Alors que le gouvernement pousse à la dématérialisation à marche forcée comme si la vie des GAFA en dépendait, le Conseil de l’ordre des architectes naturellement pousse au BIM. Emmanuel Sorin estime que l’architecte du XXIe siècle sera BIM ou ne sera pas. Il n’en assure pas moins que le BIM (Building Information Modeling) est peut-être la seule solution pour sauver l’artisanat de l’architecture…. Rencontre.
L’agence SONA à Nantes réalise la moitié de son chiffre d’affaires en maîtrise d’œuvre traditionnelle, l’autre en modélisation BIM et conseil en modélisation BIM. L’un de ses associés a même écrit un ouvrage consacré à Révit*. Loin de la foi des nouveaux convertis, Emmanuel Sorin et Pierre Navarra, les deux fondateurs en 2014 d’une agence qui compte aujourd’hui cinq personnes, propose une approche ‘locale’, quasi contextuelle de l’usage et des échelles du BIM.
Le premier, Emmanuel Sorin, est architecte, diplômé en 2005 de l’ENSA Nantes après un DUT Génie Civil Béton armé obtenu à Saint-Nazaire. Durant un an au Chili et un autre en Espagne, il a découvert que l’architecture «y est beaucoup plus axée sur l’ingénierie qu’en France». Au sein des agences où il travaille pendant dix ans (2 x 5 ans), il constate au fil du temps «beaucoup de perte en ligne» au fur et à mesure qu’il assiste à l’augmentation croissante du nombre d’interlocuteurs sur les projets. «L’architecte perd peu à peu ses compétences», dit-il.
Le second, Pierre Navarra, est un ingénieur en microélectronique, diplômé en 2003 et aujourd’hui enseignant et intervenant à l’ENSA Nantes, qui au fil de dix ans passés en agence d’architecture par passion, a développé des solutions logicielles afin d’assurer la liaison entre le travail de programmation et l’informatique.
Pierre Navarra et Emmanuel Sorin étaient donc faits pour s’entendre. «Nous avons une connivence intellectuelle autour de la synthèse», explique Emmanuel Sorin.
Très bien, mais pourquoi le BIM ? «Notre credo est avant tout de chercher des moyens avant-gardistes et innovants pour mieux communiquer sur les projets. Au fil de l’histoire, architecture et ingénierie étaient liées, c’était le cas de Léonard de Vinci jusqu’au XIXe siècle quand l’architecture est devenue artistique. Le lien s’est alors perdu petit à petit et, avec lui, la capacité de synthèse qui existait du XVe au XVIIIe siècles», dit-il.
L’architecte indique à juste titre que nos sociétés n’en sont qu’au début de la théorisation du numérique et de son impact sur nos vies. De fait, commence-t-on tout juste à se rendre compte des diverses responsabilités engagées avec la société numérique tandis que des modèles et des systèmes – Facebook, Tesla, d’autres,… – sont en train d’être remis en cause.
«Pour notre part, nous considérons le numérique comme un interstice entre un émetteur et un récepteur, le droit au secret et à l’intimité devant être préservé dans la bulle d’émission et de réception», poursuit Emmanuel Sorin. Comme un nerf optique en quelque sorte qui lui-même ne voit ni ne comprend rien.
«Un projet d’architecture compte plein d’acteurs, c’est un réseau souvent mal organisé de partenaires. Comme si tous les joueurs d’une équipe de foot devaient jouer à tous les postes. Si le gardien se met à marquer des buts et que l’avant-centre doit défendre les cages, l’équipe court à la catastrophe, ça ne marche pas», constate l’homme de l’art.
SONA est aussi une agence mandataire qui construit des projets en dur, ce qui aide les associés et collaborateurs à garder les pieds sur terre et à poursuivre leurs recherches. «L’essentiel est de construire quelque chose de bien : le vecteur (la manière dont est transmise l’information) n’a aucune importance si le projet n’est pas bien maîtrisé», assène-t-il.
Les deux associés étant issus de filières techniques, l’architecte a beau jeu de mettre en exergue la capacité de l’ingénierie mécanique à modéliser chaque élément d’un moteur à explosion, du piston jusqu’à l’intégration dans un châssis. «Notre idée au départ était d’adapter un savoir-faire mécanique et robotique pour en faire un sujet de synthèse parfait car, selon nous, il faut que l‘architecte revienne à la synthèse sinon c’est la mort de l’artisanat de l’architecture. Or nous pensons qu’on peut être artisan du BIM», soutient Emmanuel Sorin.
Sans doute mais comment alors faire la différence entre l’information utile du BIM (le I de BIM) et la stratégie commerciale des majors et de GAFA jamais rassasiés ? Surtout que, comme le concède l’ordre des architectes, «sur le plan financier, les principaux postes sont l’acquisition des équipements informatiques (postes et logiciels), la formation et l’accompagnement des ressources humaines, sans oublier une baisse de productivité pendant la période d’apprentissage». Une paille !
«Les gros groupes proposent une offre BIM mais ils n’ont pas les ressources théoriques pour aborder l’architecture dans un processus, ce qui ne doit être qu’un vecteur devient une fin en soi. Un site internet, une page facebook, mais pour dire quoi ? Une belle maquette ne va rien résoudre. La réflexion stratégique précède la mise en place d’une technologie numérique qui doit être nourrie par les métiers», soutient l’architecte.
L’agence propose donc de nouveaux outils d’information dont la gradation correspond exactement aux besoins réels exprimés dans la question de départ. Emmanuel Sorin prend l’exemple d’une grande salle de spectacles. Au directeur qui lui demandait à quoi la maquette numérique pourrait bien lui servir, ‘c’est à vous de me le dire’ lui répondit-il.
De fait, à l’issue de la discussion, des besoins réels avaient été identifiés :
– du point de vue de la sécurité, comment visualiser l’évacuation des gens en cas d’incident ou d’incendie, savoir où sont exactement les extincteurs, les défibrillateurs, les flux pour les accidentés et les malades ;
– du point de vue de la gestion : le nombre d’ampoules, de quelle marque, à quel endroit, où sont les câbles électriques, sur quelle longueur, avec quelle accessibilité, etc. ;
– d’un point de vue de communication et de fonctionnement : quelle taille de la scène pour tel spectacle, comment faire rentrer un semi-remorque dans la salle ou installer un décor hors de proportions, etc.
«Autre exemple, notre modélisation peut permettre au spectateur, en achetant son billet, de visualiser comment il verra le spectacle. Le BIM permet d’envisager des usages qui n’existent pas encore. De la salle de spectacles à l’agence d’architecture, le principe est le même : il faut définir le besoin réel sachant que le BIM n’est jamais la seule réponse possible. D’ailleurs, au contraire, le gros problème du numérique est la pollution qu’il génère avec tout ce qui ne sert à rien, ou très peu», souligne Emmanuel Sorin, avant de conclure : «Il faut impérativement théoriser le numérique sinon c’est le capitalisme et la schizophrénie qui rempliront le vide».
Il aura fallu quarante ans entre la mise au point en 1860 par l’ingénieur belge Étienne Lenoir du premier moteur à explosion et le développement de l’industrie automobile (moins de 10 000 voitures construites par les USA, la France et l’Allemagne en 1904). Pour ce qui concerne l’industrie numérique, nous n’en sommes en effet qu’au début.
Et qui parle de BIM aujourd’hui ? Déjà ? Très fort ? Les trois Majors ! Et leurs sous-traitants en cascade. Et leurs affidés.
Si le besoin légitime s’en fait sentir, la voie du BIM est une avenue mais il faut s’y engager les yeux ouverts.
Christophe Leray