C’est le projet de loi ELAN, et l’émotion qu’il suscite, qui me fait réagir. L’architecture est «un sport de combat» c’est vrai, mais il est singulier. Il faut réagir, vite, et rester vigilant, longtemps car, dans notre profession, sait-on jamais qui sera l’adversaire et d’où viendront les coups ? Tribune d’Alain Sarfati.
Sans règles, l’architecture n’est plus un sport mais un combat permanent qui fait oublier que le sens de la civilisation est de sortir de la sauvagerie pour s’acheminer vers une forme de «vivre ensemble» apaisé et partager «une urbanité moderne». L’architecture fait partie de ces activités qui, immanquablement, rendent compte du cadre social dans lequel elle se développe. Il n’y a peut-être là rien d’émouvant et, dit-on, la nécessité fait loi. Pour moi, la nécessité seule est insuffisante.
Je fais partie de cette poignée d’architectes qui, à l’orée des années soixante-dix, se sont battus pour que l’architecture sorte de son projet quantitatif (simplement industriel), pour qu’elle devienne attentive aux contextes, pour qu’elle prenne en considération la diversité des situations et que l’espace public retrouve la place qu’il avait perdue, et pas encore retrouvé.
Nous voulions que l’échelle des programmes et la taille des opérations soient attachées à la réalité des intentions dont un architecte pouvait être porteur. Pour nous, cinquante, cent logements était la taille optimale des projets, et non mille comme c’était le cas alors.
Avec l’AREA (Atelier de Recherche et d’Etudes d’Aménagement) que nous avions créé, en 1969, avec Philippe Boudon, Bernard Hamburger, et Jean Louis Venard, nous voulions une vraie diversité, nous voulions dissocier l’appareil de conception architecturale de l’appareil industriel afin que la qualité architecturale soit dans la pluralité de l’offre.
La pénurie était réelle mais l’attente n’était pas homogène, elle était celle d’une société qui allait vivre dans l’hétérogénéité et il fallait en rendre compte. Déjà les dysfonctionnements étaient visibles, les conséquences nous les subissons aujourd’hui et pour longtemps encore.
Sommes-nous prêts à reprendre le même chemin, le même discours, plus vite… sans dire ce que sera la qualité des logements ?
La consultation, le concours sous toutes ses formes, était un chemin que nous appelions de nos vœux.
La loi sur l’ingénierie, le Plan construction et plus tard la loi MOP ont été les outils du renouveau de l’architecture française. C’était la fin du monopole des prix de Rome, ou des architectes idéologues, qui prônaient une doctrine économique (par analogie avec la construction automobile et le tout béton comme unique matériau).
C’est curieux mais ce discours n’a pas disparu, l’amnésie est là. Cinquante années ont passé et nous nous retrouvons à la case départ. Il ne s’agit pas d’acquis professionnel mais de ce qui fait l’essentiel de notre cadre de vie, de ce qui sera demain notre patrimoine. Les cyniques peuvent toujours rire, c’est pourtant la vérité.
La loi MOP n’est pas une fin en soi. Nous pouvons peut-être améliorer les choses au lieu de poursuivre une dégradation qui sera irrémédiable. La dégradation est celle d’une profession, d’une activité, d’une production dont l’utilité publique, reconnue, est ce qui fait aujourd’hui défaut.
L’affaiblissement de la maîtrise d’ouvrage, publique et privée, consécutive aux lois de décentralisation, et à l’emprise de plus en plus importante des grands groupes, a eu pour conséquence l’affaiblissement et l’éclatement de la maîtrise d’œuvre.
Mon propos est d’affirmer que ce n’est pas parce que nous sommes en période de pénurie qu’il faut lever l’exigence de qualité car la pénurie en elle-même conduit à une moindre exigence. Plus la demande est grande, moins on est enclin à faire des efforts. Le marché est là, mais l’avenir proche est également là pour nous rappeler que ces erreurs mettent un siècle à être réparées.
Les pouvoirs publics pensent qu’avec quelques exigences techniques, quelques recommandations énergétiques, les choses se feront vite et mieux. C’est oublier la nature de l’architecture, c’est oublier ce qu’est la culture de la ville, c’est oublier qu’en matière de logements, en chaque lieu, c’est d’une démarche chaque fois renouvelée dont il est question.
Selon moi, un logement se conçoit de l’intérieur vers l’extérieur, ce n’est pas seulement une question de façade. Un logement aujourd’hui doit briller par des qualités qui ne sont pas celles des années soixante. Nous sommes dans un moment où la diversité culturelle est éclatante. Les bouleversements de nos modes de vie (privée, professionnelle, familiale), ajoutés aux outils numériques, transforment nos pratiques. Ce sont des éléments qui doivent nous inciter à la prudence sur la validité de tel ou tel «modèle de logement idéal».
Oui, l’architecture, plus que jamais, doit être sollicitée pour sa capacité d’innovation, pour la diversité de ses propositions. Au lieu d’affaiblir la loi MOP, il faut la renforcer, donner à la profession les moyens de répondre à des attentes pressantes qui, une fois encore, ne sont pas que quantitatives ou esthétiques. La société, tout entière, est en droit d’exiger une qualité dont la définition n’est certes pas simple ou unique.
C’est la raison pour laquelle l’intérêt doit être porté sur la multiplication des consultations et le débat qu’elles pourront susciter. Un intérêt public et/est un intérêt du public.
Un véritable effort doit être mené, de façon conjointe par la profession, et par la maîtrise d’ouvrage qui trop souvent campe sur des positions, des certitudes, des programmes dépassés. Il y a aussi un effort à attendre de la part des enseignants, dans les écoles d’architecture, pour que «la qualité de l’architecture dans le logement» soit aussi vue comme support de vie. Je n’oublie pas non plus les entreprises et l’indispensable travail «conjoint» qu’elles doivent faire avec les architectes, pour plus de transparence sur la formation du prix et sur l’analyse de la valeur.
La qualité architecturale n’est pas un acquis, c’est l’attention à l’organisation de l’espace et à son aptitude à évoluer dans le temps, c’est la prise en considération d’un rapport entre l’intérieur et l’extérieur, c’est une forme de fluidité de l’espace qui doit pouvoir être «ouvert et/ou fermé». C’est le sens du partage et de l’appropriation. Nul ne peut se contenter de façades !
Ce qui pouvait apparaître comme une inquiétude corporatiste est une certitude, il y va de la qualité de l’environnement de la ville que nous concevons. En période de crise et de pénurie, l’exigence de qualité architecturale est moindre, et c’est normal, il faut répondre à l’urgence en priorité. C’est la raison pour laquelle une stratégie de l’offre est indispensable à mettre en place, le sens de l’innovation doit être suivi d’une évaluation et d’une diffusion. Il est toujours possible de simuler une appropriation préalable avec des outils de visualisation, encore faut-il créer le cadre qui permettra toutes les évolutions, une question à laquelle seule l’architecture sait apporter des réponses.
Encore faudra-t-il que la maîtrise d’ouvrage, les élus, les pouvoirs publics, les acheteurs se rendent à l’évidence : le monde change vraiment. L’innovation n’est pas dans l’oubli de l’histoire et l’erreur est ce qui se répète le plus facilement.
Si les architectes ont le devoir d’accompagner ce changement, retirer l’exigence du concours, véritable outil d’évaluation, est prendre un risque démesuré, c’est être amnésique.
L’urgence et la vitesse, seules, sont mauvaises conseillères.
ALAIN SARFATI
Architecte et Urbaniste
avril 2018