Jean-François Daures mène plusieurs vies, parallèles parfois, qui se croisent souvent, mais que son métier d’architecte rend cohérentes dans un ensemble complet sans être pour autant fini. Et s’il se dépense aujourd’hui sans compter, c’est que le temps, son temps, failli l’être. Portrait d’un stakhanoviste, solitaire et singulier.
Jean-François Daures est architecte. L’accent est méridional, chantant (il est de Montpellier) mais les mots n’évoquent en rien une quelconque douceur de vivre. Il rit et sourit facilement mais sa détermination est trempée comme un acier. « Il n’y a pas de compromis pour un jeune architecte : sans que ce soit passionnel, l’engagement doit être total« , explique Jean-François Daures, un jeune architecte montpelliérain de 33 ans. En vertu de quoi il consacre « un tiers de son temps » à la société Greenwall qu’il dirige (et qui promeut le système Végétalis dont il est l’inventeur), « un tiers » à l’architecture (et chantiers et projets en cours ne manquent pas), « un tiers » au design (et là encore, il aurait de quoi remplir toutes ses journées). De son propre aveu, il travaille donc 7/7 jours, à raison de 15 ou 16 heures par jour. L’engagement est, effectivement, total et parfaitement assumé. « Depuis trois ans, ce rythme là est un choix, c’est ce que je voulais« , dit-il.
Jean-François Daures est un personnage déroutant. Lors de la rencontre pour laquelle, entre deux rendez-vous, il eut du mal à se libérer, les paradoxes, voire les contradictions ne manquent pas. Il est passionné de littérature, la « matière première » de son travail, et cite aussi aisément Héraclite qu’Edgar Morin. Mais ce sont les romans d’anticipation et de science-fiction américaine, avec une affection particulière pour Franck Hébert, qui sont son puits de jouvence. Or, il s’en veut de n’avoir pas pu, depuis deux ou trois ans, « lire un livre pour son propre plaisir » (sur les jardins il a lu Le songe de Polyphile, ce qui lui a pris « beaucoup de temps« …). Ce qui ne l’empêche pas plus tard d’expliquer que « l’imaginaire collectif, l’archétype avec lequel [il] joue est la matière première de [son] travail« .
De même, il assure ne pas concevoir la « vie au jour le jour » et donc « l’organiser » sur la durée mais accepte qu’elle puisse « démarrer » du jour au lendemain. Ainsi, s’il mène de front, depuis dix ans au moins, des activités qui exigent sur la durée un très haut sens des responsabilités, il estime pourtant que sa « production actuelle n’est pas du tout » celle de ce qu’il faisait il y a six mois. Il dit avoir « toujours » voulu être architecte, mais c’est en terminale que la décision fut prise définitivement. Il déplore que pas « une école d’architecture ne donne des cours sur ‘Comment être un entrepreneur’, une lacune » mais peut parler des heures des plantes du monde entier comme le ferait un botaniste, mieux encore sans doute puisque, dans ses rapports avec les pépiniéristes, il apporte autant d’infos qu’il n’en attend. Il peut, quelques minutes plus tard, parler avec autant de passion d’un… cahier des charges. Il entretient des liens très forts avec le Sahara – « d’une modernité totale » – mais a vécu cinq ans aux Pays-Bas.
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Jean-François Daures est un homme singulier. Mince, les cheveux en bataille, les yeux d’un bleu intense, le plus souvent de noir vêtu, eut-il choisi une autre voie et serait-il moins heureux de vivre, il aurait pu aisément incarner un lugubre Raspoutine ou un chaman halluciné. Il se décrit lui-même comme un « hyper-urbain » quand sa connaissance intime des plantes et des fleurs – il donne le sens des termes latins au fil de la conversation avec autant de naturel que d’aucun parle du temps qu’il fait – semble le démentir. Il explique que sa grand-mère, issue d’une famille de paysans « civilisée » à la guerre de 14 et botaniste passionnée, lui a communiqué une culture ancestrale, l’un des facteurs qui a transformé une fibre environnementale en « champ de prospection le plus complet » qu’il puisse trouver. L’amour filial de l’architecte ne fait aucun doute mais René Lecoustre, l’ingénieur du CIRAD qui le pratique régulièrement, estime que Jean-François Daures « est un bon élève« . En clair, cette connaissance des plantes est acquise plus qu’innée.
Il n’empêche. Jean-François Daures décrit son agence Vision architecture comme un ‘service spécialisé dans la conception d’architectures, d’installations ou de design innovants (ce dernier mot est souligné) pour l’environnement’. C’est sur sa carte de visite. Ecolo alors ? Voire. « Pour moi, l’évolution de la planète que l’on connaît est normale. Il est prétentieux de dire que l’homme va tout contrôler, préserver les espèces. L’homme n’est pas investi de la mission divine de sauver la planète, ce qui sonne comme une resucée de pensée coloniale, et l’architecte n’est pas un redresseur de tort », dit-il. « L’architecte ne doit pas être moraliste, il a un devoir de conseil« , précise-t-il. Nuance. Un peu plus peut-être, lui-même expliquant, sans état d’âme, que les maîtres d’ouvrage le retiennent pour sa « vision« .
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Ainsi, l’invention du procédé végétalis, qui lui permet de construire aujourd’hui à Montpellier un véritable immeuble végétal, ainsi ce jardin des Topières, génial projet dont la construction doit bientôt débuter, sont des choix guidés par la raison architecturale – confort des usagers, coûts de construction, pérennité et entretien, beauté intrinsèque des immeubles, etc. – et non par l’émotion, ce qui n’empêche pas sa sensibilité exacerbée d’imprégner chacun de ses projets. C’est donc l’architecte, avant l’homme, qui a mis au point un système pour « cultiver » les murs devant des pépiniéristes d’abord sceptiques, aujourd’hui stupéfaits, qui a importé du Chili dix tonnes de sphaigne (une plante entre mousse et fougère connue des collectionneurs d’orchidées), qui réunit des ingénieurs agronomes, des botanistes, des ingénieurs structure, des acousticiens, des thermiciens, etc. – autant de gens qui n’ont habituellement aucune raison de se rencontrer. « L’architecte n’est pas un sachant universel mais doit avoir un bagage, une culture pour communiquer avec les différents corps de compétence« , dit-il.
Certes, mais ce goût pour le design ? Pour l’invention technique et/ou technologique ? Pour ce goût d’entreprendre ? Jean-François Daures s’est penché sur la question puisque la réponse est multiple. Citant Héraclite (des racines et des ailes), il assure que « nous sommes conditionnés par nos origines, les racines étant autant de clefs pour se faire comprendre ». Il cite donc les racines protestantes de sa famille, même si son père est catholique, un grand-père maternel industriel de la laine, un père artisan dans le traitement de l’eau. « J’ai baigné dans l’esprit d’entreprise« , dit-il. Un esprit qui s’est manifesté très tôt puisqu’à 9 ans, il inventait des machines qui « marchaient sans énergie« . « Avec mon père, bricoleur, nous fabriquions des prototypes« , explique-t-il. Une activité qui conduit la famille en Italie pour visiter la maison de Léonard de Vinci. Une passion prend corps – « j’avais tous les bouquins sur lui » – et l’architecture ne sera considérée ensuite que dans sa dimension concrète. « S’il doit avoir un goût artistique sûr, l’architecte n’est pas qu’un artiste« , dit-il.
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Mais tout bascule véritablement quand – il a 18 ans – il se découvre atteint d’une leucémie, mal diagnostiquée. « Un grand choc« , dit-il. « Pendant la chimiothérapie, je ne voyais juste qu’un coin de ciel bleu depuis ma chambre mais j’ai surtout découvert que les hôpitaux sont des lieux de vie qui sont durs. Je ne savais trop que faire mais cet évènement m’a fait me recentrer sur ce que je voulais dans ma vie. J’en suis sorti avec un ‘plan de vie’, comme si j’avais racheté ma vie« . C’est de cette expérience que vient le « côté extrémiste » de ses choix. « Par défaut, je suis jusqu’au-boutiste, entier. Je ne fais pas les choses à moitié et je ne tolère pas le manque d’attention aux détails ; c’est dur pour mes collaborateurs« , dit-il. Une attitude dont profitent ses maîtres d’ouvrage pour lesquels les dossiers de permis de construire tiennent de la micro-édition ; « je les fais rentrer dans le projet« .
De fait, les maîtres d’ouvrages suivent quand il propose, dans les cuisines de son immeuble végétal, des ‘tiroirs potagers’, idem pour les industriels avec ses toilettes autonomes Nomade, idem pour les ingénieurs du CIRAD (l’institut français de recherche agronomique au service du développement des pays du Sud et de l’outre-mer français), idem pour le jury d’un concours en Afrique du Sud auquel il propose de détourner l’argent prévu pour la construction d’un immeuble pour monter une coopérative destinée à pourvoir en logements les habitants des bidonvilles. Au pouvoir de séduction de nombre d’architectes, il privilégie le pouvoir de conviction.
C’est ainsi qu’en troisième année d’école d’archi, il intègre non seulement une pépinière d’entreprise mais part en Hollande, où il restera finalement cinq ans. Il mènera ainsi de front la fin de ses études, la gestion de son entreprise, le développement de Nomade et son travail quotidien d’archi en Hollande. « J’ai été pris par ma propre actualité« , dit-il, « il y avait une prise de risque importante mais, avec le recul, je sais que j’ai bien fait« .
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Entre salon du végétal et salon des maires, entre réunion de concertation pour un chantier en cours et réunion d’investisseurs pour un nouveau tour de table pour sa société Greenwall, entre expérimentations diverses autour des ses concepts d’immeubles végétaux – faire pousser un cactus ou un palmiers sur un substrat de sphaigne – et le développement d’une gamme d’équipements en micro-architecture issue de la technologie mise au point pour Nomade, entre la volonté de croiser les techniques (un mur d’orchidées dans la salle de bains, un potager vertical dans la cuisine) – on en oublie sans doute – Jean-François Daures est un homme qui mène sa vie en solitaire, comme on le dirait d’un navigateur. Il parle avec chaleur de ses amis de tous âges, de son équipe, de sa famille mais reconnaît que sa vie ne laisse pas de place pour une vie privée. Quand il peut, il s’échappe dans le désert, seul « afin d’être plus ouvert et de mieux rencontrer les gens » puisque le désert… ne l’est pas. « Dès l’école, j’étais un peu marginalisé. En 6ème, on m’a fait passer des tests d’aptitude parce que j’étais ‘différent’ me disait-on, j’étais isolé parce que je n’avais pas les mêmes centres d’intérêt que les copains. Aujourd’hui ma façon d’appréhender l’exercice professionnel est particulière mais je n’aime pas être en dehors du groupe« .
Un loup solitaire est un loup qui, quand il atteint l’âge adulte, est chassé de la meute car les marques de son pelage, pour des raisons génétiques, diffèrent par trop de celui, codé, de la meute. Il doit donc apprendre à survivre seul – une gageure pour un animal grégaire – avec l’espoir de croiser le chemin d’une louve, solitaire pour les mêmes raisons, avec laquelle une nouvelle meute verra le jour. Jean-François Daures sursaute à cette évocation. Il a lui retenu de ses lectures de romans d’anticipation que chaque loup de la meute représente une syllabe, la meute formant un corps, ou une phrase, complet. Jean-François Daures est une meute à lui tout seul.
Christophe Leray
Cet article est paru en première publication sur CyberArchi le 8 mars 2006