
C’est un fait, sur le plateau de Saclay, la ville n’a pas eu lieu. Ce qui est advenu ressemble à une jungle où les grands fauves seraient les bâtiments et où les architectes seraient coupables et victimes à la fois… Dernier article de la trilogie.*
Il existe un document de mai 2016 intitulé « Contrat de développement territorial Paris-Saclay Territoires Sud ». À la page 9, il est écrit : « L’objectif est de tirer tout le parti possible de la qualité́ des espaces naturels et agricoles du plateau en optimisant leur intégration dans le fonctionnement du cluster ». (1) L’ambition définie n’est pas de faire Ville mais de constituer un « pôle de l’innovation de rang mondial ».
Les trois préoccupations clés y sont longuement décrites – un éco-territoire modèle sanctifié par la loi (2), le rapprochement entre les établissements d’enseignement supérieur et de recherche, et le développement des partenariats entre la recherche publique et la recherche privée, de manière à faciliter le passage de la connaissance à l’innovation.
Page 36, le mot ville apparaît pour la première fois : « Priorité E : veiller à l’équilibre et l’intégration entre les dimensions universitaire, industrielle et territoriale du projet. Objectif – Développer des nouveaux quartiers vivants et attractifs, à travers des polarités de proximité intégrant commerces, services et équipements publics ».
Michel Desvigne, urbaniste et paysagiste, intervenu à l’échelle du territoire – 7 700 ha – en tant que conseil dès 2008, ne dit pas autre chose : « Autour d’un vaste espace ouvert protégé, agricole et naturel, un ensemble remarquable d’activités en termes d’enseignement supérieur, de recherche publique et privée (15 % du potentiel national), de patrimoine culturel et national : l’enjeu est de faire en sorte que cet ensemble prenne conscience de sa force ».
Selon lui, la cohérence devait passer par l’amplification géographique : « L’amplification des présences boisées est l’élément physique qui peut donner la cohérence à un ensemble préexistant de lieux de recherche dispersés. Ce sont les coteaux boisés qui construisent l’adossement, la ligne d’horizon… ». La « lisière » est un système de parcs sur un cadrage de 7 km censé assurer la cohérence entre tous ces quartiers – un espace de transition paysagère entre les terres agricoles et les différents quartiers des campus – et un passage en douceur de l’écosystème fermé de la forêt à un écosystème ouvert – le campus urbain minéral. En théorie, c’est parfait, cela aurait dû fonctionner.
Et pourtant, non. Quelque chose empêche, bloque et la rencontre s’arrête précisément là où commence le bâti. La vraie question n’est donc pas la cohésion mais ce qui se joue dans l’espace bâti, qui a rendu impossible, ou illisible, la rencontre entre la nature et un projet de ville. Pourquoi ?
L’une des réponses se trouve peut-être dans l’absence de charte architecturale, sinon des hauteurs, des espaces et alignements bien décrits dans le PLU. Sans oublier les 30 % d’espaces perméables imposés pour 70 % d’espaces construits (3). Pour autant, ce ne peut pas être la seule.
Petit retour à Paris. La Cité internationale Universitaire est un vaste campus en pleine ville, entre le boulevard Jourdan et le périphérique d’aujourd’hui (4), 43 pavillons dans un parc paysager, un par pays, tous très proches et pourtant de style et d’esprit aussi éclectiques que la Fondation Deutsch de la Meurthe, un néo Tudor 1925 inspiré par les collèges anglais par Lucien Bechmann, la Fondation suisse sur pilotis avec toit terrasse par Le Corbusier et Jeanneret 1933, la Maison des Provinces des Pays-Bas par Dudok 1938, une composition rigoureuse en L, la maison de l’Iran 1969 par Claude Parent et les iraniens Ghiai et Fouroughi, et son escalier hélicoïdal extérieur en porte à faux devenu mythique, jusqu’à 2013, la Maison de l’Île-de-France par Nicolas Michelin, un bardage métallique à facettes formant mosaïque, ouverte cette année…
Or cette collection d’architectures pourtant aussi hétéroclite que possible, ayant pour vocation de recevoir les étudiants, tout comme le cluster de Saclay, fait bien office de microville et offre un récit commun. Humaniste – et c’est bien le propos après le choc immense des deux guerres – l’enjeu est de faire se rencontrer les étudiants du monde, recréer de la bienveillance et de l’harmonie. S’y promener aujourd’hui est un délice hors du temps.
Ce n’est pas l’impression que procure la promenade à travers le plateau de Saclay. Pourquoi ? Ce ne peut pas être seulement le chacun pour soi des bâtiments puisque c’est aussi le cas à la Cité internationale… Alors qui ou que faut-il accuser ? La ‘’dilation’’, le hors d’échelle ? C’est une réponse… et encore une fois sans doute pas la seule…
Retour à Saclay donc… Il faut tout de même 15 minutes, marche comprise, pour avec la ligne 18 relier la ZAC quartier École polytechnique à L’École normale supérieure (ENS), ZAC de Moulon.


L’ENS de Renzo Piano (2021, 62 500 m²), (5) est un bâtiment béton et verre, aride, ordonné, sur trois hectares, fractionné en cinq unités architecturales rectangulaires dont la façade sur la rue. Le plan s’organise autour d’un cloître monumental – plus d’un hectare – « un jardin extraordinaire constituant le cœur dynamique du projet » (6) dessiné par Pascal Cribier, et réservé aux initiés. Une architecture compacte qui ne nous dit pas tout mais rejoue en privé le principe des strates de lisière – hommage à Desvigne – passer de l’écosystème d’un espace fermé à l’écosystème ouvert de la cour. Un bâtiment comme un secret. Peut-être un peu trop discret pour être épatant… mais impeccable. « Rendre le monde meilleur n’est pas aisé (Making world better is not easy)», dit Renzo Piano
Il ne peut être ici question de produire une liste des bâtiments de Saclay… du pire et du meilleur, mais de relater quelques arrêts au fil de ma promenade.
Il faut peut-être avant de continuer relire Camillo Sitte, 1898, déjà nostalgique face à la nouvelle ville industrielle. Ce pourrait être une clé, même ancienne… Ce serait donc un vieux problème ! « Ils ont tous, chacun pour soi, travaillé dans le même esprit, car c’était là la seule façon de construire conforme à la nature. Ils n’avaient aucun mal à trouver cette solution naturelle, puisqu’ils jugeaient sur place du véritable effet de leurs œuvres et les agençaient en conséquence ». (7)
Or à Saclay, malgré tout l’art de Michel Desvigne, dont la trame serait peut-être trop dilatée – une raison parmi beaucoup d’autres – j’ai du mal à comprendre comment et pourquoi personne n’a regardé l’autre, ni même pris conscience de l’existence de l’autre. Comment la fine fleur de l’architecture – OMA, Dominique Lyon, Gigon-Guyer, Bernard Tschumi, David Chipperfield, Bruther, Marc Mimram, Grafton architects, Muoto, Duthilleul, liste non exhaustive – a-t-elle décidé de produire des gestes désincarnés, sans lien ni ancrage ? Comment dans un site poétiquement doté par la nature et si ardemment protégé n’ont-ils rien commis de mieux qu’une suite d’objets célibataires n’orchestrant qu’une cacophonie triste, voire une guerre intestine…
C’est un fait, sur le plateau de Saclay, la ville n’a pas eu lieu. Ce qui est advenu ressemble à une jungle où les grands fauves seraient les bâtiments et où les architectes seraient coupables et victimes à la fois…

Le site d’OMA donne une réponse sans détour : « A l’ère de la privatisation, les villes sont confrontées à un défi majeur : l’investissement dans le domaine public dépend de plus en plus du secteur privé. Conséquence de cette redéfinition de la convention collective, le rôle de l’architecture est souvent réduit à l’impact visuel de sa forme et de sa surface, au lieu de contribuer à une nouvelle dimension éducative, sociale et civique ».
Aucune aménité architecturale, les parcelles comme autant de morceaux : bienvenue au Zoo ! Pas moins d’une cinquantaine de bâtiments depuis le début de ce siècle dans les deux zones de Moulon et Polytechnique… et ce n’est qu’un début…
Lumen par Beaudouin Architectes n’est ni spécialement beau ni spécialement remarquable mais le premier bâtiment en vue, accueillant et lumineux, en arrivant par la gare Université-Paris Saclay. Il s’agit d’une bibliothèque universitaire, installée sur une parcelle triangulaire, qui suit la courbe du viaduc. Le site de l’agence en fait une description moins banale et pour le moins troublante : « un volume enveloppé d’une jupe soulevée en aluminium blanc qui s’écarte au sud pour accueillir un jardin intérieur » L’année 2023 n’était certes pas répertoriée comme année érotique… Il n’y a pas que l’architecture qui tue. Les mots aussi… Et ça ne date pas d’hier… De quoi être bien déçue. « On n’imagine pas combien il faut d’esprit pour n’être pas ridicule ». (8)

En face de la gare, l’incontournable et gigantesque (74 000 m²) ensemble Biologie-Pharmacie-Chimie livré par Bernard Tschumi urbanistes Architectes en 2022 avec Groupe 6 pour les laboratoires. Une machine kafkaïenne, gigantesque, qui fait frissonner malgré la blancheur et une peau vitrée revendiquée comme une façade vitrine sur l’avenue des sciences. Je l’ai photographiée, histoire de voir, à midi, en juin. On devine à peine que quelque chose se passe à l’intérieur. Ce que l’on voit sur l’image est la gare en reflet. Obscène. Derrière la scène. Du latin obscenus qui signifie « de mauvais augure » et aussi « inacceptable pour le regard public ».
Rem Koolhaas a rebaptisé l’école CentraleSupélec en LAB CITY. Une façon de situer son rôle dans une autre dimension – un enseignement proposé dans une ville laboratoire signée OMA – pas un bâtiment mais un ensemble de boîtes d’enseignement et de recherche posées sur une grille – 40 000 m², livrés en 2017 – un prototype de ville comme une maquette, formé d’îlots et de rues, de droites et de diagonales sous un abri de structures gonflables translucides. « Un désordre créatif encadré sous un squelette structurel », écrit OMA, qui poursuit : « Autour de cette colonne vertébrale urbaine, le programme est réparti dans différents bâtiments de différentes typologies et taille, organisés sur un réseau urbain ». Extérieurement, le complexe est énigmatique, sans commentaire ni explication. Comme toujours chez OMA, la diagonale démontre sa puissance, brise la logique orthogonale et organise l’irréversible et le réversible. Les façades des trois boîtes noires de béton sont coffrées dans des moules rainurés avec la réservation des ouvertures – les fenêtres rectangulaires engouffrent le noir et assument la dramaturgie. Une machine urbaine rodée et assumée. Tout cela est déroutant, extrêmement beau et extrêmement funèbre.

J’ai encore visité deux habitats que je m’en voudrais d’oublier de citer. Serendicity (9) – comme un hasard et une nécessité – par LAN et Clément Vergely, 900 logements livrés en 2017, huit bâtiments dont cinq circulaires en béton photogravé, carrément chics, un peu silos, un peu Choux de Grandval (10), 500 m² de loggias, au cœur du parc paysage. Et Athena, au sein du quartier Moulon à proximité du bâtiment d’OMA, 312 logements par KOZ, (11) avec des terrasses-plongeoir dans un jardin. Une structure bois et dalle béton, une percée joyeuse dans la forêt, une ouverture sur l’extérieur et un statut de patio. Une bienveillance qui m’a rappelé Louvain et Lucien Kroll (12). Ce n’est pas rien…
Il faut bien une fin et ma promenade s’achève avec EDF LAB de Francis Soler. 2015. (13) La demande était pour un bâtiment, il en a donné quatre : quatre cercles dans un jardin, plus ou moins grands, plus ou moins hauts. « Penser l’ouvrage comme un vaste paysage », explique l’architecte. C’est un projet fort et diaphane, né dans un champ de maïs, entre science et nature. Une structure métallique et du verre. Précise et précieuse, une œuvre arachnéenne, translucide, technique, un manifeste qui dit que la mode, on s’en fout…
« La science est une mécanique de précision et l’engrenage des mécanismes horlogers en est la traduction instantanée », poursuit Francis Soler. Vus du ciel justement, des engrenages scientifiques et une cohérence de rouages chorégraphiés qui évoquent la dernière montre de Marie-Antoinette (14).

Avec l’incomparable Pascal Cribier, il a enfoui les édifices dans un jardin des fées « à côté des étoiles d’eau et des tritons à crête dorée qui avaient colonisé les sols fertiles de Palaiseau ». Un jardin de rigoles, de caniveaux, de bassins et de douves, propice à la nature humide du sol.
Tina Bloch
Lire Paris-Saclay en trois volets ;
– Saclay, la ville qui existera peut-être ? Préludes (1/3)
– Saclay, une ville sinon rien ? (2/3)
– Saclay, la ville qui ne sera jamais ! (3/3)
(1) L’EPA Paris-Saclay précise : « Unique en France, ce dispositif préserve les exploitations agricoles et concilie agriculture et respect de l’environnement en mettant en place une gestion optimisée des espaces boisés et naturels du paysage. 4115 ha protégés dont 2469 consacrés exclusivement aux activités agricoles et 1646 ha composés de forêts, cours d’eau, espaces naturels et rigoles ».
(2) La loi du 3 juin 2010 relative au Grand Paris crée une zone de protection naturelle, agricole, et forestière (ZPNAF) à Paris-Saclay, rendant « non-urbanisables les espaces naturels et agricoles » qui la composent.. »
(3) PLU chapitre 2 Zones UX2a « L’emprise au sol est fixée à 70 % de la superficie de l’assiette du terrain »
(4) Le boulevard périphérique installé sur la barrière des Fermiers Généraux – 35 km – fut inauguré le 25 avril 1973 par Pierre Messmer après 17 ans de travaux. Il traverse une partie du terrain de la Cité Universitaire – la Maison des Arts et Métiers se retrouve ainsi de l’autre côté du périphérique.
(5) Lire la présentation Un nouveau bâtiment pour l’ENS Paris-Saclay signé Renzo Piano
(6) RPBW : « Un bâtiment rassemblé autour d’un parc »
(7) Camillo Sitte « L’art de bâtir les villes » 1889. Éditions du Seuil, mai 1996
(8) Nicolas Chamfort 1740-1794, poète, journaliste et moraliste, élu au fauteuil 6 de l’Académie française en 1781
(9) Lire la présentation Résidence des élèves de CentraleSupélec, à Saclay, signée LAN
(10) Dix tours cylindriques en béton, à Créteil, réalisées par Gérard Grandval entre 1969 et 1974 labellisées Patrimoine du XX siècle en 2008.
(11) Lire la présentation L’EPA Paris-Saclay @ « HOMES » en toute connaissance de KOZ
(12) Lucien Kroll, architecte belge 1927- 2022. Avec sa femme Simone Kroll, il est considéré comme le fondateur de l’architecture participative. Il est l’auteur d’une partie du campus de l’université catholique de Louvain.
(13) Lire l’article EDF Lab Paris-Saclay, un bâtiment éclairé
(14) Commandée anonymement en 1783 pour la Reine, cette montre fut conçue par Breguet pour contenir tout ce que le génie et la science savait faire à cette époque. Elle est devenue un objet de légende.