Dans le cadre de la cinquième édition de la Triennale d’architecture de Lisbonne, dont le thème général est «La poétique de la raison», une exposition pose la question vieille comme le monde : qu’est-ce que l’ornement ?
Derrière cette interrogation pointe le problème de la pertinence de l’ornementation aujourd’hui. Après sa condamnation par la modernité architecturale du début du XXe siècle et sa réhabilitation pour le meilleur et le pire par une postmodernité fin des années 1970, l’époque contemporaine toute dévouée au façadisme, donc au retour du motif décoratif, semble dire : farce ou avant-garde ?
Une scénographie à la hauteur des enjeux
Située au rez-de-chaussée de la Culturgest – Fondation Caixa Geral de Depósitos, l’exposition What is Ornament? a complètement réorganisé la manière de circuler dans le hall d’entrée monumental de cette institution.
Formé au sol d’une longue et large rampe descendante en béton gris, sur les côtés de murs en briques rouges, et au plafond d’une résille rouge sang, cet espace se voit supplanté par de hautes cimaises blanches aux pieds nus (les parties basses laissent apparaître la structure porteuse du mur). Cet ensemble donne le sentiment de s’être lové à l’intérieur de la structure d’accueil, tel un Alien. La scénographie, dessinée par l’artiste-architecte Richard Venlet, immerge d’emblée toute personne dans une ambiance architecturale propice à l’émotion et à la réflexion.
Le premier projet présenté dans What is Ornament? cadre à merveille le propos.
Dans la partie gauche du mur qui forme une arche d’entrée pour l’exposition, une ouverture permet de porter son regard sur une maquette – La Tenda Bianca (1980) – posée sur un podium blanc.
Composée d’une toile de lin blanc peinte à l’acrylique noire soutenue par une structure de branches en bois et cordes, elle représente une tente digne de celles des camps Romains entourant le village des irréductibles Gaulois, et aux doux noms de Aqvarivm, Babaorvm, Lavdanvm et Petitbonvm. Oui, nous sommes bien dans un environnement ornemental, pour ne pas dire postmoderne. De plus les traits de ce chapiteau prennent des allures de temple par le dessin d’un périptère dorique, d’un entablement et d’un fronton gréco-romain.
En réalité ce modèle réduit est celui d’une tente à l’échelle 1 – La Tenda Rosso (1975) – conçue par l’architecte Franco Raggi. Elle pousse à bout le phénomène d’épuisement par l’épuisement du modèle architectural du temple grec. D’un autre côté, cet abri à la fois primaire et toujours d’actualité a le droit à sa qualité architecturale, à sa dimension artistique «gratuite». Alors, l’ornementation serait-elle juste une décoration ou une plus-value symbolique ? Serait-elle la garantie de la dimension artistique de l’architecture ?
L’ornement est-il toujours un crime ?
Dans les deux premières salles aux titres explicites – Mouldings et Columns – de nombreuses maquettes, moulures, images, sont accrochées ou posées à même le sol ; elles offrent une multitude de formes plastiques toutes plus façonnées les unes que les autres. Nous pourrions penser être dans la salle des plâtres d’un Museum.
Non tous ces objets proviennent d’ateliers d’architecture en activité, d’écoles d’architecture ou d’artistes contemporain.e.s. 6A architects (Londres), Bruther (Paris), AA – Workshop Moulding Matters (Naples), Bijoy Jain (Mumbai), Neutelings Riedijk Architects (Rotterdam), YellowOffice (Milan), la liste est longue …
Il ressort de toutes ces propositions plastiques le besoin continu pour des architectes de mettre en avant l’importance du dessin, de la forme pour la forme. Mais cette formalisation proche de l’outrance doit toujours être conceptualisée et sincère. La poésie a toujours raison d’être. Le jeu sur le langage au service d’une poétique de l’esprit se met en action lorsque l’artiste est à la manœuvre.
De tout temps, l’architecture a été le terrain de jeu d’une plus-value symbolique où les frises, les peintures murales, les éléments architectoniques divers et variés se donnaient comme vocabulaire et grammaire des styles. Si le côté obscur de 90% du bâti nous fait mal aux yeux, ce n’est pas tant parce que des motifs ornent souvent ces bâtiments mais tout simplement parce qu’ils n’ont pas été pensés et ne relèvent pas de l’architecture mais simplement de la construction.
En d’autres termes, l’invention architecturale – sa dimension artistique – émane d’un savant mélange de dessin de motifs conférant au style et d’une conceptualisation de chaque emploi des motifs à disposition dans la bibliothèque de formes. D’aucuns y verront une lapalissade de rappeler cet axiome mais, dans un sens, il valide cette permanence : l’architecture n’est architecture que lorsqu’elle est de l’art. L’ornement en constitue une ligne de fuite possible. Les deux salles – Walls et Patterns – en démontrent l’évidence.
Au-delà de l’ornement … le signe
La cinquième salle au nom surprenant de Vessels met en évidence l’omniprésence du signe dans nos mégalopoles. Collé au mur, le texte d’introduction à ce volet insiste sur l’importance du livre incontournable sur la question, à savoir Learning from Las Vegas (L’enseignement de Las Vegas) de Venturi, Scott Brown, Izenour (et leurs étudiant.e.s), 1972 (1978, VF).
Las Vegas reste encore aujourd’hui la ville simulacre par excellence. Totalement dédiée aux signes, aux images mobiles, ce miracle urbain est devenu un écran géant allumé 24/24 et dévoué au règne de la fiction et de l’’entertainment’. Mise à part quelques exceptions (Liam Young, Sam Jacob, entre autres), les architectes délaissent ces zones pourtant riches de potentiels artistiques.
Les pièces exposées évoquent avec plus ou moins de premier ou quatrième degré les deux grandes théories des auteurs, à savoir «la théorie du canard» et «la théorie du hangar décoré». L’idée est de montrer combien il est essentiel que les créateurs (architectes, designers, artistes) tentent de convaincre les décideurs des enseignes génériques (McDo et compagnie) de les faire travailler en lieu et place des créatifs (communicants et autres pseudo imaginatifs de bas étages). Ainsi tous ces dispositifs de diffusion devenus des installations architecturales pourront se prévaloir d’atteindre le statut d’architecture.
Si l’image est devenue un lieu à Las Vegas, pourquoi l’abandonner à celles et ceux qui n’ont pas la culture de l’espace ? Même si un lieu n’est qu’une surface, il faudra bien un jour ou l’autre l’habiter. Il ne faut surtout pas laisser ce travail aux informaticien.ne.s et aux publicitaires. La typologie des demeures de ces métiers en dit long sur leur culture architecturale et artistique. Leur seule excuse valable tient dans le manque chronique d’une sensibilisation à l’architecture dans les écoles, universités et entreprises, en général et en particulier.
Le cinéma comme ultime horizon
Le clou de l’exposition tient dans la projection du mythique film Ornamento e Dilitto des trois compères italiens : Aldo Rossi, Gianni Braghieri, Franco Raggi. Restauré pour l’occasion par l’excellente Cineteca di Bologna, il fut projeté pour la première fois lors de la quinzième triennale de Milan, en 1973, dans la partie architecture et sous la houlette d’Aldo Rossi.
Ce dernier profita de l’occasion pour revendiquer le retour du piéton dans la ville avec des centres villes constitués de bâtiments symboliques aux modénatures bien dessinées. Sa doctrine fut de rappeler une évidence : l’architecture fait l’urbanisme, pas le contraire !
Ce film est un essai sous forme de «blocs de mouvements durées» (dixit Gilles Deleuze dans L’image-Mouvement de 1983). En effet le montage comporte une suite d’extraits de films cultes de la grande période des cinéastes italiens (Senso de Visconti, Otto e mezzo puis Roma de Fellini) entrecoupés d’images fixes. Il s’agit de photographies d’icônes de l’architecture moderne, de vues de sites industriels et d’images d’archives ; elles servent de points d’appui à une voix off. Celle-ci déclame des passages ou citations de penseurs tels que Walter Benjamin, Karl Marx et surtout de l’inquisiteur de l’ornementation, le fameux Adolf Loos et son célèbre ouvrage Ornement et Crime de 1908 (1931).
Après les 43’ de visionnage, notamment la séquence de Roma où nous voyons l’équipe du film passer un péage d’autoroute, tout semble vouloir se disloquer dans les profondeurs des images séquentielles. Ces images mobiles s’opposent aux images photographiques de monoblocs blancs rigides des villas cubiques modernes. Un souffle baroque émane de ce film et semble dire à l’architecture : explose ta lourdeur statique, bouge, virevolte … devient durée spatialisée.
Dans la sixième salle d’exposition nommée Fireworks, le dernier projet accroché au mur n’est autre que celui éponyme de l’architecte franco-suisse Bernard Tschumi. Une série de douze dessins montés sur Dibond décrit le déroulé du feu d’artifice propulsé le 20 juin 1992 au-dessus du Parc de la Villette.
Conçu par Tschumi comme une ville-événement et dessiné comme telle, ce feu d’artifice offrit une perspective de montage-architecture éphémère. Comme si l’avenir de l’architecture devait passer par sa transfiguration en blocs de lignes et de couleurs, et non plus en blocs de béton creux.
Christophe Le Gac
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Image 06 Bernard Tschumi, Fireworks, Paris, France, 1974-92
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https://www.trienaldelisboa.com/programme/triennali/2019
https://www.culturgest.pt/en/whats-on/trienal-de-arquitectura-what-ornament/?