L’architecte parisien Philippe Gazeau a livré à Boulogne-Billancourt (Hauts-de-Seine) fin 2020 un ensemble de cinq bâtiments et d’une centaine de logements dont le projet construit ne ressemble en rien, mais alors en rien, à l’image du concours. Foin de balcons, un projet manifeste ?
Il faut toujours se méfier des premières impressions. Sans doute est-ce le blanc brillant et l’arrondi des façades ainsi que la couleur du couronnement, ce bleu/vert pastel exactement de la couleur d’un masque chirurgical, qui nous ont fait penser de loin à un hôpital. Cette couleur, en plein confinement, un geste subliminal de la part de l’architecte ?
Nous sommes en novembre 2020, rue Gallieni, à Boulogne-Billancourt dans le cadre du périmètre imposé puisque les visites de presse étaient interdites. Le temps de s’approcher de ce bâtiment, qui appelle de loin, est suffisant pour réaliser que la couleur du toit a forcément été choisie avant le confinement puisque l’immeuble est flambant neuf, en cours de livraison. Une réaction subliminale de ma part ? Toujours est-il qu’arrivé devant, il ne s’agit pas d’un hôpital mais d’une résidence de logements sociaux et en accession : la résidence Gallieni.
Il s’agit d’un ensemble de cinq bâtiments R+5 d’une centaine de logements, doté de (futurs) commerces et d’une crèche en rez-de-chaussée, entourant un cœur d’ilot végétal pourvu de quelques grands arbres mais fermé d’une grille autoritaire. Une petite place publique, visiblement nouvelle, est déserte et interroge quant à l’utilité de ces espaces publics tant vantés par les brochures mais nous sommes confinés, certes, et la journée n’est guère lumineuse. Ce qui rend d’autant plus intrigant l’éclat de la façade en Corian, un matériau encore inhabituel, surtout sur un tel ensemble.
Enfin, un dernier élément interpelle : tandis que durant les deux premiers confinements l’accent fut mis sur le désir d’espaces extérieurs, ici, cent logements, cinq bâtiments peu ou prou les mêmes, et pas un balcon, pas un garde-corps, pas une terrasse n’est visible nulle part. Etonnant.
Plus tard, une recherche permet de découvrir que le permis de construire a été déposé par l’Office Public Seine Ouest Habitat. Architecte Philippe Gazeau. L’occasion d’apprendre que le premier permis de construire fut invalidé après une série de recours, et un nouveau permis finalement déposé le 15 janvier 2014.
Surtout, stupeur, c’est l’occasion de s’apercevoir que le projet lauréat au concours …
… n’a rien, mais alors rien, à voir avec le projet livré.
Les balcons ont disparu, ainsi que le toit en zinc, l’insertion urbaine n’est plus la même, les matériaux sont différents.
Qu’a-t-il bien pu se passer ? Philippe Gazeau n’est pas un perdreau de l’année, d’aucuns se souviendront notamment qu’il a emporté l’Equerre d’argent en 2000. A-t-il dû céder à une coalition de gens mal intentionnés qui ont tenté de, et apparemment réussi à, déshabiller le projet ? A-t-il résisté, raison pour laquelle un projet de 100 logements aura mis plus de huit ans à sortir de terre ?
Se méfier des premières impressions.
« On a fait le premier projet, gagné sur concours, jusqu’au DCE », explique Philippe Gazeau lors d’un entretien avec Chroniques. C’est le projet correspondant aux perspectives présentées dans cet article. Une proposition parfaitement contextuelle, bien intégrée à la rue, contemporaine tout en revisitant les formes urbaines et une collection de modénatures auxquelles nous sommes accoutumées, balcons filants, toiture en zinc, etc.
Las, des riverains trouvent le projet « trop dense ». Ceux-là ayant visiblement de l’influence, leurs menaces de recours en nombre sortis tout droit de l’enfer de la réglementation sont prises au sérieux par le maire, le même qui avait auparavant signé le permis de construire. Sur la parcelle, quasiment en centre-ville, un ensemble HLM avait été démoli en 2008 : « les gens s’étaient habitués au vide devant chez eux », souligne l’architecte. Sans doute…
A l’issue des échanges entre le maire, les riverains et le maître d’ouvrage, voilà en tout cas l’agence tenue de revoir sa copie, le maire s’engageant évidemment à rémunérer ces travaux supplémentaires.
« Quitte à refacturer un permis, je me suis posé la question : enlever des bouts ici ou là du dessin initial, ce qui ne serait rien d’autre qu’un appauvrissement du projet, ou considérer qu’il s’agit d’une nouvelle commande et proposer donc une version totalement nouvelle ?», s’interroge Philippe Gazeau. Dit autrement, plutôt que modifier, l’homme de l’art aimait autant tout recommencer et redistribuer les cartes. C’est une forme de résilience…
Cependant, pour reprendre un projet, sur la même parcelle, avec le même programme, juste « un peu moins dense », comment faire fi de tout ce qui s’était imposé comme des évidences seulement quelques semaines auparavant ?
« Considérer le projet comme une nouvelle commande à ouvert de nouvelles perspectives, permettant ainsi par exemple la création d’une place publique dans le prolongement visuel et physique avec le jardin », dit-il. Quitte à repartir de zéro ou presque, ce fut par ailleurs l’occasion pour lui d’expérimenter de nouveaux matériaux, d’où ces façades en Corian, choisi pour ses qualités de réflexion et de pérennité.
Cette relecture convainc par ailleurs Philippe Gazeau d’adopter une écriture minimale et de simplifier les éléments, ce qui bientôt le conduit à supprimer les balcons. Iconoclaste ?
Supprimer les balcons est en tout cas ici un point de vue affirmé, non le résultat d’une série de malheurs ou de malentendus. Il explique : « soit tu fais un balcon filant d’1,20m ou 1,50m, qui ne permet qu’une station debout, pour prendre l’air ou fumer une cigarette, soit tu fais un balcon d’1,80m qui, le long d’une rue bruyante, devient un espace de rangement et qu’il faut protéger avec des stores et des brise-soleil, le maître d’ouvrage obligeant alors les architectes à mettre des allèges opaques pour cadrer tout ça ». C’est résumé brutalement mais ce n’est pas faux.
Il poursuit : « Je refuse la décoration par le balcon. Le problème de l’habitat urbain est que, la plupart du temps, dans les logements de promoteurs, y compris les logements sociaux vendus aujourd’hui en VEFA, les espaces intérieurs sont petits, dessinés n’importe comment et offrent n’importe quoi comme qualité de vie mais, pour le vendre, on vous met un balcon ». C’est résumé brutalement mais ce n’est pas faux.
Aussi, pour la résidence Gallieni, en deuxième semaine, Philippe Gazeau a-t-il prit le parti de se passer des balcons et de privilégier les espaces intérieurs. Les voilà tous traversants, ou avec au moins deux orientations, tous ou presque dotés de surfaces plus grandes que la moyenne, ce qui permet notamment d’avoir de grandes chambres, et de grandes fenêtres. Il demeure que le quatrième et le cinquième étage de la grande barre sont occupés par des duplex ouvrant sur de larges terrasses de 4m de profondeur, plein ouest. « Cà c’est de l’espace extérieur appropriable ! », dit-il.
Un immeuble sans balcon ? Il a fallu convaincre ! De fait, pourtant, à Boulogne-Billancourt, ce ne sont pas les immeubles sans balcons qui manquent. Faut-il comme Philippe Gazeau privilégier les loggias ?
Difficile de dire à ce stade si le choix de l’architecte est le bon mais il est permis de considérer que si, dans un relativement proche avenir, la ville en extérieur est devenue anxiogène, le confort intérieur sera primordial. Balcon classique filant sur rue ou grandes chambres et beaux espaces ?
Cela dit, nous sommes en Ile-de-France, pas à Montpellier ou à Nice où le rapport à l’extérieur doit évidemment être appréhendé autrement. Il n’empêche, l’architecte a raison de poser la question.
Sans les recours des voisins, Philippe Gazeau aurait construit la première version de son projet sans y penser plus et le voilà qui signe finalement un projet manifeste. Comme quoi…
Quant à la couleur du toit version masque chirurgical, bien qu’anachronique, elle sera peut-être justement le symbole de sa livraison circa 2020.
En tout état de cause, se méfier des premières impressions.
Christophe Leray