La ville désindustrialisée et transformée en produit immobilier monofonctionnel se révèle anxiogène. Pour autant, quels espaces concevoir quand nul ne sait ce que sera l’industrie demain sinon que les espaces de travail et de production seront atomisés ? Tribune.
Le travail des architectes consiste à dessiner aujourd’hui des espaces qui seront destinés à abriter les activités et les métiers de demain. Bien entendu, l’évolution insaisissable des métiers les pousse à ouvrir les champs des possibles, à fabriquer des espaces contenants ouverts sur un éventail d’usages le plus large possible.
Pour autant, la ville constituée est façonnée et colorée par la singularité des métiers. Depuis le Moyen Age, la ville européenne s’est construite autour des contingences, des opportunités et des besoins liés à l’exercice des métiers. Les traces de ces pratiques ont ainsi participé à fabriquer les qualités des lieux dont nous héritons.
Les produits immobiliers transforment peu à peu la ville constituée. Cette évolution s’effectue sous la principale considération restrictive des revenus locatifs des activités dans un contexte de marché. Cette approche est non seulement réductrice des capacités des lieux de travail à « faire ville » mais est surtout inédite par son échelle de développement et la taille des ensembles monofonctionnels qui en résulte dont non seulement leur nature mais aussi leurs échelles freinent considérablement leur mutabilité et notamment l’agilité sociale des lieux.
Face à ce constat, le défi global des acteurs urbains est d’anticiper comment nous allons travailler et produire en ville demain pour les besoins économiques et sociaux de la population urbaine.
En Occident, le double effet de la désindustrialisation en masse et de la densification et mutation des faubourgs urbains induit une destruction des tissus industriels existants en ville. Cette mutation lourde est plus qu’un déplacement des activités tant les filières « études », « prototypes », « retour d’expérience » et « fabrication » sont atomisées et peuvent désormais s’effectuer dans des lieux distincts, de plus petites tailles et travaillant en réseau. Cette réponse aux exigences d’agilité liées à l’indispensable innovation propose ainsi une nouvelle sociologie des acteurs de cette industrie recomposée.
La mutation des activités de fabrication industrielle est conditionnée par l’automatisation, dans un contexte où les tâches même complexes ne seront plus réalisées par des humains. Une première conséquence sociale pourrait être la fin de l’emploi, dans sa logique contractuelle liant une compensation à l’exécution d’une tâche. L’emploi fait ainsi place au travail contributif au sens d’actions individuelles coordonnées qui proposent des valeurs ajoutées humaines et inventives et répondent autant aux besoins opérationnels que sociaux.
Comment comprendre les métiers de demain dans ce contexte où de multiples familles de travailleurs contributifs agissent dans un système complexe en réseau ? Travailler en ville signifie-t-il, dans ce contexte, s’approprier des lieux essaimés dans la cité où le niveau de risques et de nuisances de l’exercice de ces métiers est compatible avec la vie en collectivité ?
Penser les lieux de ces métiers n’est pas seulement répondre aux besoins inhérents à leurs tailles ou leurs localisations dans un ensemble urbain mixte. Le véritable enjeu est de créer l’appropriation collective de ces lieux afin qu’agir à son échelle dans des lieux essaimés ait un sens. C’est ce partage du sens du travail qui permet que les lieux soient des activateurs positifs d’animation et de lien social dans la ville.
La ville dont nous héritons constitue un creuset pour des vies aux parcours entrecroisés multiples. La qualité de ce contexte urbain est le résultat d’une logique de stratification qui a conduit à enrichir la ville suivant des dimensions de perception plurielles.
Même si chacun de nous reconnaît sa sensibilité particulière, c’est suivant le prisme affectif que la majorité des habitants au sens large est, consciemment ou non, orientée à travers sa perception des lieux. Penser l’appropriation des lieux revient à fabriquer du sens perceptible par tous et se convaincre de l’importance d’être relié à une communauté à l’échelle des bâtiments et des quartiers.
De plus, il est essentiel de prolonger les limites physiques des lieux, de les ouvrir et de créer les liens avec les espaces extérieurs et publics et enfin de renouer avec un particularisme des espaces dans leurs richesses esthétiques plus que dans leur ergonomie.
Cette ambition d’appropriation des lieux se traduit dans l’architecture par les ouvertures sur les espaces publics urbains, une transparence visuelle dans une logique de sol continu, des coursives en étages et des ouvertures généreuses et visibles depuis la ville. La générosité esthétique, la singularité de l’identité des lieux traduisant l’appartenance à une communauté, sont également autant d’atouts pour une véritable contribution urbaine positive des nouveaux métiers pour la ville de demain.
Le défi collectif est de fabriquer les conditions d’émergence favorables aux lieux de production et de travail en ville. L’écosystème des métiers, comme tout écosystème, réagira autant suivant les contraintes que les opportunités. Il s’agit ainsi davantage d’identifier des facteurs déclencheurs que de véritablement planifier.
Jean-François Authier
Architecte Urbaniste