Ni une copie servile ni un pastiche post-moderne, le 65 East Goethe est bien plus intéressant et ambitieux : une sérieuse tentative de réintroduction du classicisme à Chicago, ville avec un formidable héritage classique, même s’il est souvent oublié. Conçu par l’architecte français Lucien Lagrange, il traduit le «romantisme de la vie urbaine». Découverte.
Préambule par Robert Sharoff, critique d’architecture du New York Times
65 East Goethe présente une façade vivement articulée en pierre et est doté d’une ferronnerie à façon des plus raffinées de la ville, cruciale pour l’impact de l’immeuble. Le classicisme équilibre la force et la délicatesse. Les nombreuses grilles et balustrades en fer forgé en filigrane – sans parler de la clôture à piquets qui entoure la propriété – ajoutent du charme et de l’élan à la forme en falaise du bâtiment.
Comme tous les travaux résidentiels de Lucien Lagrange, 65 East Goethe traduit le romantisme de la vie urbaine. On peut s’imaginer déambuler devant l’immeuble au crépuscule, admirer les pièces rayonnantes à haut plafond et s’interroger sur la vie qui s’y déroule.
Dans sa forme, l’immeuble ressemble à un ‘hôtel particulier’ parisien traditionnel légèrement surdimensionné. Les dimensions des 24 appartements vont de 185m² à environ 930 m². Parmi les agréments figurent un jardin de toit avec une vue sur le lac Michigan, ainsi qu’une cour intérieure paysagée.
65 East Goethe donne l’impression d’un projet que Lucien Lagrange voulait réaliser depuis longtemps. Il est nostalgique, sans être précieux, et étonnamment musclé. Il est dans l’ensemble l’un de ses projets les plus personnels.
Robert Sharoff
L’histoire
Début 2002, les résidences de luxe connaissent un boom dans le centre de Chicago avec quatre nouveau projets (pour un total de 168 logements) dont la particularité est d’être tous, malgré des promoteurs différents, conçus par Lucien Lagrange. Des projets qui signaient le retour de l’ornementation à Chicago. «Mes clients sont très traditionnels : ils souhaitent de belles hauteurs sous plafond, des moulures et balustrades, beaucoup de bois,» expliquait alors l’architecte.
East Goethe est une rue du quartier de ‘Gold Coast’, sans doute le quartier le plus chic près du centre. Ce qui explique les nombreux changements avant que le dessin final soit accepté. En effet, le promoteur – The Fordham Company – souhaitait d’abord y construire une tour de résidences de luxe. Mais les habitants du quartier s’y sont opposés avec tant de vigueur que le promoteur, et l’architecte, ont du revoir leur plans. Quatre propositions – dont un immeuble de 12 étages – furent à nouveau recalées. Le promoteur s’apprêtait à jeter l’éponge quand Lucien Lagrange lui fit une étonnante proposition : un immeuble de huit étages, en forme de U, directement inspiré des hôtels particuliers parisiens.
Pour un promoteur, il est avant tout question de mathématiques, ou de rentabilité pour le dire autrement, et The Fordham Company ne voyait pas comment rentabiliser un tel immeuble, et ce d’autant moins que le concept d’immeuble haussmannien lui était totalement étranger. C’est donc l’architecte qui a insisté pour qu’il fasse le voyage à Paris. Il faut croire que le charme de la capitale française eut l’effet escompté puisque l’architecte a pu continuer ses études et, au final, construire l’ouvrage.
Si le toit en zinc ne posait pas de problèmes particuliers, tout le travail de ferronnerie, essentiel au design, devait a priori être importé. L’architecte retourna donc en France afin de trouver des artisans capables de réaliser ce qu’il souhaitait dans le budget prévu. Sans toutefois y parvenir.
Par hasard, Lucien Lagrange rencontre à Chicago un artisan métallier (Iron worker) qui possède un petit atelier en banlieue. L’architecte lui demande donc s’il serait capable de créer, littéralement de toutes pièces, les balcons, garde-corps, rampes, grilles, portails et ornements dont il a besoin. Et, en cas de réponse affirmative, de lui faire un devis. L’artisan n’a pas donné signe de vie jusqu’au jour où il s’est pointé dans l’agence avec un modèle d’environ 4 m².
– «Il n’y avait pas besoin d’un tel modèle,» s’est exclamé l’architecte.
– «Sans modèle, comment pouvais-je faire un devis ?» s’est exclamé l’artisan.
Du coup, l’artisan a multiplié le nombre de mètres linéaires prévus dans les plans et établi son prix. Lequel s’est révélé très inférieur à celui proposé par les entreprises européennes pour une qualité cependant irréprochable.
A noter enfin que dans son design, à l’inverse des immeubles parisiens, Lucien Lagrange a su créer un jardin de toit positivement fabuleux, invisible de la rue mais offrant une vue exceptionnelle sur le lac Michigan tout en préservant l’intimité de ses riches propriétaires.
Au final, tous les appartements furent vendus – certains jusqu’à 5 millions de dollars l’unité – avant même la livraison (fin 2002) du chantier, dont le budget est de l’ordre de 20 millions de dollars. Quelques-uns des hommes d’affaires les plus importants de la ville y vivent désormais.
Avec cet immeuble, l’ornementation était de retour à Chicago et tous les critiques, y compris les plus sceptiques – ils étaient nombreux – saluèrent la qualité de l’ouvrage. «Le luxe n’est pas fait de marbre et de bronze, c’est un mode de vie», explique l’architecte qui insiste qu’ici le luxe n’est pas tant dans la pierre de la façade mais dans la qualité des espaces intérieurs
C’est ainsi que Chicago peut s’enorgueillir d’un immeuble Haussmannien dans l’un de ses quartiers les plus exclusifs. «Un projet comme celui-là n’a pas été construit en 100 ans, c’est le projet de ma vie,» a déclaré le promoteur au Chicago Sun-Times.
Christophe Leray
Cet article est paru en première publication sur CyberArchi le 10 juin 2009