Le ministre de la Culture, Franck Riester, venait à peine d’être nommé en octobre 2018 que, lors de son discours pendant la remise du grand Prix National d’architecture à Pierre-Louis Faloci, il a voulu prendre les architectes dans le bon sens du poil.
Après un éloge de la loi de 77, et après avoir appelé de ses vœux un «meilleur» équilibre entre commande publique et commande privée, il précisa «comprendre les craintes» à propos de la loi ELAN. Il se faisait fort d’ailleurs de mettre en place «prochainement» une commission «pour une meilleure évolution de votre métier et une meilleure considération». Nous étions à l’automne 2018, nous sommes en automne 2019 et, selon nos informations, une telle commission, même si le ministre n’y est pas pour grand-chose et s’il a fallu le temps, serait au travail pour réévaluer la loi Elan.
Ecran de fumée ? Intention sincère d’améliorer la loi ? Nul ne le sait mais, afin de soutenir ce noble projet, Chroniques d’architecture veut bien apporter sa contribution tant il y a à faire. Il faut dire que ce gouvernement, depuis la dernière élection présidentielle, part de loin.
Pour s’en convaincre, il suffit de se souvenir de l’exultation de Xavier Bezançon, délégué général des Entreprises générales de France (EGF.BTP), qui, en février 2019 (Batiactu 21/02), déclarait sans ambages : «Cela fait du bien à l’architecte de travailler avec l’entreprise, d’être dans une certaine mesure guidé dans son trait». Il expliquait encore qu’il fallait que «les maîtres d’ouvrage aient bien conscience de tous les bénéfices qu’ils peuvent tirer des services clés en main», affirmant enfin sa «conviction – parfois même un peu trop débordante – que l’entreprise générale est un formidable outil».
Et pour guider la main des architectes, pour leur bien, quel meilleur moyen que la conception-réalisation ? Sinon pourquoi, dans la Loi Elan, proroger jusqu’en 2021 la dérogation à la loi MOP permettant son libre recours pour toutes sortes d’opérations et lui donner ainsi par le fait accompli un droit d’existence quasi définitif ?
Certes au début, quand les Partenariats-Public-Privé (PPP) ont commencé à sentir le sapin, la conception-réalisation est apparue comme une solution alternative. La loi ne précisait-elle pas d’ailleurs qu’étaient concernées les seules opérations «dont les caractéristiques, telles que des dimensions exceptionnelles ou des difficultés techniques particulières, exigent de faire appel aux moyens et à la technicité propres des opérateurs économiques». Sauf que l’urgence et les difficultés techniques particulières ont vite disparu des préoccupations des maîtres d’ouvrage et des entreprises de construction.
Pourtant, il faut se souvenir qu’au départ des conceptions-réalisations, nombre de PME de construction générale prenaient contact avec des architectes ravis de travailler ces dossiers. Les choses étaient claires : s’il n’était pas formellement mandataire, l’architecte l’était de fait puisque la relation entre l’entreprise et l’agence était basée sur une relation de confiance, les deux ayant le plus souvent déjà travaillé ensemble. Ces petites et moyennes structures, souples et motivées, ont dans un premier temps semblé donner raison aux concepteurs de la loi. Il est vrai que, dans ces conditions, tant les architectes que les entreprises savent travailler avec un budget et nombre de bâtiments furent construits ainsi, plutôt bien le plus souvent. Sauf que les procédures n’ont pas tardé à se compliquer, les grosses boîtes de construction à se spécialiser et ces dernières, dès lors, d’être bientôt en mesure, peu ou prou, de contrôler le marché.
Désormais, avec le recul, les effets pervers sont connus, dont sans doute le fait que les retards présumés [de la procédure habituelle] auxquels la conception-réalisation devait remédier ne sont qu’un alibi. Ces effets pervers étaient connus déjà en 2018, avant la prorogation décrétée en haut-lieu par les nouveaux pouvoirs en place, sur la même longueur d’onde d’ailleurs à ce sujet que les pouvoirs en place les ayant précédés. En guise de nouveau monde, une bonne grosse couche de l’ancien monde donc, et pas la plus reluisante. Heureusement que ce président est jeune, sinon c’était le chemin de grue.
Le principal écueil, et le plus dommageable pour les femmes et hommes de l’art, est que, en conception-réalisation, l’architecte est coincé entre deux clients, le maître d’ouvrage et le donneur d’ordre, ce qui pose un sacré problème, celui de l’équilibre des pouvoirs. «En conception-réalisation, il faut convaincre le maître d’ouvrage ET l’entreprise», relève un architecte car, aux entreprises, «tu ne leur fais pas faire ce qu’elles ne veulent pas faire». D’autant que l’entreprise chiffre ce qu’elle voit, auquel elle ajoute la part de risques, le coût des aléas et sa marge. «Mais si elles comprennent et adhèrent au projet, elles te font un prix», assure cet architecte.
Hélas, la conception-réalisation tient du blanc-seing pour les constructeurs, surtout pour les moins délicats. Du coup, les Majors se goinfrent et prennent tous les projets en conception-réalisation mais, comme elles n’ont pas de culture du projet, elles travaillent beaucoup plus mal que si elles devaient faire face à un contre-pouvoir. Et comme elles ont trop de travail, elles finissent par construire des bâtiments plus mauvais que ceux d’un promoteur de base. «Le pouvoir et un contre-pouvoir, c’est ce qui rend intelligent», souligne une architecte furax qui précise : «il y a la psychologie et l’attitude, ce que je faisais avant facilement, je le fais aujourd’hui plus difficilement».
Ce qui explique que la notion de temps gagné avec cette procédure, essentiel à l’argumentaire des promoteurs de la loi Elan, n’est pas avérée car ce sont ces mêmes grandes entreprises de construction qui vont se perdre dans la conception, qu’elles ne savent pas faire. «Ce sont de grandes entreprises de construction, pas des concepteurs, les faits sont têtus !», se marre la même architecte avec ironie. La souplesse appartient aux PME motivées, pas aux gros paquebots dont la moindre décision par le conducteur de travaux doit être validée en haut-lieu par un capitaine de la finance, invisible mais sûr de lui, qui se fiche de la qualité architecturale comme de son premier dollar.
«Avec une PME, l’architecte, lors des négociations, peut optimiser un projet : ‘ça vous coûtera moins cher’», explique un autre. Mais les agences, surtout les petites, peuvent-elles négocier avec une major de la construction ou un puissant bureau d’études mandataires ? Où ne sont-elles pas vouées au rôle de Béni-oui-oui, d’idiot utile, d’architecte de service comme il est dit parfois des potiches et autres plantes vertes ?
Le pire sans doute est que ce système, taillé sur mesure pour les cadors de la construction, a laminé le maillage des petites et moyennes entreprises qui sont le moteur de l’innovation. Il faut rendre grâce au président Macron de contribuer à détruire encore plus tout un tissu de compétences et de savoir-faire, ne laissant en jeu que des majors ayant autant de goût qu’une tomate ou une pomme de terre industrielle. Un sacré dommage collatéral ! Et ce d’autant plus que les maîtres d’ouvrage ont également perdu le pouvoir de contrôle externe de la prestation de l’entreprise, contrôle traditionnellement réalisé par la maîtrise d’œuvre en MOP classique, au travers des missions visa et DET, laissant les constructeurs libres de tout marquage. On dit merci qui ?
En tout état de cause, les projets se gagnent désormais sur le prix, pas sur la qualité architecturale. D’ailleurs l’architecture n’est même plus un sujet puisque gagneront les équipes s’engageant pour la maintenance, voire l’exploitation de l’ouvrage. C’est ce que Xavier Bezançon, le délégué général d’EGF.BTP, appelle «les services clefs en main», c’est-à-dire donner la clef au constructeur ou au promoteur et s’en remettre à leur bonté d’âme.
Il ne faut certes pas jeter le bébé avec l’eau du bain. Dans certains cas, pour des bâtiments effectivement complexes, une conception-réalisation, avec dialogue compétitif en trois tours par exemple (soit l’équivalent de trois concours), s’avère en effet plus souple que la loi MOP. «Ce qui est nouveau dans la méthode est de reprendre le projet, de le rehiérarchise, de le réévaluer. Avec une entreprise partenaire depuis le début, il est stimulant de travailler ainsi, tout le monde comprend quelque chose à quelque chose», explique un autre architecte.
«Mais il s’agit d’un processus très lourd, qui ne fonctionne que pour les projets complexes et importants. D’ailleurs, ces concours coûtent très cher, beaucoup de moyennes entreprises ne peuvent pas suivre. Au moins il n’y a plus d’appel d’offres, là on sait que ça va être construit, ça vaut le coup de se casser le derrière pour les études», précise-t-il.
Dit autrement, les conceptions-réalisations qui pullulent désormais pour la moindre école maternelle ou le moindre gymnase n’ont pas de raison d’être, sinon d’assujettir les architectes pour des gains de temps et d’argent illusoires mais qui coûtent bonbons en termes de qualité architecturale et de disparition des savoir-faire du pays. D’autant que la loi MOP, y compris pour de gros projets, peut se révéler d’une souplesse inespérée quand il s’agit de modifier le programme en cours de route, ce qui représente autant de coûts supplémentaires en conception-réalisation.
Pour finir, les architectes ne devraient pas s’étonner de cette volonté incessante du pouvoir et des constructeurs de leur rogner les ailes. Certes, les Majors vont faire des courbettes à l’homme de l’art pour gagner le (gros) marché d’un musée et d’un hôpital mais elles ne sont pas loin de penser, comme ce gouvernement apparemment, que «les architectes font perdre du temps» pour tout le reste, c’est-à-dire le logement par exemple.
Il faut se souvenir que l’idée même de «faire de l’architecture» pour les pauvres et les classes moyennes est somme toute extrêmement récente et incongrue au regard de l’histoire. L’architecture ‘d’intérêt général’ est un concept plus récent encore. Pendant des siècles, la maison ou l’immeuble étaient confiés au maçon sans autre forme de procédure. Et les constructeurs ont bel et bien convaincu le gouvernement que c’est cela qu’ils devaient récupérer. Il est vrai que, depuis leur naissance, somme toute récente également, les Majors ont eu de nombreuses occasions de faire montre de leur formidable philanthropie, ce qui éclaire toute la fragilité, pour la population en général et les architectes en particulier, de ces nouveaux droits liés à l’architecture.
Alors, si Franck Riester, et avec lui le gouvernement Philippe II et le président Macron, cherchent des idées «pour une meilleure évolution [du métier d’architecte] et une meilleure considération», ils pourraient commencer par comprendre puis respecter l’esprit et la lettre de la loi qui a donné naissance à la conception-réalisation. Certes un effort intellectuel est nécessaire pour en appréhender les enjeux autres que financiers.
Christophe Leray