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Projeté en avant-première dans le cadre de la 37ème édition (du 18 au 26 janvier 2025) du Festival Premiers Plans d’Angers (Maine-et-Loire), The Brutalist est impressionnant tout au long des trois heures et 35 minutes du film. L’acteur et réalisateur américain Brady Corbet, avec cette troisième œuvre presque entièrement filmé en VistavisionTM, offre une réflexion déchirante sur le salut par l’art, la création sans concession et le pouvoir de l’argent.
Un après-midi au festival
Il est 14h. Organisée en une longue file d’attente, une foule traverse et ondule sur la place du Ralliement, place centrale de la ville d’Angers. Les quelques passants essaient de trouver une faille par où traverser cette chaîne humaine qui commence à pénétrer dans le Grand Théâtre – architecture emblématique de style haussmannien construit en 1871. Chacun prend place dans ce décor doré et feutré. Projeté pour la première fois à la Mostra de Venise 2024, ce long métrage fit du bruit après avoir remporté le Lion d’Argent du meilleur réalisateur. Juste avant sa projection, le 25 janvier, en avant-première angevine, « The Brutalist » a reçu les prix du Meilleur Film Dramatique de la Meilleure Réalisation, et celui du Meilleur Acteur – Adrian Brody – dans un Film Dramatique aux Golden Globes. Enfin, le film est largement nominé dans de multiples catégories aux Oscars 2025 (Meilleur film, Meilleur réalisateur, Meilleur acteurs et actrice, Meilleur scénario original, ou encore Meilleur montage).
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La lumière s’éteint dans la pièce. Tout de suite, à l’écran, le style brut du montage s’impose. Un prologue, deux parties séparées d’un entracte de 15 minutes, un épilogue, voilà comment est structurée la narration. Le premier plan montre en contre-plongée la Statue de la Liberté, renversée ; il indique la teneur du film. Nous nous apprêtons à suivre le parcours de László Toth. Venu reconstruire sa vie dans ce pays où l’on dit que tout est possible, cet architecte hongrois va se heurter à la haute bourgeoisie protestante des États-Unis. Cette dernière voit d’un mauvais œil l’intégration de ce juif qui porte avec lui le poids de la vieille Europe. Il vient rejoindre son cousin Attila, marié à Audrey.
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La première partie nous montre son ascension. Grâce à l’emploi offert par son cousin Attila dans son magasin de meuble, sa première mission est de dessiner les plans de la bibliothèque de l’industriel Harrison Lee Van Buren. Architecte confirmé, ancien élève du Bauhaus, il se fait remarquer par la presse « déco » et le milliardaire américain l’emploi pour la réalisation d’un projet d’une grande ambition : un centre communautaire comprenant une bibliothèque, un théâtre, un gymnase et une chapelle.
La seconde partie, étouffante, lourde, poisseuse, marque une rupture avec la première. Toxicomane, l’architecte poursuit le projet fantasque du milliardaire. Grâce à ses contacts, Erzsébet, sa femme, et leur nièce Zofia, le rejoignent aux Etats-Unis. Ce deuxième volet offre un portrait nettement plus sombre du rêve américain et propose une réflexion sur le salut par l’art, la création sans concession et le pouvoir de l’argent. La désillusion est totale, à l’image de la relation toxique entre László Tóth et Harrison Lee Van Buren ; le chef d’entreprise fait preuve d’un antisémitisme larvé.
Contemplant les avancées des travaux, Harry (le fils de Harrison) déclare à László : « Nous vous tolérons ». Cette phrase condense tout le mépris et la violence des relations entre les milliardaires et la famille de l’architecte.
L’épilogue termine le tableau par une rétrospective du travail de l’architecte à la première Biennale d’architecture de Venise (« La presenza del passato: il postmodern », sous l’égide de Paolo Portoghesi, 1980). La fille de sa nièce Zofia présente la portée universelle et intemporelle de son travail architectural. En effet, le projet de l’architecte fut de témoigner de l’horreur des camps, tout en gardant comme perspective un espoir pour l’avenir.
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Qui est László Toth ?
En quittant le bâtiment doré dans lequel j’ai assisté, pendant trois heures, aux plus de trente années de vie de l’architecte Hongrois ; je veux savoir qui était László Toth.
Avide de réponses, je tape son nom sur la barre de recherche de mon téléphone. Mais rien. Certes, quelques articles au sujet du film du jeune réalisateur et acteur américain de 36 ans, mais rien au sujet d’un homme qui aurait vécu pendant la seconde guerre mondiale, fui la Shoah en émigrant aux États-Unis, se serait marié à une certaine Erzsébet et serait l’auteur de chefs-d’œuvre architecturaux modernes. Tout au plus, je tombe sur une image d’archive sur le site centropa.org (site internet fondé en 2000 à Vienne et Budapest dans le but de conserver les témoignages de guerre des juifs de toute l’Europe.) où Il est question d’un certain László Toth, de sa femme Margit Toth, et de la sœur de Magrit, Erzsebet Barsony dont le témoignage accompagne la photo. Les noms correspondent mais les liens entre eux ne sont pas les mêmes.
Plus tard, la lecture d’un article sur le site HungarianConservative.com, dont le titre accrocheur a attiré mon attention, m’apprend la terrible nouvelle : László Toth n’a jamais existé, il est un personnage fictif. Sa personnalité, son entourage, ses péripéties mais, encore plus impressionnant, son œuvre architecturale, ont été entièrement inventés !
Cette nouvelle augmente mon intérêt pour le film. D’où vient cette histoire aux apparences très réalistes ? Quelles sont les sources d’une telle création ? Qui a eu le génie inventif pour concevoir toute une œuvre architecturale fictive mais si vraisemblable ? Quelle est la recette de la réalisation de ce monument cinématographique ?
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Qui sont les véritables László Toth ?
László Toth est la réunion de deux figures de l’architecture brutaliste : Marcel Lajos Breuer et Ernő Goldfinger. Tous les deux sont nés au début du XXe siècle et subissent une immigration forcée pour cause d’antisémitisme.
Marcel Breuer, est hongrois, né à Pecs, et a trente ans pendant la guerre. Tout comme László Toth, il percevait son travail architectural comme un moyen d’influencer la manière dont on voit le monde. À 18 ans, il déménage en Allemagne où il rejoint l’école du Bauhaus. Son talent est rapidement reconnu par Walter Gropius, l’un des fondateurs et visionnaire du modernisme. Grand ami de Wassily Kandinsky, Breuer est notamment l’auteur de la chaise Wassily, nommée en l’honneur de son ami. Dans « The Brutalist », la chaise longue au centre de la bibliothèque redessinée par László pour Lee Van Buren en est un vague clin d’œil. La structure du fauteuil est faite à partir de tubes en acier, matériau si cher à l’architecte de la chaise Cesca B32, dite Cantilever (1925, Bauhaus).
En 1935, Marcel Breuer déménage à Londres avec Gropius et d’autres membres du Bauhaus pour fuir l’antisémitisme et la répression de l’Allemagne.
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Le deuxième homme qui inspire le personnage de László est Ernő Goldfinger. Nous retrouvons une anecdote de sa vie dans le film. En effet, architecte confirmé, Ernő Goldfinger émigre à Londres pour suivre sa carrière. Mais son premier grand client refuse de payer la facture, trouvant le bâtiment « trop moderne ». De la même manière, dans le film, Harry Lee Van Buren refuse de payer László Toth et son cousin pour la réalisation de la bibliothèque, estimant qu’au lieu d’une rénovation, ils ont détruit la bibliothèque. Cependant, Ernő n’a rien de l’immigré qui peine à s’intégrer dans la culture d’accueil : marié à l’héritière du groupe Crosse & Blackwell, il ne rencontre pas les difficultés que rencontre László.
Quel est l’architecte qui se cache derrière le style de László Tóth ?
« S’il y en a une à qui je dois énormément pour ce film, c’est à Judy Becker, mon extraordinaire cheffe décoratrice. À partir d’un budget dérisoire, elle a fait des merveilles », a déclaré Brady Corbet. Elle a essayé de canaliser le style de Tóth, en combinant sa formation au Bauhaus avec les influences de l’Amérique du milieu du XXe siècle.
Pour concevoir le bâtiment du centre communautaire, elle a travaillé comme un véritable architecte. Elle a suivi scrupuleusement les indications du script : le centre communautaire devait « […] représenter les baraquements des camps de concentration où László et sa femme Erzsebet étaient emprisonnés. Il devait également représenter l’idée de liberté, l’horreur des camps de concentration et une sorte de passage entre László et Erzsebet ». Ainsi, elle commence par faire des croquis en s’inspirant d’images d’archives de Dachau, mais aussi de bâtiments brutalistes tels que le Salk Institute de Louis Kahn, le Johnson Wax Building de Frank Lloyd Wright ou encore les Skyspaces de James Turrell. Ensuite, elle réalise une maquette du bâtiment inventé. On assiste alors à la naissance d’un bâtiment à la structure minimaliste en forme de croix surmontée de deux blocs de béton dont le positionnement latéral forme, en négatif, aussi une croix. Une coupole ajourée laisse passer un filet de lumière ; à midi, ce faisceau forme une croix sur l’autel en marbre de Carrare placé en dessous.
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Mais le bâtiment n’a jamais été construit et nous n’en avons une image globale seulement grâce à la magie du cinéma. Et quelle magie ! Car c’est aussi grâce à l’utilisation de logiciels intelligents que certaines images ont vu le jour. En effet, le réalisateur avoue avoir utilisé l’intelligence artificielle Midjourney pour concevoir des bâtiments dans une séquence vers la fin du film (la reconstitution postmoderne de la Biennale de Venise). Ceux-ci ont ensuite été redessinés par un artiste avant d’être intégrés à « The Brutalist ». Cette nouvelle a fait polémique chez les cinéastes, auxquels Brady Corbet reproche de faire de ce sujet un tabou. D’autant plus que la plupart des scènes montrant le centre communautaire ont été tournées à partir de la maquette réalisée par Judy Becker.
Une grande partie des images du centre ont été filmées à partir de bâtiments déjà existants en Hongrie, pays où presque tout le film a été tourné en raison du petit budget (environ 10 millions de dollars) et de la présence des rares techniciens qui savent filmer en VistavisionTM. Par exemple, apparaissent des images du réservoir József Gruber de Budapest. Il fut construit entre 1972 et 1980 suivant les plans de l’ingénieur József Janzó. Dans le film, cette forêt aux arbres de béton dont les racines baignent dans l’eau, constitue la salle d’évacuation des eaux du palais monumental.
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Enfin, pour la construction de la bibliothèque, Judy Becker s’inspire des principes des architectes modernes : la simplicité, la ligne, utiliser la forme pour guider le regard vers un point. Ainsi, elle conçoit l’espace avec une perspective qui conduit le regard vers le centre de la pièce où elle place un fauteuil de lecture. « Chaque étagère s’ouvre simultanément à un angle de 45 degrés », explique-t-elle. « C’est un grand moment du film et je suis très fière chaque fois que je le vois ». Faire du faux pour mieux parler du vrai.
L’utilisation de L’IA pour un souci de réalisme ?
L’IA a également été utilisée pour perfectionner l’accent hongrois d’Adrien Brody. En effet, Respeecher a été utilisé pour affiner certaines voyelles et lettres dans les dialogues. Le réalisateur précise qu’il s’agissait d’un processus manuel effectué en post-production et que cela n’enlève rien à l’authenticité de la performance de l’acteur. En effet, l’utilisation du logiciel intelligent a posé question lors de la nomination d’Adrien Brody aux Oscars 2025 pour le prix du meilleur acteur. Quelle légitimité à cette nomination si la performance n’a pas été réalisée entièrement par l’acteur ? Selon Brady Corbet, l’utilisation de l’IA n’enlève rien à la qualité du jeu d’Adrien Brody, qui a travaillé des mois avec la coach en dialecte – Tanera Marshall – afin de saisir l’accent hongrois, dont certaines sonorités sont particulièrement difficiles à exprimer. L’utilisation de Respeecher était aussi un moyen d’économiser une somme considérable, en gagnant du temps sur le tournage. Reste en suspens la question du métier de doubleur ?
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Un hommage au projet humaniste des architectes du Bauhaus ?
Dans un article de la revue canadienne La Presse (15/01/2025), j’apprends que c’est en discutant avec son regretté ami Jean-Louis Cohen, historien de l’architecture et de l’urbanisme français que Brady Corbet a l’idée de faire ce film. En effet, fasciné par l’idée de retrouver les traumatismes de la seconde guerre mondiale dans l’architecture du Bauhaus, il souhaite rendre hommage à ce courant architectural en imaginant de toutes pièces l’œuvre d’un homme qui aurait pu être des leurs. Judy Becker ajoute : « L’un des aspects du brutalisme et de son importance est l’absence de référence historique. Il est uniquement tourné vers l’avenir. […] Et pour László, c’est là tout l’intérêt. Il dit au revoir à l’histoire et à tout ce qu’il veut oublier ».

Un message à ses contemporains
Plus qu’un hommage au courant Moderne (davantage qu’au Brutalisme d’ailleurs), le film est aussi un dialogue engagé par le réalisateur avec ses contemporains. Comme le souligne le monteur du film Dávid Jancsó dans Deadline (20 janvier 2025) : « C’est l’histoire d’un artiste en difficulté, dont on pourrait dire que c’est aussi l’histoire de Brady, en particulier avec ses expériences sur [le drame musical de 2018] « Vox Lux » . Mona (Fastvold, co-scénariste) et lui ont réussi à créer un personnage universel. Ce n’est pas nécessairement une histoire américaine, c’est une histoire mondiale. Ce n’est pas seulement une épopée américaine, cela arrive aux immigrés en Europe et en Asie, en Afrique et en Australie. Il s’agit de savoir ce que c’est que d’être un immigrant et ce que c’est que d’essayer de faire partie d’une société qui ne vous accepte pas ».
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Le brutaliste & le capitaliste
Qui est le brutaliste ? Le titre fait-il seulement référence à un courant architectural, ou renvoie-t-il à un mode de production des arts ? En écho à cette question, je pense à ces images des Carrare, au nord-ouest de la Toscane ; elles apparaissent à l’écran lorsque László rejoint Harrison en Italie pour sélectionner les blocs de marbres qui serviront à la fabrication de l’autel de la chapelle du centre communautaire. Les montagnes sont éventrées, rasées, sèches ; l’industrie a abusé d’elles comme abuse Harrison de László. Faut-il voir dans cette scène une illustration de l’effet du capitalisme mondialisé, où l’écart entre les classes sociales ne cesse d’augmenter et où la liberté d’expression des artistes est à la merci de ceux qui possèdent les financements ? Il est tentant de penser que Brady Corbet donne en images ce que peut ressentir un cinéaste vis-à-vis de la production des studios majors, ou peut-être, ce que peut éprouver tout artiste obligé de se soumettre à un système de production dans lequel l’argent est le moteur principal, au détriment du projet humaniste.
Juline Souchet, étudiante en première Art (ESAD Angers)
aidée par Christophe Le Gac
Dans le cadre pédagogique d’un workshop « FESTOYONS / création et édition d’un journal ciné-critique »
Instagram : @festoyons_2025
You tube : https://www.youtube.com/@Festoyons2025-o6l