Dubois et Gloria sont de retour à Paris, Ethel Hazel, la psychanalyste, n’en est pas plus avancée. À l’insu de Dr. Nut et d’Aïda, l’architecte propose à la jeune et jolie blonde Oksana une visite guidée des crayères de Belleville.
Psychanalyse de l’architecte : les personnages à l’œuvre
Relire le prologue de la saison 7 (et le résumé des saisons précédentes)
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« L’architecture n’est pas là pour se faire oublier, mais pour faire preuve d’héroïsme, chaque projet est une histoire d’amour. Peut-on en avoir plusieurs à la fois ? »
Frédéric Borel
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Acte 1
Scène 1 : Lundi, 8h55, au pied du TGI
Aïda se presse sur le parvis du TGI. Elle resserre son manteau autour d’elle. Le froid parisien lui mord la peau et un crachin léger mais pénétrant l’oblige à plisser les yeux. Elle regarde autour d’elle : des silhouettes emmitouflées se pressent sous des parapluies noirs, leur souffle formant de petites volutes dans l’air glacé. Arrivée hier matin à Paris après une nuit blanche dans l’avion, elle n’a pas vraiment eu le temps de récupérer du décalage horaire, ni de prendre ses repères. Elle en a oublié les bonnes habitudes parisiennes : parapluie, gants, casquette ; le minimun syndical pour affronter cette météo.
Mais la voilà déjà rattrapée par le rythme effréné de la capitale. Elle fixe les grandes portes vitrées du bâtiment, le flot de personnes en costume entrant et sortant, les regards préoccupés. Cette transition brutale lui donne presque le vertige et une sensation d’étrangeté l’envahit.
Le bâtiment massif se dresse devant elle, imposant et intimidant. « C’est peut-être la dernière fois que je viens ici », se murmure-t-elle en ajustant son sac tote bag. À l’intérieur, dans une pochette, repose sa lettre de démission imprimée. Aura-t-elle seulement le courage d’expliquer tout ça à Dr. Nut ? Sera-t-il compréhensif ? Peut-être se contentera-t-elle de lui tendre la lettre ? Ou bien va-t-elle fuir avant de devoir affronter son regard ?
Elle inspire profondément et s’engouffre dans le bâtiment. À l’intérieur, la chaleur artificielle est presque un soulagement. Elle s’avance vers les ascenseurs, ses pas résonnant légèrement sur le carrelage. « Allez, Aïda, c’est juste une formalité ». La cage métallique se referme sur elle. Elle se regarde brièvement dans le miroir, son reflet est plus lumineux que la fatigue qu’elle ressent en elle, cela lui donne une once de courage.
Scène 2 : Lundi, 9h04, dans les bureaux du 22
Aïda pousse la porte des bureaux du 22, le service des disparitions inquiétantes, elle n’a même pas franchi le seuil que des voix familières résonnent déjà dans sa direction.
« Regardez qui est là ! La star internationale ! », s’exclame Jean mi-taquin, mi-sincère qui l’aide à ouvrir la porte mimant une révérence exagérée.
Elle entre, un sourire timide aux lèvres, immédiatement submergée par l’accueil chaleureux de l’équipe. Les bureaux ont toujours cette ambiance un peu chaotique : des piles de dossiers sur les tables, des tasses de café abandonnées, une odeur de papier vieilli et de renfermé.
« Ah…. Enfin de retour ! », lance Brice depuis son bureau. « Tu nous as manqué ! Tiens je te présente Heidi, dit Le Nantais parce que, figure-toi, il est de Nantes ! ». Brice désigne d’un geste théâtral un beau brun avec un sourire éclatant, qui l’observe de loin, l’œil amusé. « Dr. Nut a voulu embaucher un stagiaire mais il n’a pas trouvé mieux qu’un gigolo ! ».
Tout le monde s’esclaffe. Les rires fusent et Aïda commence à se détendre légèrement.
Heidi s’avance vers elle pour lui serrer la main. « Enchanté de faire votre connaissance Aïda ! Deux ans avec eux ? Bravo !!! Moi, au bout de deux mois, je regarde déjà des tutos YouTube sur ‘Comment survivre en milieu hostile’». « Vous êtes vraiment stagiaire ? », demande Aïda, visiblement surprise. « Non, pas exactement, disons que j’ai encore beaucoup à apprendre », répond-t-il en souriant.
Les rires retentissent de plus belle. Ses collègues l’observent mais les regards sont empreints d’amusement et de bienveillance : il y a de l’admiration dans leurs yeux, une reconnaissance sincère. Elle est l’un des leurs. L’une des leurs plutôt. La seule en fait.
« Tu as fait preuve d’un sacré sang-froid au Brésil ! Il a encore fait des siennes Dubois », lui glisse Gilbert. « Et face aux médias en furie, surtout en terrain inconnu, tu t’en es sortie comme une chef… ».
Aïda, encore un peu gênée, hoche la tête modestement. « Merci… mais je ne sais pas si j’ai été aussi bonne que vous le dites ».
Brice s’approche et, sur un ton plus sérieux poursuit : « Ne doute pas, Aïda. Tu as été remarquable. Je sais ce que tu penses. Mentir, on y est tous confronté à un moment dans notre carrière ; mais heureusement qu’on ne dit pas tout ce que l’on sait à la presse, le monde deviendrait fou. Tu imagines si tu avais dit la vérité ? « Oui, oui, tout à fait, Dubois l’architecte est un tueur en série avec plus de 10 victimes au compteur, au moins, et depuis cinq ans que le 22 est au courant et incapable de l’arrêter… » Tu imagines ? Dans l’heure, c’est panique sur la ville ! Et on se retrouve submergés d’appels, dont ceux des ministres. Bref, la panique, il vaut mieux éviter et tu as donc bien fait ».
Ces mots touchent Aïda plus qu’elle ne veut l’admettre. Malgré ses doutes et ses angoisses, cette camaraderie lui rappelle pourquoi elle avait accepté ce poste. Ces « ours », comme elle aime à les appeler, sont dévoués à une tâche interminable, usante, rarement gagnante et pourtant ils trouvent le moyen de se soutenir et de rire d’eux-mêmes. Leur accueil lui fait du bien et elle sent une vague de réconfort l’envahir.
« Bon allez, fini les déclarations d’amour Brice, on laisse ça pour Heidi ! Au boulot avant que le chef arrive ! », lance Jean.
Les rires éclatent à nouveau.
Elle sent à leur chaleur que dans leur esprit, il ne fait aucun doute qu’elle fait partie de l’équipe, que pour eux l’idée de son départ ne se pose même pas, ne se conçoit même pas. Pour cacher son émotion, elle se dirige vers son poste de travail et s’installe confortablement bien décidée à mettre de l’ordre sur son bureau et dans sa tête.
Scène 3 : Lundi, 9h17, dans les bureaux du 22
Jean tend un café à Aïda avec un sourire complice. « Tiens, Aïda profite de ma gentillesse aujourd’hui, demain ça sera fini ». Aïda rit doucement et s’appuie contre son siège, réchauffant ses mains autour de la tasse. « Dis-moi, pourquoi vous l’appelez le gigolo Heidi ? » Jean poursuit : « Le Nantais ? Figure-toi qu’il s’est entiché d’une fille qui bosse chez Dubois. Une Suédoise ».
Heidi qui l’entend, le coupe de loin : « elle est Ukrainienne Jean, et je fais juste mon boulot. Désolée d’avoir des attributs qui me permettent de m’offrir quelques raccourcis ». Aïda arque un sourcil, amusée mais curieuse de comprendre. Avant qu’elle ne puisse poser une autre question, Dr. Nut entre dans la pièce, sa présence imposant naturellement le calme.
« Ah, Aïda, content de vous revoir parmi nous ! Alors, prête à reprendre le collier ? », dit-il en lui serrant la main.
Aïda hoche la tête, esquissant un sourire.
« Laissez-moi attraper un café et venez me retrouvez dans mon bureau, vous vouliez me parler… ».
Scène 4 : Lundi, 9h22, dans le bureau de Dr. Nut
Dr. Nut est déjà assis derrière son bureau, triant quelques papiers, lorsque Aïda entre. Il lève les yeux, un sourire chaleureux mais attentif sur le visage.
– Alors, Aïda, je vous écoute.
Aïda hésite, toute idée de remettre sa lettre de démission a disparu et, encore debout, un peu honteuse, elle regarde Dr. Nut et bafouille : « Alors voilà…
Dr Nut l’interrompt lui désignant d’une main sa chaise :
– Mais asseyez-vous donc ? Qu’est-ce qui ne va pas ?
Aïda s’assied, à nouveau nerveuse :
– Rien… Rien de grave. Enfin, Je m’en voulais tellement d’avoir échoué à trouver le moindre indice contre Dubois. Je crois que ce n’est pas tout à fait ce à quoi je m’attendais mais… ce n’est pas ça… Je… Et puis, je crois que je vous en voulais un peu aussi. Pour… Pour m’avoir fait jouer ce jeu devant la presse mais j’en comprends mieux aujourd’hui les raisons et la nécessité.
– C’est pour me dire ça que vous vouliez me voir ?
Le visage de Dr. Nut exprime la surprise. Aïda marque une pause, sa voix trahissant une légère émotion : « Alors… Alors… je voulais juste vous remercier. Pour votre confiance et pour tout ».
Quelqu’un crie dans son dos : « Hey Nut, qu’est-ce que tu fais à la petite ? Tu vas nous la faire pleurer ou quoi ? »
Les rires fusent au loin, et Aïda ne peut s’empêcher de sourire malgré l’incendie qui lui brûle les joues. Dr. Nut secoue la tête en soupirant, un sourire amusé sur les lèvres : « Ah, l’élégance légendaire du 22… C’est tout ce que vous vouliez me dire Aïda ? »
Aïda se ressaisit et, retrouvant enfin sa posture habituelle et professionnelle, finit par se décider. « Non, en fait Il y a une chose qui me tracasse Patron : Julie Durantin. Après la conférence de presse, on ne pourra jamais plus coller son assassinat sur le dos de Dubois.
– Mais vous m’avez expliqué que c’était impossible qu’il soit le coupable, qu’il n’avait pas le temps d’organiser un tel meurtre moins d’une heure après son arrivée à son hôtel…
– Je sais, je sais, mais vous et moi savons à quel point il est ingénieux. C’est un architecte après tout…
– Certes, et je crois en votre instinct. J’ai le même mauvais pressentiment. Mais pour Julie, en effet, s’il est vraiment l’auteur de ce meurtre, il nous faudra des preuves en béton. Bon, je vous laisse prendre connaissance des dossiers en cours ici, et on se retrouve à 17h dans le hall. Vous et moi avons rendez-vous avec Dubois et Gloria qui arrivent à Roissy par le vol LATAM Airlines de 18h55.
– LATAM Airlines ?
– Je sais, Dubois ne fait jamais rien comme tout le monde. Peut-être espère-t-il arriver discrètement…
– Ok, je serai là à 17h.
Aïda s’en retourne le pied léger, se contrôlant pour ne pas virevolter jusqu’à son bureau.
Scène 5, 18h55, à l’aéroport de Roissy, aux arrivées du terminal 2
Dr. Nut et Aïda sont en avance, l’avion de Dubois et Gloria vient à peine de se poser mais ils restent postés près du Relay, observant la foule. Au bout d’un moment, au fil des minutes, ils voient se former un petit groupe de journalistes. « Ne manquait plus qu’eux », soupire Dr. Nut. « Éloignons-nous encore un peu, l’un d’eux pourrait vous reconnaître », dit-il à Aïda.
Ils sont justement en train de traîner dans la boutique, sans rien acheter évidemment, quand un homme bien habillé, d’une quarantaine d’années, les cheveux noirs et le teint mat, aborde Dr. Nut, sans l’ombre d’une hésitation :
– Dr. Nut je présume (accent chantant) ?
– Qui le demande ? répond le policier, surpris.
– Oh pardonnez-moi, je suis Lorenzo Antonetti, journaliste à La Stampa, à Turin. Nous nous sommes parlé au téléphone. Et je reconnais Mme. Ash. Aïda, c’est ça ? Si ?
Aïda aimerait lui renvoyer son sourire dans les gencives mais elle se contente de ne pas répondre autrement qu’avec un sourire tout aussi faux cul que le sien.
– Que faites-vous ici ? demande Dr. Nut.
– Comme vous, j’attends Dubois l’architecte et Gloria.
– Comment savez-vous qu’il rentre aujourd’hui ? Vous êtes bien informé…
– Ce n’était pas difficile, ce n’est pas comme si, depuis son voyage au Brésil, Dubois passait inaperçu.
Voilà ce qui explique la présence des journalistes, se dit le policier qui avait espéré être seul avec Aïda pour « accueillir » Dubois.
– Pourquoi n’êtes-vous pas avec vos confrères, fait le policier avec une moue du menton vers le groupe de journalistes ?
– Parce qu’ils ne savent rien de la vraie histoire de Dubois et que je n’ai aucune envie de partager mon scoop.
– Un scoop ? Allons bon ! Qu’en savez-vous donc de « la vraie histoire » de Dubois ?
– Disons que j’ai des indices concordants, sinon des preuves, qui me laissent à penser que Dubois n’est pas le gentilhomme décrit par Madame Ash ici présente lors de sa conférence à la télé brésilienne.
Aïda se raidit à ces mots mais tente de n’en rien laisser paraître.
– Que voulez-vous ? demande Dr. Nut.
– Peut-être pourrions-nous partager des infos, je vous dis ce que je trouve, vous me dites ce que vous avez et on coince Dubois. La presse peut vous être utile, on ne sait jamais.
– Vous avez beaucoup d’imagination Monsieur Antonetti et je ne suis pas sûr de savoir ce dont vous parlez mais si vous avez des infos à propos de Dubois, n’hésitez pas à m’en faire part, vous avez mon numéro. Merci. Au revoir.
– Alors pourquoi êtes-vous ici ? réplique l’Italien qui a perdu le sourire, le regard dur.
– Dubois est devenu une star, bien malgré lui au Brésil, nous sommes là pour nous assurer que tout se passe bien à son retour.
– Vous n’allez pas l’arrêter ?
Dr. Nut hausse les épaules.
– Pourquoi le devrais-je ?
– Depuis toutes ces années, vous n’avez toujours rien contre lui ?
– Écoutez Monsieur le journaliste de La Stampa, je vous ai déjà dit que je ne sais pas de quoi vous parlez alors au revoir et merci. D’ailleurs, voilà Dubois et Gloria qui arrivent, allez donc plutôt leur raconter à eux vos fariboles.
Lorenzo Antonetti s’éloigne alors mais se contente, tout comme Dr. Nut et Aïda, d’observer de loin la scène.
Scène 6, 18h32, à l’aéroport de Roissy, aux arrivées du terminal 2
Dubois et Gloria, visiblement heureuse, traversent les portes du sas des arrivées et s’engagent résolument. Dubois aperçoit immédiatement un ami venu les chercher qu’il retrouve avec force embrassades et sourires excités. Dubois est en train de faire les présentations quand les journalistes s‘approchent. L’architecte feint de les ignorer mais l’un d’eux les interpelle.
– Alors Monsieur Dubois, vous seriez un tueur en série ?
Et toute la troupe des journalistes de s’esclaffer joyeusement !
– Avez-vous fait bon voyage ? demande un autre.
– Que pensez-vous de l’architecture du Brésil en général et de celle de Gloria da Silva en particulier ? Pouvez-vous nous expliquer la différence entre l’architecture au Brésil et en France ? Pensez-vous que l’architecture doit être durable parce qu’il est vrai que l’architecture moderne détruit nos villes et qu’il faut désormais privilégier les circuits courts ? s’écrie une autre.
– Monsieur Dubois, quelle aventure incroyable vous avez vécu quand même… Pouvez-vous nous dire ce que vous ressentez ? s’enquiert un quatrième.
À cette question imbécile du ressenti, toujours la même, Dubois a un sourire et s’arrête une seconde, Gloria ravie de voir la tension retomber.
– Ah ça, vous pouvez le dire que ce fut une drôle d’aventure, disons que Gloria et moi avons eu des vacances mouvementées mais il faut garder le sens des proportions. Il n’y a pas eu mort d’homme hahaha… Ce que je ressentais ? De l’inconfort en réalité. Nous sommes avec Gloria en voyage architectural – d’ailleurs n’hésitez pas à présenter son travail dans vos journaux, c’est spectaculaire… – et juste…
– (il est interrompu sans ménagement) Gloria, do you understand what he says ? What did you feel when you heard Dubois may be a serial killer ? (Gloria, comprenez-vous ce qu’il dit ? Qu’avez-vous ressenti quand vous avez appris que Dubois pourrait être un tueur en série ?)
– Je comprends français… ce que je feel ? First la surprise et, comme Dubois dit… inconfortable… but après, no problem, et nous beaucoup marrer de la situation.
– Maintenant, coupeDubois, si vous voulez bien nous laisser. Ce fut un long voyage, pleins d’émotions fortes et nous aimerions pouvoir nous reposer un peu avant pour Gloria de découvrir Paris. Merci.
Sur ce, avec son copain et Gloria, ils s’en vont d’un bon pas en discutant et souriant ensemble, suivis de loin par Dr. Nut et Aïda.
– Voilà, il est de retour. Pour autant, je pense que nous pouvons compter sur quelques jours de calme, il ne va pas tuer Gloria tout de suite quand même, dit Dr. Nut avec le sourire.
– C’est sûr qu’après l’avoir montrée partout, il aura du mal à la faire disparaître, répond Aïda sur le même ton.
– Encore que, soupire le policier, plus gravement, vous et moi savons à quel point il est ingénieux. C’est un architecte après tout.
Ils éclatent de rire…
(À suivre)
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Acte 2
Scène 1 – Mardi 5h00, Paris
Dans les pages Le fait du jour du Ragofi, un article titré : L’incroyable histoire de Dubois, cet architecte français confondu pour un tueur en série durant ses vacances au Brésil et accompagné d’une photo de Dubois et Gloria à leur arrivée à l’aéroport.
Incroyable histoire en effet pour ce Français en vacances au Brésil ! Dubois est un architecte parisien, son agence rue du Liban, dans le XXe, qui décide de retrouver au Brésil, à Florianopolis plus exactement, une amie architecte dans le cadre de « vacances architecturales ». Rien de mystérieux jusqu’à ce que le corps nu d’une Française, Léonie Meunier, 45 ans, soit retrouvé quelques jours après son arrivée sur une plage proche de la maison de Gloria. Dans le cadre d’un étonnant concours de circonstances, les cadavres de femmes semblent alors s’accumuler autour de lui et à partir de là tout s’enchaîne : la rumeur est gonflée par les réseaux sociaux, comme un ouragan au-dessus de l’océan trop chaud emmagasine de l’énergie avant de la libérer comme un tsunami et voilà cet architecte inconnu, touriste lambda, accusé d’être un tueur en série. Après avoir fait les titres de toute la presse brésilienne pendant plusieurs jours, il a fallu aux autorités du pays, embarrassées sans doute, organiser dans l’urgence une conférence de presse pour totalement absoudre Dubois d’un quelconque méfait. Voilà donc un homme ordinaire qui a vécu un extraordinaire quart d’heure Wharollien. Nous avons pu le rencontrer hier à l’aéroport de Roissy lors de son retour en France. Il est arrivé par le vol LATAM Airlines de 18h55 accompagné de Gloria da Silva, architecte également, qui a partagé avec lui les titres de la presse, qui évoquaient Bonny & Clyde, comme si elle était complice des atrocités supposément commises par Dubois. Tous deux se sont dit fatigués du voyage et de cette attention inopportune mais ont semble-t-il pris le parti d’en rire. À la question de ce qu’elle pense de cette aventure qu’un auteur de thriller n’aurait pas pu imaginer, Gloria da Silva, nous a expliqué, dans un français parfait teinté d’accent exotique, avoir d’abord été « surprise » par les évènements. On le serait à moins ! « Puis, dit-elle, Dubois et moi avons vécu quelques jours particulièrement inconfortables – être ainsi livrés à la vindicte populaire n’est pas très plaisant – mais, très vite, Dubois et moi avons commencé à nous amuser de la situation, laquelle s’est d’ailleurs terminée comme une comédie, avec cette conférence de presse surréaliste pour nous innocenter totalement. Donc, maintenant que c’est fini, cela fera de bons souvenirs », dit-elle. Quant à Dubois, il a refusé de s’exprimer devant la presse, se contentant d’un laconique : « Oui, ce fut une drôle d’aventure ». En quittant le Terminal, parmi la foule, son aventure extraordinaire terminée, Dubois l’architecte s’en est retourné vers l’anonymat dont il ne pensait sans doute pas sortir un jour. Même les vacances ont une fin.
Scène 2 – Mardi 6h58, dans la cuisine d’Ethel Hazel
Ethel Hazel vient de lire l’article du Ragofi. Elle l’a même lu deux fois et en a oublié ses biscottes à la confiture de figue. Sans attendre, tandis que refroidit son thé, elle allume son ordinateur. Elle ne sait pas pourquoi mais elle se sent prise de panique. Elle avait souhaité le retour de Dubois – va-t-il la recontacter ? – mais maintenant qu’il est là, accompagné de Gloria – elle sent une pointe de jalousie – elle ne sait pas si elle tient à le revoir. Et puis, se dit-elle, est-ce à moi de sauver Gloria ? Et puis, avec tout ce ramdam, comment va-t-il faire pour la faire disparaître celle-là ? À moins peut-être que Gloria, tout comme elle-même, ne soit une survivante de Dubois ? Gloria, comme elle-même, aurait-elle atteint et accepté ce moment d’une terrible ambiguïté quand le cerveau ne sait plus choisir entre la jouissance ou la mort quand il les étouffe d’amour ? L’accepter, c’est ce qu’il l’aurait sauvée ? A-t-elle fait l’expérience une fois, deux fois, trois fois, plus… ? Ethel ressent à nouveau cette pointe de jalousie et elle a le sentiment que seule l’écriture va lui permettre d’apaiser, peut-être, ce sentiment d’urgence mêlé d’angoisse, comme s’il lui fallait soudain absolument boucler son article, comme si sinon tout allait lui échapper, sa vie, Hollywood, ses patients, Dr. Nut… Pourquoi pense-t-elle à Dr. Nut, le seul sans doute qui ne lui a jamais voulu que du bien ? Voilà qui l’énerve encore plus.
SYNDROME DE LA BELLE AU BOIS DORMANT DE L’ARCHITECTE DUBOIS
Conclusion ?
Nous avons largement évoqué et décrit le modus operandi de Dubois, comment depuis des décades il choisit ses victimes – toutes blondes aux yeux bleus – et comment il les tue selon des rituels parfaitement et subtilement élaborés. Nous avons déterminé ce pour quoi il les garde – Dubois est une sorte de polygame platonicien – et, certes sans preuve formelle, nous pouvons cependant expliquer assez précisément comment il les conserve, dans un mausolée où chacune de ses victimes, réunies ensemble, dispose de son propre « lit » où reposer nue et belle pour l’éternité. Où est son mausolée et combien contient-il de corps sont les seules questions encore sans réponse mais elles n’empêchent en rien la description du syndrome dont est affecté Dubois l’architecte.
Un syndrome est un ensemble de symptômes qu’un patient est susceptible de présenter simultanément lors de certaines maladies. En psychanalyse cependant, un syndrome est « un tout, une unité clinique, dont les éléments sont rapprochés entre eux par des liens d’affinité naturelle » (Porot 1975). Une unité clinique, c’est exactement l’univers qu’a bâti Dubois au fil des décades.
Avant de continuer, je fais ici, à nouveau, une petite réserve, afin de distinguer le syndrome de la Belle au bois dormant des syndromes hystérique, névrotique ou schizophrénique habituels. En effet, si le syndrome de Cotard décrit par exemple le délire de certains mélancoliques qui s’accusent d’avoir commis tous les crimes, causé tous les malheurs dans tous les temps (Mounier, Traité caract., 1946, p. 320), je peux affirmer ici que l’œuvre de Dubois, si elle est en effet œuvre d’une phénoménale imagination, n’est pas l’élucubration d’un cerveau malade puisque le passage à l’acte est attesté.
Les symptômes donc…
Ethel s’arrête, prise de panique à nouveau. Elle a toutes ses idées dans sa tête mais elle se sent incapable de les formuler. Surtout, elle se rend bien compte que, en tant que professionnelle, elle n’a pas assez de distance par rapport à ses émotions. Comment alors écrire un article « scientifique » qui tienne la route ? Bon, peut-être que de l’émotion, de la peur et du sexe, c’est tout ce dont Hollywood a besoin, se dit-elle pour se rassurer. Elle se penche à nouveau sur son écran.
Les symptômes donc…
Elle a beau tenter de compter jusqu’à soixante, Ethel n’arrive pas se concentrer. La psychanalyse est une thérapie tellement lente, tellement aléatoire. Comment a-t-elle pu penser qu’elle parviendrait, elle, à décrypter le cerveau de Dubois l’architecte, tueur en série d’une élégance et ingéniosité rares, tout comme sa dangerosité, et qu’elle pourrait lui être utile de quelque façon ? Elle a survécu, deux fois, et alors ? D’ailleurs, à bien y penser, à qui est-elle utile ? A-t-elle connaissance d’un seul de ses patients qui se porte merveilleusement bien aujourd’hui ? Si c’était le cas, ils ne reviendraient plus. Est-ce dans son intérêt qu’ils ne reviennent plus ? Alors quoi ?
Par réflexe, elle boit une gorgée de thé froid, regarde ses biscottes qui soudain lui font horreur puis retourne son regard vers son écran.
Les symptômes
Les symptômes
Les symptômes
Ethel se lève et se précipite dans sa chambre où elle se jette sur son lit et, son visage enfoui dans l’oreiller, fond en larmes.
(À suivre)
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Acte 3
Scène 1 – Jeudi soir 18h58, dans les crayères de Belleville
– C’est vraiment impressionnant !!!
Oksana est soufflée. Accompagnée de Dubois l’architecte, son nouveau patron d’agence mais qu’elle n’a rencontré que le lundi précédent, cela fait plusieurs dizaines de minutes qu’elle découvre à la lumière de leurs torches le vaste réseau de crayères sous Belleville, quasiment même sous le bureau où elle travaille, se dit-elle. Dubois a un sourire d’aise. « Je vous l’avais bien dit, n’est-ce pas ? ».
– En effet, toutes ces galeries, toutes ces salles, comment les connaissez-vous si bien ?
– J’ai fait mes études à l’école juste au-dessus et je me suis toujours passionné pour ces vastes espaces souterrains sous Paris, porteurs de tant de mystères.
– Je vous remercie de me faire visiter, j’ai l’impression d’être dans un gouffre.
– Il y a un peu de ça mais ne me remerciez pas, Je me suis dit que cela devrait intéresser une architecte ukrainienne venant d’arriver depuis peu pour travailler avec moi. Autant que vous sachiez ce qu’il y a en dessous de l’agence. J’ai toujours plaisir à faire cette visite mais pour le coup, je n’avais pas le temps d’attendre plus longtemps avant de vous faire le grand tour de ces anciennes carrières de gypse, juste sous les pieds des Parisiens. C’est pourquoi j’ai insisté.
– Pourquoi ne pouvait-on attendre plus longtemps ?
– Suivez-moi, vous allez comprendre. Vous voyez cette lumière là-bas, au fond ?
– Oui, je la vois.
– Eh bien allons-y.
Si Oksana s’était un peu inquiétée du sens de la visite que lui proposait son patron, elle est désormais parfaitement rassurée par le ton engageant de Dubois et c’est curieuse qu’elle le suit. À sa grande surprise, ils arrivent dans une immense salle, éclairée de partout, avec partout des engins et des matériaux de chantier en nombre. Tout le mystère et la poésie des souterrains disparaissent d’un coup.
Après un moment de sidération, Oksana s’exclame :
– Incroyable ! On pourrait mettre une cathédrale dans cette salle. Pourquoi tous ces engins ? Que vont-ils faire ici ?
– Y fonder des colonnes de béton pour un complexe sportif, répond son guide.
– Vous ne pourrez plus venir alors ?
– Je crains que non ; le passage sera bouché ou du moins rendu inaccessible. Nous ne pourrons plus venir. Les travaux ont démarré depuis un moment déjà – regardez, faites attention, vous voyez ces profonds coffrages dont nous voyons les ferraillages ? Ils sont destinés aux semelles des colonnes et, d’après ce que je sais, elles seront comblées dès demain, regardez la centrale à béton n’attend plus que le top départ. Dans quelques heures, le lieu sera truffé d’ouvriers. Je connais l’architecte qui supervise le tout, un copain d’école qui bosse pour une grosse boîte d’ingénierie.
– Ce sont des travaux gigantesques, relève Oksana.
– Hum, répond Dubois en souriant, Paris est un vrai gruyère, alors on trouve toujours des solutions, d’ailleurs…
Le téléphone de Dubois vibre, il jette un rapide coup d’œil et s’excuse auprès d’Oksana : « Un client, je dois répondre », dit-il avant de s’éloigner de quelques pas. Mais, d’évidence, la communication passe mal. « Oksana », crie Dubois en traversant la palissade de chantier, « je me rapproche de la zone de vie du chantier, la connexion sera meilleure. N’hésitez pas à explorer, il y a de la place, je reviens dans quelques minutes, dix minutes tout au plus ».
– Vous n’aurez pas peur ? demande-t-il gentiment.
– Non, il y a plein de lumière, ça va aller. Je vous attends, d’ailleurs, regardez, j’ai avec moi mon carnet de croquis, je vais en profiter pour dessiner cette salle avant qu’elle ne disparaisse.
– Bonne idée, dit Dubois avant de disparaître lui-même.
Scène 2 – Jeudi soir, 19h37, dans le bureau de Dr. Nut
Dr. Nut voit son téléphone vibrer. C’est Le Nantais, son jeune collaborateur, qui l’appelle. Pourquoi appelle-t-il à cette heure-là ? Déjà inquiet…
– Le Nantais, qu’est-ce qui se passe ?
– Patron, je sais où il les emmène…
Il n’a même pas besoin de préciser qui est Il. Dr. Nut est immédiatement inquiet.
– Où es-tu ?
– Dans les crayères, sous Belleville… zip zap ouignnn… c’est par là qu’il rentre… zoung zing…
– Le Nantais, le téléphone passe mal… Tu m’entends ?
– Oui, patron, je vous entends. Je disais que je gardais un œil sur Oksana, même si on est séparés, depuis que Dubois est rentré, au cas où et… zip zap ouignnn… ouignnn… zoum scratchh… c’est comme ça que je le sais.
– Le Nantais, pas où es-tu rentré ?
– Patron c’est un truc de fou, c’est carrément… zoum zam scritchhhh ouignn grat zoum…
– Le Nantais, je ne t’entends pas merde. Sors de là !
Dr. Nut hurle et fait un signe à Gilbert, encore au bureau de se préparer à quelque chose immédiatement. Gilbert se lève, se précipite sur son pardessus, récupère son arme…
– Patron, vous m’entendez ? Je n’ai pas entendu votre dernière phrase. Je disais donc… zip zap ouignnn…
– Le Nantais, Heidi, sors de là. Si tu m’entends, sors de là le plus vite possible et dès que tu es dehors donne-nous l’adresse et on arrive. Tu m’entends ? Le Nantais, tu m’entends ? Sors de là…
– zoum zam scritchhhh… je sais …zip zap ouignnn… OH ??? Dub… ARRRGHHHHH. …zip zap ouignnn…
Clic.
Scène 3 – 19h52, sur le boulevard de Belleville, Oksana et Dubois devisant
– Alors Oksana, la visite vous a plu ?
– C’était super, S U P E R, un grand merci ! J’ai même eu le temps de faire quelques dessins, cela fera des souvenirs puisque demain la salle n’existera plus telle que nous l’avons vue ce soir. C’est une forme de patrimoine qui est détruite, vous ne pensez pas ?
– Un patrimoine, oui, certainement.
– Il y en a d’autres comme ça à explorer des crayères ?
– J’en connais quelques autres, si cela vous intéresse.
– Je serai ravie.
– Eh bien c’est parfait.
Ils sont arrivés à la bouche du métro Belleville.
– Bon, je vous laisse, je retourne à l’agence, j’ai prévu une sortie avec Gloria.
– Merci encore Monsieur Dubois, je suis vraiment très heureuse de travailler dans votre agence.
– À la bonne heure. À demain donc.
Oksana s’engouffre dans la bouche de la station, l’esprit plein de bonnes ondes. Les crayères qu’elle a découvertes lui font penser au métro de Kiev mais elle chasse rapidement cette pensée triste tant elle est si heureuse d’être à Paris, n’était-ce l’étrange absence de nouvelles de Heidi depuis quelques jours.
Dubois retourne à pied à son agence, et sans que personne n’y prête attention, son visage exprime pour un instant, un instant seulement, l’euphorie du conquérant.
(À suivre)
Dr. Nut (avec les notes d’Ethel Hazel)
Aïda Ash (avec les notes de Dr. Nut)
* En librairie L’architecte en garde à vue
* En librairie, Le fantôme de Gina
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