L’architecte avait un petit sourire en coin en entrant et en voyant Ethel Hazel qui l’attendait. Il posa ses affaires – toujours au même endroit («un homme d’habitudes», se dit la thérapeute) – mais il ne lui dit pas un mot, se contentant d’un signe de tête pour la saluer. Puis il alla s’allonger. «Ce mutisme n’est pas dans ses habitudes», se dit-elle.
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«Quand tombe le faucon, les corbeaux lui crèvent les yeux». Proverbe Mongol
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L’architecte (A peine installé et qui n’en peut plus d’attendre pour son petit effet) – Dites donc, j’ai revu votre Dr. Nut…
Ethel Hazel (Tout de suite en alerte, elle n’aime pas ce ‘votre’. Feignant l’innocence) – Ha bon ?
L’architecte – Oui, il avait des questions à me poser. A propos de Madeleine et de ses voyages en train à Guéret.
E.H. (Proche de la panique) – C’est-à-dire …
L’architecte – Or, si je me souviens bien, vous êtes la seule à qui j’ai parlé de Guéret.
E.H. (Bafouillant) – Et Dr. Nut, qu’est-ce qu’il voulait ?
L’architecte – Il voulait «vérifier des pistes inabouties», m’a-t-il dit.
E.H. (rouge jusqu’à la pointe de ses escarpins) – Et comment ça s’est passé ?
L’architecte – Oh très bien. Cette fois, l’entretien fut très cordial. J’ai vite compris où il voulait en venir et je lui ai dit de ne pas compter sur moi pour incriminer Madeleine. «Je ne suis ni juge ni policier», lui ai-je dit. Ce fut sans doute plus bref qu’il ne l’espérait hahahaha. De toute façon je n’avais pas de réponses à ses questions. Par contre j’ai été surpris quand il a mentionné Guéret.
E.H. (Qui cherche une corde) – …
L’architecte – Vous ne dites rien ?
E.H. (Qui ne la trouve pas) – …
L’architecte – Ce n’est pas grave. Après mon entrevue avec ‘votre’ inspecteur, j’ai appelé Madeleine et pour une fois elle a répondu, c’est la dernière fois d’ailleurs. Je lui ai dit de s’enfuir pendant qu’il est encore temps, que je m’arrangerai, que j’expliquerai aux enfants. J’essayais d’être cool mais elle ne m’écoutait pas, elle me criait dessus, comme si j’étais la cause de tous ses problèmes. Elle me traitait moi de criminel. Je ne savais que faire. Puis elle a raccroché. J’en aurais pleuré.
E.H. (Le ‘votre’ de l’architecte à propos de l’inspecteur lui a fait plus de mal qu’elle ne l’aurait avoué juste une minute plus tôt. Une diversion, vite) – Justement les enfants…
L’architecte – Normalement, de ce côté-là ça va, je vous l’ai dit déjà. Je les ai eus au téléphone, ils ne se rendent compte de rien. Aussi loin qu’ils sont concernés, c’est toujours moi le ‘Bad guy’ et je n’ai pas le cœur de les démentir, ils l’apprendront bien assez tôt. Comme ils sont loin et comme ils ne lisent pas le journal, s’il se passe quoi que ce soit, ils l’apprendront par moi. Et comme on dit, les enfants partis, les fêtes en tête-à-tête hahaha. Un dîner en tête-à-tête avec Madeleine, j’aimerais bien ça, juste pour éclaircir deux ou trois points. Et vous, vous avez prévu quelque chose ?
E.H. (Prise de court, n’en finissant pas de bafouiller) – Oui, heu, c’est-à-dire…
L’architecte (Allongé devant elle, il ferme les yeux et ne dit rien) – …
E.H. (L’évocation de noël est douloureuse. Pour elle et son petit frère, de messes en vêpres en célébration de l’esprit sain, Noël était un long chemin de croix. Pourquoi son frère s’est jeté d’un toit à 22 ans, un soir de noël, elle ne le saura jamais, ou elle ne le sait que trop. Pourquoi cet architecte, qui se débat au sein d’une affaire autrement importante que la sienne, la touche-elle autant ? Peut-être parce qu’elle se sent aussi démunie que lui face à l’adversité) – Qu’envisagez-vous ?
L’architecte (Les yeux à nouveau ouverts, il pense insister auprès de la psy puis décide finalement de répondre. Avec un soupir) – Je n’en sais rien. Madeleine ne répond plus ni à mes appels ni à mes textos. Ses réseaux sociaux, dont elle était si fière, sont inactifs depuis des semaines. Puisque je ne veux pas inquiéter les enfants, je ne sais plus comment la joindre. J’ai fait passer le message par Jean-David, le jeune archi, que je pouvais donner un coup de main pour faire tourner l’agence. Parce que ça me fait mal de voir Dupont&Dubois partir en sucette. Je voulais qu’au moins l’équipe sache qu’ils pouvaient compter sur moi.
E.H. (surprise par l’empathie qu’elle éprouve pour l’architecte. Elle a l’impression de découvrir une âme soeur, elle se sent proche de lui, deux êtres pris dans le tourbillon de la vie sans trop de contrôle sur son courant impétueux) – Je suis certaine qu’ils ont été sensibles à votre geste.
L’architecte – Je n’en sais rien, j’espère. Le truc c’est que je ne sais plus quoi faire pour Madeleine. Je ne peux pas croire ce que m’indique ma raison, et votre Dr. Nut avec son insistance… Mais je n’y crois pas, ce n’est pas possible.
E.H. (Comme si le déni n’existait pas, se dit-elle) – Si c’est le cas, que ferez-vous ?
L’architecte – Je lui enverrai des oranges en prison hahahaha… Plus sérieusement, quoiqu’il arrive, elle peut compter sur moi, les enfants, l’agence, les agences plutôt, la sienne et la mienne, je m’en occupe. No problem ! Cela dit, je ne comprends pas pourquoi elle ne s’enfuit pas !
E.H. – Un chantier à finir ?
L’architecte (souriant) – C’est vrai, dans notre métier, on ne sait jamais où commence et où finit le projet. D’autant plus qu’aujourd’hui, ça devient n’importe quoi.
E.H. (qui se dit que qu’elle va le laisser parler de son travail pour quelques minutes, ne serait-ce que pour savoir où il en est) – C’est ce que vous dites souvent.
L’architecte – Certes mais vous avez sans doute entendu parler du ‘bas carbone’, et du fait que l’on nous demande des bâtiments bas carbone pour sauver la planète et blablabla … ?
E.H. – Bien sûr ! Pourquoi, ce n’est pas bien ?
L’architecte – A priori cela ressemble à une bonne idée. Sauf que comme la définition est impossible à définir, tout le monde fait du bas carbone à tort et à travers et pour se distinguer, j’ai un maître d’ouvrage, sur l’un des concours sur lesquels je travaille en ce moment, qui me demande du «très bas carbone» et un fonctionnement très «low impact». Et puis quoi, demain, du «très, très, très, bas carbone» ? C’est devenu une course à l’échalote.
E.H. (Qui s’aperçoit à ce moment à quel point il lui arrive de manquer de recul par rapport aux évidences dont on l’abreuve. Hésitante) – N’est-il pas important de penser aux ressources de la planète ?
L’architecte – Si, évidemment. D’ailleurs j’ai pensé à développer un concept d’isolation en substrat végétal pour des champignons comestibles et accessibles. Comme ça dès qu’il pleut, chacun a son coin à champignons. Mais comment rendre l’idée un peu sexy pour mon client et, surtout, pour le bureau de contrôle ? Mon copain Emmanuel P. en connaît bien un, qui valide les structures en paille, mais seulement pour des fermettes de néo-ruraux-ex-cadres-sup-dépressifs qui élèvent les chauves-souris dans la Beauce. Sauf que mon client, plus il est près de ses sous, plus il est loin de l’écologie. Faudrait savoir !
E.H. – Vous exagérez, comme d’habitude…
L’architecte – A peine. On nous demande de calculer le bilan carbone de nos bâtiments. Très bien. Quel est le bilan carbone du Colisée de Rome ? Que de la pierre, délivrée en circuit court, que de l’énergie animale, y compris celle de milliers d’esclaves qui mangeaient de la viande une fois par semaine seulement, et encore. Deux milles ans plus tard, c’est quoi son bilan carbone ?
E.H. – Evidemment mais les temps ont changé, ce n’est plus l’antiquité…
L’architecte – Vous êtes sûre ? Où commence et où finit le bilan carbone ? Pour des ardoises naturelles par exemple, capables de durer des centaines d’années, quelle est la référence pour le bilan carbone ? 100 ans ? 500 ans ? Mille ans ? Au doigt mouillé alors ? Je vous garantis que selon le niveau où vous mettez la jauge, votre bilan n’est plus le même. Et si un bâtiment au fantastique bilan carbone est démoli dans 20 ans parce que personne n’en veut ? On ira peut-être chercher les confrères qui avaient proposé un projet d’architecture et non un projet de communication pour s’excuser ? Ca m’étonnerait. Et pour en revenir à l’antiquité, quand vous voyez aujourd’hui les ouvriers sur les gros chantiers, il y a quelques artisans mais la grande majorité sont des travailleurs pauvres ou émigrés payés au lance-pierres, ce qui est toujours mieux que le fouet me direz-vous, mais bon… Et tous ces gens qui se goinfrent de burgers et de tacos industriels à en devenir obèses, vous ne croyez pas que ça devrait compter dans le bilan carbone ? Toute la barbaque industrielle dont les gens s’empiffrent jusqu’au diabète, ça ne devrait pas compter dans le bilan carbone ? Vous voulez que je baisse le bilan carbone de mon immeuble ? Il suffit de virer l’ascenseur, que les gens montent à pied jusqu’au sixième étage ! Faut savoir !
E.H. – Vu comme ça…
L’architecte (qui s’enflamme) – Les architectes sont encore une fois une cible facile mais c’est toute la société qui devrait s’interroger sur le bilan carbone. Quand les riches toujours plus riches se goinfrent à ne plus savoir que faire de leurs fortunes quand les pauvres sont toujours plus pauvres – et les pauvres c’est nous à l’hôpital public, c’est nous à l’école publique, c’est nous en prison – vous ne croyez pas que ça devrait compter dans le bilan carbone ? On me demande des bâtiments producteurs d’énergie, au bilan carbone positif, comme les immeubles de Gehry au Bois de Boulogne ou à Arles par exemple ? Quelle farce ! C’est comme si on nous demandait de respirer du gaz carbonique et de rejeter de l’oxygène. Même quand on dort sans rien faire, notre propre bilan carbone est négatif. Alors de quoi parle-t-on ? Pour décarboner la planète, il suffirait donc de se débarrasser des hommes et tout reviendra comme avant. Hahahaha. D’ailleurs j’ai quelques idées pour avancer à ce sujet hahahaha.
E.H. (qui ne sait trop comment comprendre ce que lui dit l’architecte, à nouveau de bonne humeur) – Quelles idées ?
L’architecte – Vous avez entendu parler de ces Mongols qui livraient le corps de leurs défunts aux oiseaux, aux aigles ? Je vous garantis que ces corps n’étaient pas longs à disparaître, ce n’est pas comme s’ils pourrissaient la vie des vivants ad vitam aeternam comme par chez nous… Et à chaque fois que les Mongols regardaient le ciel, ils voyaient leurs aïeux, leur histoire et toute leur culture voler majestueusement très haut dans le ciel. C’est toujours mieux que finir incinéré dans un four industriel. Si on veut encourager la biodiversité, on pourrait imaginer rendre les corps à la nature, chacun pourrait décider le lieu de dépôt de son cadavre pour être boulotté par les loups ou les ours, les sangliers ou les renards, les fourmis et les insectes puis les vautours, jusqu’au gypaète barbu pour absorber les derniers os et rendre la nature pristine. Se faire dévorer par un tigre, sans souffrance puisqu’on est mort, ce serait la classe, non ? Il y aurait à bouffer pour toute la faune, c’est sûr ! Hahahaha.
E.H (Qui imagine à quel point elle aurait froid, même morte, toute seule dans une forêt sombre en attendant les ours) – Comme vous y allez !
L’architecte (qui rigole tout seul) – Il y a encore bien d’autres façons de promouvoir la biodiversité. Par exemple, je me souviens de ce peuple qui insérait une graine d’arbre dans le nombril des enfants dès leur naissance. Puis, quand ils mouraient, de maladie, d’accident ou de vieillesse, les mêmes étaient enterrés en forêt et bientôt poussait à leur place un nouvel arbre qui se nourrissait du corps. Ils se nommaient eux-mêmes le peuple des arbres et leur forêt sacrée était majestueuse, magique, un jardin pour les animaux et la flore.
E.H. – Je préfère cette histoire-là.
L’architecte – Mais c’est la même ! Que reste-il de majestueux dans notre société de consommation peuplée de gens trop gras et trop fainéants pour marcher tous seuls ? Et il me faut faire un bâtiment très très bas carbone pour des gens qui vont rouler en SUV avant de s’acheter une concession au cimetière et polluer le monde des vivants pendant des décennies ? Paris cherche partout de la place pour loger les gens, qu’elle déloge déjà tous ceux qui s’y décomposent, qui prennent beaucoup de place et qui, en termes de productivité, apportent zéro.
E.H. (Qui comprend enfin que sous couvert d’humour l’architecte n’exprime en fait que son angoisse par rapport à Madeleine et à son monde qui s’écroule. La poésie et la dérision sont parfois des atouts précieux pour gérer ce genre de situation. En souriant, gentille,) – Mais bon, d’après ce que je sais de vous, vous allez quand-même y répondre au concours…
L’architecte – Evidemment. On va faire de notre mieux tout en sachant qu’on répond à un programme imbécile. C’est comme donner du lard aux cochons. C’est pourquoi j’en viens à penser qu’il me faut sans doute trouver des dérivatifs externes à mon métier autres que la pêche que je n’ai plus le temps de pratiquer.
E.H. – A quoi pensez-vous ?
L’architecte – Parfois quand je sens mes amygdales baigner dans la frustration, il me faut absolument….
DRINNNNNN DRINNNNNNN
L’architecte (En souriant) – La suite au prochain numéro.
Il est parti depuis quelques minutes lorsqu’Ethel Hazel s’aperçoit alors qu’elle ne l’a pas raccompagné. Elle sait d’où vient sa distraction. Elle n’a pas osé le lui dire mais elle sait déjà que ce n’est plus qu’une question de temps pour que Dr. Nut, qui est allé aussi loin qu’il le pouvait, n’aille arrêter Madeleine pour la mettre en garde à vue, d’autant que la disparition de sa collaboratrice a semé la panique chez les ‘profilers’. La thérapeute sait que ce n’est plus qu’une question de jours, d’heures peut-être, et elle redoute déjà le prochain rendez-vous avec l’architecte.
Dr. Nut (d’après les notes d’Ethel Hazel)
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