«La carte est un outil de reconquête sociale et territoriale, de résistance à l’asservissement pour les activistes et les défenseurs de la justice sociale», explique le géographe Philippe Rekacewicz*. La cartographie au service du droit des peuples ? Pas sûr ! Exemple sur l’île de Bornéo avec le drone dans le rôle de l’allié inattendu.
Dans les années 1980 dans la province du Sarawak sur l’île indonésienne de Bornéo, la déforestation intensive organisée au préjudice de la population nomade des Penan. Comme l’explique Aude Vidal, éditrice de la revue L’an 02, et qui a suivi sur place en 2013 une mission cartographique: «Il existe un phénomène mondial aujourd’hui c’est celui de l’extractivisme. Dans un système comme celui des provinces indonésiennes de Bornéo, où coexistent un faible état de droit, des ressources naturelles comme la bauxite et du bois tropical, le territoire est considéré comme un réservoir dans lequel prévaut la loi du plus fort. Or, La tension sur les matières premières fait monter la tension sur les territoires».
En trente ans, 89% de la forêt primaire a été détruite. Les eaux ont été polluées par l’extraction intensive de bauxite, et trois barrages ont été construits inondant certaines zones du territoire indonésien de Bornéo. Ce pillage des ressources naturelles a tout d’abord été dénoncé par Bruno Manser (1954 – déclaré mort en 2005), un militant écologiste suisse, qui fut le premier à sensibiliser l’opinion publique internationale sur les effets dévastateurs de cette déforestation à grande échelle. En 1992, le World Wide Fund (WWF) a mené la première mission de cartographie participative à Bornéo afin de recueillir les connaissances des populations locales et les retranscrire sur des cartes établies suivant le système GPS.
Ce procédé, complexe et coûteux, a cependant permis à la population locale de rendre leurs cartes conformes aux normes cartographiques exigées par l’Etat, permettant ainsi aux populations nomades de fournir les preuves de ses revendications auprès des tribunaux. En 2012, vingt ans après, le Gouvernement indonésien via la décision N°35/PUU-X rendue par la Cour Constitutionnelle, a officiellement reconnu la propriété des forêts primaires aux communautés indigènes et non à l’état.
Cette victoire remportée par la cartographie participative a dévoilé également l’une de ses premières limites, celle du temps nécessaire pour rassembler des fonds, former les populations locales, concevoir des cartes et mener des actions en justice.
L’enjeu du conflit entre les Penan et leur gouvernement porte sur l’interprétation du « Sarawak Land Code », loi britannique datant de 1958. Celle-ci délivre aux populations locales les « Native Customary Rights », soit le droit aux indigènes de disposer de leur territoire comme ils le souhaitent. Or, pour revendiquer la propriété d’un territoire ou en revendiquer l’usage, il faut en prouver et en dater les traces d’activités humaines.
Comme l’explique Aude Vidal: «Il existe trois types d’espace. Le premier est l’espace cultivé juste autour de la longhouse, habitat traditionnel regroupant plusieurs familles d’agriculteurs. Cet espace est bien protégé par la loi de 1958. Le second espace est plus distant de la longhouse. Il n’est pas nécessairement cultivé mais souvent visité. Il peut s’agir d’un lac, de terres non exploitées pour un usage agricole. Le troisième espace est la forêt où l’on trouve peu de traces d’activités humaines. Mais ce n’est pas parce qu’elles sont invisibles qu’elles n’existent pas! Or, comme le gouvernement souhaite laisser le moins de territoire que possible aux autochtones, il n’accepte de rétrocéder que les terres cultivées sans tenir compte du mode vie des populations locales, et plus particulièrement de celle des peuples nomades».
Pour dresser ses cartes, l’Etat utilise des images effectuées par satellite. Sauf que, depuis 2006, le développement des drones à un usage civil a permis d’établir des relevés topographiques de bonne qualité et à moindre coût. Le rapport de forces bascule ainsi au profit des populations locales. Ainsi, deux écoles – le Swandiri Institute et la Sekolah Drone Desa – dédiées à la conception et à l’utilisation des drones ont mêmes été ouvertes sous l’impulsion des ONG, l’objectif étant, à terme, que les populations locales puissent devenir autonomes dans leur prise de vue.
En effet, l’objectif consiste désormais à favoriser ‘l’empowerment’ soit l’aptitude des populations à reprendre le pouvoir et la capacité à agir par elles-mêmes. Le géoportail du Sarawak établi par la fondation Bruno Manser en 2014 a été conçu dans une optique similaire car il permet aux habitants de s’approprier leur territoire et aussi de visualiser les projets en cours. Le géoportail montre ainsi le tracé précis d’un nouveau gazoduc de l’entreprise pétrolière et gazière malaisienne Pétronas traversant la forêt pluviale, projet évidemment très peu évoqué officiellement. S’il est vrai que la visibilité confère une réelle légitimité aux populations locales, elle peut également se retourner contre elles, dans les cas extrêmes où le recours à la force devait se déployer sur le terrain.
D’autre part, les chercheurs Irendra Radjawali et Olivier Pye**, relèvent lors de leur conférence donnée à ce sujet à l’université de Chaing Mai en 2015, que si le faible coût de cette technologie engendre la mise à disposition des ONG et des populations locales d’un instrument de pression politique, la contre-cartographie, en acceptant la notion de territorialisation, peut devenir problématique lorsqu’il s’agit de défendre des modes de vie nomades.
La guerre des cartes ne fait que commencer…
Awen Jones
*Lire à ce sujet notre article Rendre visible et intelligible la complexité des phénomènes
**Citation extraite de la conférence donnée par Irendra Radjawali et Olivier Pye en juin 2015 à l’université de Chiang-Mai