La 16e biennale d’architecture de Venise a ouvert ses portes au public le samedi 26 mai 2018, les commissaires présentant l’événement en avant-première aux professionnels les jours précédents. Chroniques d’architecture y était. Récit.
Succédant à Alejandro Aravena ou Rem Koolhaas, c’est en tant que commissaires qu’Yvonne Farrell et Shelley Mc Namara, fondatrice de l’agence dublinoise Grafton Architects, annonçaient cette année le thème Freespace. Elles prônent un espace de liberté, un espace démocratique, d’une générosité infini dans chaque projet, en phase avec l’environnement. Un espace gratuit, matérialisé de toute sa présence physique, échelle 1, impactant directement le visiteur.
Les deux femmes sont des habituées de la Mostra. En exposant leur campus vertical en béton, alors inachevé, pour l’Université de Lima (Pérou), elles avaient déjà remporté en 2012 le lion d’argent.
«Etre femmes nous a-t-il empêchées d’être architecte ? Non. Nous a-t-il empêchées de remporter le lion d’argent ? Non. Nous a-t-il empêchées d’être commissaire de la Biennale de Venise ? Non», répondent les deux femmes, rappelant que ce sujet ne devrait pas être à l’ordre du jour. Au même moment, lors de la manifestation Stand Up For Women in Architecture, plus d’une centaine de femmes architectes brandissait leurs éventails sous le leadership d’Odile Decq, et Martha Thorne (Executive Director du Pritzker Price,) entourées notamment de Farshid Moussavi, Toshiko Mori, Benedetta Tagliabue, Doriana Fuksas et beaucoup d’autres. «Les femmes ne sont pas une minorité dans le monde mais elles sont encore une minorité dans le monde de l’architecture», explique Odile Decq. Divergence de vues ?
Robin Hood of the Rich
Une autre manifestation, qui eut moins les honneurs de la presse celle-ci, attendait les premiers arrivants de la Biennale à l’entrée même de l’Arsenale, juste avant la conférence inaugurale, à l’endroit même où s’exprimaient les commissaires, par voie d’écran géant, devant une place vide.
L’association vénitienne Assemblea Sociale Casa attirait l’attention en brandissant des bannières à caractères rouges sur drapeau blanc : «Robin Hood of the Rich», martelaient les manifestants qui entendaient dénoncer la spéculation culturelle qui va de pair avec la spéculation immobilière. «Venise est un lieu où la culture doit être utilisée comme un moyen de repeupler la ville, alors qu’au contraire, elle entraîne un exode tragique de ses habitants», expliquent-ils.
L’association dénonce des logements sociaux et bâtiments publics toujours plus négligés les uns que les autres, alors que le marché privé, dopé par l’industrie du tourisme de masse, croît à des prix de plus en plus inabordables. Elle dénonce encore «la transformation de la ville en parc à thème». Puisque ce jour-là le thème du parc était l’architecture, les Vénitiens en profitaient pour interroger directement les principaux intéressés, les architectes, lesquels passaient bien vite leur chemin.
Lieux infinis
Le pavillon français, au travers du collectif Encore Heureux qui en assurre le commissariat, tente justement de s’opposer à la ville commerciale. Passé le premier abord – les murs arborant une collection d’objet digne d’un vide-greniers d’architecte – Nicola Delon, Julien Choppin et Sébastien Eymard s’intéressent, au travers de l’exposition Lieux infinis à des lieux alternatifs permettant de larges appropriations citoyennes, grâce à des porteurs de projets qui sont souvent à la limite économique ou juridique.
Sur le banc d’essai, la Friche Belle de Mai (Marseille) ou les Grands voisins (Paris XIV) ainsi que huit autres lieux. Sur les murs, un atlas dédié aux visiteurs, lesquels sont invités à ajouter leurs propres lieux, est déjà bien rempli.
Pour l’exercice pratique, compter un 11ème lieu infini, tout juste dévoilé ce jour-là. Avec la Caserne Pépé (du nom de son général) située sur l’ile du Lido depuis le XVIe siècle, les architectes français et leurs suiveurs s’inscrivent dans le contexte vénitien et, avec la biennale urbana et l’association ‘Yes we camp’, viennent réactiver ce lieu abandonné depuis une vingtaine d’années.
Voilà donc la caserne transformée en dortoir hébergeant ceux ayant participé aux préparatifs de la biennale, transposant 50 000 euros originellement dédiés aux nuitées d’hôtels au profit de l’alimentation du lieu en eau, en électricité et autres. Déjà, les pavillons voisins souhaitent investir les lieux à leur tour. De quoi faire d’autres microéconomies pour la délégation française ?
Fidèle à la logique de leur concept, Encore Heureux, les spécialistes du réemploi, n’ont pas failli à leur rôle en récupérant les matériaux utilisés par Xavier Veilhan lors de la biennale d’art pour fabriquer mobilier et scénographie. Si le profit économique reste discutable – car oui, le remploi a un coût – celui écologique est indiscutable. Pour une fois, les tonnes de matériaux utilisées pour l‘événement (car Xavier Veilhan en avait utilisé des tonnes) ne seront pas «brûlés» aux oubliettes de l’art et de l’histoire.
Pourtant bien fini
Alors que l’ambiance se veut «cool» sur des transats aux couleurs flashy, c’est bien un snobisme ambiant, d’une grande violence, qui régit nombre de visiteurs de la biennale de Venise. Qu’on ne s’y trompe pas, les professionnels sont là pour activer leurs réseaux. Si les architectes venus de par le monde entier investissent les lieux dans un gigantesque rassemblement, le Freespace et le plaisir d’être ensemble s’arrêtent souvent là où la logique business is business reprend ses droits. Les bonnes intentions sociales et libertaires, c’est bien pour une expo mais, sérieusement, … (voir à ce sujet notre article Des Zadistes à Venise).
Poésie et plaisir de la découverte
J’ai particulièrement apprécié le pavillon Suisse – qui a d’ailleurs reçu le Lion d’or – dans lequel l’installation Svizzera 240 : House Tour se joue des échelles. Le concept : visiter un appartement neuf, prêt à l’acquisition. Seulement, le visiteur pourra y pousser des portes de 4 m de haut, ou passer au travers de celles d’1 m de hauteur. Ne manque plus que la nourriture magique d’Alice et nous voilà propulsé aux pays des merveilles. De quoi rappeler l’importance de la juste mesure.
Les Pays-Bas, avec une exposition intitulée Work, Body, Leisure, nous plongent dans un univers futuriste. Le visiteur est invité à entrer dans une pièce carrée qui s’apparente à un vestiaire où, derrière chaque casier à la couleur rétro orangé, sont interrogées les relations hommes-machines et les résultantes sur l’environnement.
D’autres pavillons prennent le contre-pied du thème Freespace donné par Yvonne Farrell et Shelley Mc Namara. Celui de l’Uruguay par exemple, avec un court-métrage aux effets psychédéliques interrogeant l’espace de la prison.
D’autres encore n’auront pas su résister au mot d’esprit. Les Anglais, comme à l’accoutumé, ont fait les choses à l’envers, ce qui leur a valu une mention spéciale. Plutôt que d’investir l’intérieur du pavillon – seul y trônent fièrement des extincteurs – ils sont passés au-dessus, construisant une plateforme qui donne une vue sublime sur la lagune. Freespace, ou alors ils étaient charrette.
Et aussi, dans le pavillon principal et la corderie, les très belles maquettes de Zumthor ou les photos immersives à échelle 1 des projets de Lacaton Vassal ne gâchent en rien le plaisir.
Amélie Luquain