Le mammouth français de la santé reste vertueux par sa force mais pour ne pas être pris au piège de la glaciation, il doit se doter d’un vrai travail de pensée refondatrice au-delà des redoutables refoulés de luttes de pouvoir actuelles entre l’État, via ses ARS, les maires, les médecins, les puissants BET et les architectes. Chronique Sillages.
Si l’âge permet à présent le recul nécessaire pour jauger l’aune de quelques politiques publiques, ce n’est peut-être que dans le sens d’une simplification programmatique indispensable… Seuls nos contemporains se souviennent encore du joli conte philosophique d’Éric Rohmer entre le maire et l’architecte aux prises d’abord peu conciliables pour édifier ce que chacun désire comme « sa » médiathèque…
Quelques autres rappels aussi. La programmation des grands ensembles a sollicité le meilleur de nos avant-gardes urbanistiques durant presque un demi-siècle. Nos aéroports toujours plus complexes jusqu’au délire de Roissy 1 auront dû accepter la leçon d’humilité du premier hall charter voisin pour enfin admettre qu’ils ne sont qu’un toit entre des autos et des avions.
Nos établissements d’enseignement eux continuent à prévoir des salles de cours magistraux héritiers des maîtres scolastiques. Sans omettre ces fameuses médiathèques machines à tout faire pulvérisées par la révolution des petits écrans… et j’en passe.
Mais revenons à la programmation hospitalière. La Santé muée en « Sécurité Sociale » (tout comme le Commonwealth, bien-être commun) doit-elle s’amplifier vers la totalité d’un « care » urbain postcure ? Comment ne pas rater les mutations technologiques, là aussi gigantesques et peut-être même plus qu’ailleurs, susceptibles d’innerver nos sociétés radicalement différemment à la fois verticalement (nos plus grosses locomotives en recherche) et horizontalement (car la santé est de plus en plus l’affaire de tous jusqu’aux téléconsultations généralisées) ?
Au travers ces exemples, les enjeux de pouvoirs et d’expertises techniques intangibles ont toujours été plus que prégnants : corps d’État tels les ingénieurs des Ponts et Chaussées (et des Mines pour la carbochimie du béton), rigueur de planifications à long terme (on doit bâtir pour longtemps devenant comment démolir et recycler), complexité de financements de plus en plus subtils, susceptibles de s’agrafer les uns aux autres dans l’espoir d’effets multiplicateurs, et in fine l’hydre du ‘soft power’ des usagers prête à bousculer toutes les expertises ‘top down’ précédentes obligées à jouer au ping-pong avec les règles floues et mouvantes du ‘bottom up’ parfois plus que populiste !
Bref, aujourd’hui un établissement de santé ne peut que s’écrire et donc se projeter par la coalescence de nombreux pluriels parfois fort délicats à réunir sous le même toit (c’est bien entendu ici une métaphore et non une attaque frontale contre les grands hôpitaux blocs hérités des Trente Glorieuses).
En premier lieu, nous sommes passés de moins d’une demi-douzaine de spécialités à presque cent. Si les institutions psychiatriques ont très vite revendiqué une forme de franchise commune (elle-même battue en brèche demain par de nouveaux centres neurologiques reliés aux recherches en cours), si les Ehpad constituent une forme dévoyée d’hôtellerie étoilée aux coûts millimétrés, si les centres innovants d’imagerie sont de plus en plus boostés par le secteur privé (les premiers IRM étaient comme des réacteurs nucléaires confinés et bétonnés sur la pelouse devant les hôpitaux), si l’oncologie et la médecine interne affirment des transversalités de plus en plus étendues, si toute une branche de la philosophie s’y met (il n’est que lire le récent ouvrage remarquable de Cyril Aouizerate et Gabrielle Halpern, artisan hôtelier et philosophe sur ce thème élargi), si et encore si, ce ne sont que des couches supplémentaires au mille-feuille de la Santé de plus en plus en osmose architecturale avec l’urbanisme.
Parfois les Fondations privées cherchent plus vite des synergies (salles d’opération faciale robotisée entre neurochirurgiens et ophtalmologistes chez Rothschild), parfois l’étranger nous livre des exemples plus souples de redécoupages en volumes autonomes simples et évolutifs ou, à l’inverse, des espaces communs somptueux inconnus chez nous, bref sachons informer au maximum le débat puisque nos milliers d’hôpitaux font tous face peu ou prou à des rénovations, extensions, remises en question, etc.
Cette chronique Sillages se poursuivra donc avec des focales sur l’architecture de demain et les nouveaux rapports villes périphéries en jeu stimulés par ce gigantesque acteur public privé qu’est la Santé… (et « Conservation » disent nos amis vignerons vaudois !).
Le mammouth français reste vertueux par sa force mais pour ne pas être pris au piège de la glaciation, il doit se doter d’un vrai travail de pensée refondatrice au-delà des redoutables refoulés de luttes de pouvoir actuelles entre l’État, via ses ARS, régalien encore ô combien (plus de trente ans qu’il nous promet l’hôpital de demain en continuant ceux des années ‘50s et ‘60s), face aux maires présidents infatigables des structures de santé publiques locales, aux médecins de plus en plus « remontés » (suite à leurs fusions imposées en pôles pour casser les chefs de service indétrônables), aux puissants BET sans état d’âme car aux prises avec une financiarisation de plus en plus radicale de leurs mécaniques projectuelles, et aux architectes soit complices de l’un ou de l’autre mais à la peine pour ré-endosser l’armure invisible du militant humaniste qu’ils se doivent de privilégier et protéger.
Souvenons-nous d’André Bruyère qui remporta l’Ephad de l’Orbe en grande banlieue parisienne. Quelques courbes douces en totale immersion dans la nature puis des portes de chambres calquées sur celles de nos fermes grand-parentales. C’est-à-dire ouverte en deux horizontalement pour juste reprendre cette notion si subtile entre intérieur et extérieur ni totalement ouvert ni totalement fermé. Les programmateurs ne s’en sont toujours pas remis !
J’étais chez lui le jour où il se mit à l’ouvrage. 1993. Si l’âge m’autorise à démonter nos blocages, c’est aussi parce que j’ai traversé bien des murs soi-disant « sécuritaires » en cherchant toujours les failles de départs.
À suivre
Jean-Philippe Pargade, architecte fondateur de Pargade Architectes
Bruno Vayssière, professeur d’architecture et d’urbanisme
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