leur offrant des prix de vente très élevés, et ont fini par disparaître.
Évidemment, ils sont objectivés et quand, finalement, une relation de confiance ayant pris des années à développer débloque une jolie opportunité d’affaires, la hiérarchie traîne, ne répond même parfois jamais, et les offres se perdent. Jules travaille dans la promotion depuis des années et parle de logiques complètement différentes chez les petits promoteurs locaux ; la petite structure dans laquelle il avait travaillé a d’ailleurs fini par être rachetée par l’un des cadors de la profession.
Alors, Jules ne voit plus la beauté de ce métier : faire exister du logement, oui, mais pas à n’importe quel prix. Quelles sont les solutions ? Pourquoi ces grands groupes se positionnent-ils sur des territoires ruraux sans réellement s’y intéresser ?
Bien que « régionalisé », Jules conserve une hiérarchie très pyramidale qui n’a pas le temps et l’écoute nécessaires pour comprendre les dynamiques locales. Alors, il désespère, je le vois bloqué en plein tableau escherien et je compatis. Il évoque l’idée de changer de voie pour d’autres horizons bien loin de la production de logement mais je résiste à cette idée : en généralisant un peu, si les « gentils » abandonnent, qui restera-t-il ?
À ce moment-là, un tournant se produit dans notre discussion et apparaît le besoin de reprendre le dessus ; nous sommes jeunes, enthousiastes et motivés, si nous ne luttons pas pour nos utopies – nos idées au moins – qui le fera ? Une autre bataille commence alors comme si nous nous mettions ensemble au travail : nous commençons par lister tous les promoteurs aux pratiques vertueuses, évoquons aussi un ami qui débute une société de promotion solidaire, rêvons de jouer avec les bilans classiques des promotions en y ajoutant l’impact écologique, le réemploi, la participation des habitants, etc.
Une belle synergie se met en place, nous donnant envie d’aller sur le terrain pour tenter de réinventer les modèles de la fabrique du projet : prendre le temps de consulter localement, faire émerger des territoires et de leurs habitants des projets justes, et faire évoluer l’image de la promotion.
Beaucoup d’idées sont lancées en l’air. La fin de notre déjeuner approche, il est temps de repartir vers nos tâches respectives. Que retiendrons-nous de tout cela ? Quelles idées attraperons-nous en vol pour de futures aventures ? Quelle énergie aurons-nous pour les développer ?
L’avenir nous le dira… Peut-être bientôt au MIPIM ? !
Estelle Poisson
Architecte — Constellations Studio
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