Docteur Nut se retrouve dans le cabinet d’Ethel Hazel. C’est la deuxième fois qu’il vient sur le lieu de travail de son amante (aujourd’hui il peut bien penser à elle comme à une amante). Pourtant, c’est la deuxième fois qu’il vient, chez elle en quelque sorte, dans son cabinet, comme un voleur. Au moins la première fois, il avait une autorisation.
***
«Tout le mal de ce monde vient de ce qu’on n’est pas assez bon ou pas assez pervers». Nicolas Machiavel
***
Dr. Nut est déjà allé chez Ethel Hazel, dans son appartement qui, pour lui, ressemble à une maison de poupée, fragile comme un jouet précieux. Ethel a même un petit tigre en peluche sur son oreiller ! Mais quand il va chez elle, en faisant très attention de ne rien casser, au moins il est invité, il n’a pas à se cacher.
Là, c’est la deuxième fois qu’il vient fouiller dans son bureau et c’est la deuxième fois qu’il rentre par effraction, encore plus qu’il lui a fallu cette fois ouvrir la porte blindée tout seul*. Il sait qu’il ne sera pas dérangé, il sait exactement où est Ethel, en train de dormir dans son lit, dans son appartement à La Courneuve. Rien de fragile chez lui, il peut bien l’y laisser toute seule. Il est parti à 5h du matin, le boulot lui a-t-il dit. Avant même qu’elle arrive, il a largement le temps de faire ce qu’il a à faire dans son bureau mais, rien que le fait d’être là à nouveau, comme ça, l’attriste. Tiens, c’est vrai, se dit-il, qu’elle ne l’a jamais invité à venir voir son office. Qu’est-ce qu’il a raté ?
Il retrouve le cabinet de la psychanalyste exactement comme il l’avait laissé il y a un an. Strict, voire sévère, avec au mur son diplôme et cette citation encadrée de Zhuang Zhau : «Cette nuit j’ai rêvé que j’étais un papillon. Mais suis-je un homme qui rêve qu’il est un papillon ou un papillon qui rêve qu’il est un homme ?». Il n’avait pas prêté attention à la citation la dernière fois mais, considérant la situation, il se demande soudain s’il n’est pas un papillon qui rêve qu’il est policier, «en charge des disparitions inquiétantes», ajoute-il pour lui-même ironiquement.
Autant l’an dernier il était à l’aise pour fouiller le bureau d’une inconnue à la recherche d’indices, autant cette année il ressent toute la violence de l’intrusion. «Ethel a toujours joué franc jeu avec moi», se dit-il, et celles-là il peut les compter sur le doigt d’une main, le pouce, pense-t-il.
Dr. Nut se dirige vers la fenêtre, voit des employés municipaux en train de mettre en place les décorations de noël. «Pauvres types comme moi à travailler à pas d’heure», pense-t-il. Encore, travailler… pense-t-il amèrement…
Tout était prêt. Il avait l’imprimatur du juge pour mettre Madeleine en garde à vue, perquisitionner tout le bazar et mettre fin aux agissements, en toute modestie, de sa première et sans doute dernière tueuse en série. Toute l’équipe était à pied d’œuvre, avec une filature serrée depuis plusieurs jours en attendant le OK du juge. Puis tout a été préparé pour jeudi matin. C’est lui qui a insisté pour éviter toute violence. Ils savaient que Madeleine quitte son domicile vers 8h le matin. Aussi, plutôt que de se pointer à 6h, l’heure légale, défoncer la porte et jouer les Terminator, tout le monde était OK pour une arrestation en douceur juste avant 8h, comme ça Madeleine serait habillée et, pensait-il, à peine surprise de les voir débarquer.
Bref, tout le monde était prêt au QG dès 4h le matin, en train de boire du café en attendant le début de l’opération, avec une voiture devant et une autre derrière chez elle, rue Guynemer, et une voiture devant chez l’architecte au cas où il lui prendrait l’envie de faire quelque chose de désespéré et stupide. Rarement Dr. Nut se souvenait d’avoir été aussi détendu au moment d’envoyer la cavalerie pour l’arrestation d’un meurtrier, encore moins d’une meurtrière, encore moins d’une meurtrière en série ! Il espérait juste que personne n’avait bavé et que BFM et leurs gros sabots ne seraient pas là avant eux !
Il avait le sentiment du devoir qui allait s’accomplir quand, il devait être cinq heures moins le quart, il a reçu un coup de fil ! C’était le standard !
– Inspecteur Nutello ?
– (pour l’appeler Inspecteur Nutello, Dr. Nut sait que c’est un bleubite au standard) Lui-même.
– Excusez-moi de vous déranger
– Tu as de la chance j’ai un peu de temps. J’écoute.
– J’ai un type au téléphone, il me dit que c’est un inspecteur de Petaouchnok, il a un fort accent russe ou quelque chose. Il veut parler à un détective du service des disparitions. A cette heure-ci il n’y a encore personne au bureau et j’allais lui dire d’appeler plus tard quand je me suis souvenu vous avoir vu passer ce matin, vous et votre équipe. Je ne sais pas si vous vous préparez pour un truc mais, si vous avez le temps, je vous le passe.
– (pas si con le bleubite se dit Dr. Nut) Et qu’est-ce qu’il veut le Russkof ?
– Je n’ai pas bien compris ce qu’il disait mais il est question d’une disparition, d’un Français, un architecte…
– (le sang de l’inspecteur ne fait qu’un tour) Un architecte ?
– Oui, je crois que c’est ce qu’il a dit, un architecte disparu ou quelque chose comme ça.
– OK, merci, passe le moi.
– (gros accent de l’Est mais en français) Allo, Inspecteur Nutello ?
– Lui-même.
– Du service des disparitions ?
– Oui, c’est ça. Que puis-je faire pour vous ?
– Bonjour, Je suis l’inspecteur Vladimir Kotikov, du service des disparitions inquiétantes de Petaouchnok.
– Ha, et quelle heure est-il chez vous ?
– 14h, pourquoi ?
– Pour rien. Que puis-je faire pour vous ?
– Voilà, j’ai une faveur à vous demander, de policier à policier.
– (Dr. Nut déjà impatient mais peut-être à cause de l’accent) Ok, ok, que puis-je faire pour vous ?
– Vous comprenez, si je fais une demande officielle à Interpol, ça va prendre six mois alors que j’essaye de fermer et d’éliminer des pistes. Vous comprenez n’est-ce pas ?
– (DR. Nut soupire pour cacher ses émotions) Ok, oui, da, je comprends. Qu’est-ce que je peux faire pour vous ?
– Voilà, ici au service, on enquête sur la disparition d’une guide touristique. Nastassia Filippovna, elle s’appelle. D’après notre enquête, c’est un Français qui semble être la dernière personne à l’avoir vue vivante.
– (le cœur battant) Un Français ?
– Oui, on connaît son nom, Dubois, c’est un architecte. Il est venu à Petaouchnok présenter un projet au début de la saison. Nastassia Filippovna était sa guide.
– Et alors…
– Alors, je suis inspecteur à Petaouchnok et si j’annonce à mon chef que je dois aller pour trois ou quatre jours à Paris pour interroger un client de ma guide, il va me rigoler au nez. Ici on est payé en monnaie de singe. Hahahaha
– Nous aussi, croyez-moi, nous aussi…
– Donc vous comprenez que si j’appelle Interpol, ils vont certes prendre mon coup de fil mais on n’en reparle pas avant six mois. J’ai fait mes recherches, Dubois, il est parisien, j’ai même son adresse si vous voulez.
– Et qu’est-ce que vous attendez de moi ?
– Si vous pouviez lui demander quand il a vu Mademoiselle Filippovna pour la dernière fois. De quoi parlaient-ils ? Peut-être qu’elle lui a dit quelque chose ? C’est vraiment histoire de clore la piste mais si un détail pouvait nous mettre sur une piste, on est preneur.
– … (Silence)
– (le gros accent russe n’a pas disparu) Inspecteur Nutello ?
– (Dr Nut réalise que c’est la deuxième personne en moins d’une heure qui l’appelle Nutello mais, au moins, le Russkof n’est pas un bleubite, se dit-il). Que lui est-il arrivé à votre guide ?
– On n’est pas sûr. On a retrouvé un crâne dans une région sauvage où Mademoiselle Nastassia Filippovna n’avait rien à faire et, d’après ce que l’on sait, n’aurait jamais mis les pieds. Un crâne et quelques vertèbres. Le reste, on pense, a été mangé par les bêtes.
– Les bêtes ?
– Un ours ou les loups, on pense, c’est une région sauvage.
– Comment savez-vous que c’est elle ?
– Entre nous, si vous le permettez, ici on est à Petaouchnok et les tests ADN ne sont pas sûrs à 100% hahahahah. Alors disons que nous pensons à 75% que Mademoiselle Filippovna correspond au crâne que nous avons trouvé.
– Donc vous ne connaissez pas la cause de la mort.
– Si. Car figurez-vous que, autour de ce qu’il restait du cou, nous avons trouvé du fil à pêche.
– Du fil à pêche ?
– Oui, du fil à pêche. Même les ours ne mangent pas cette saloperie hahahaha. Vous revenez dans mille ans au même endroit, tout ce qui reste est le fil à pêche hahahaha
– (Dr Nut n’a pas du tout envie de rire) Et l’architecte là-dedans ?
– C’est ça qu’est marrant. Apparemment, il est la dernière personne à l’avoir vue vivante. Ils ont été vus parlant et rigolant ensemble, je cite les témoins, dans le hall de l’hôtel après une interview à la télé nationale. Après on n’a plus de trace de Mademoiselle Filippovna. Alors si l’architecte peut nous éclairer… On sait bien que c’est sans doute une impasse mais vous connaissez le métier…
– Oui, je comprends. Ecoutez inspecteur… Inspecteur…
– Kotikov, Vladimir Kotikov.
– OK Vladimir. Là je suis occupé mais je vous promets que je m’occupe de votre dossier et que je reviens bientôt vers vous.
– Merci. Je ne sais pas comment je vous revaudrais ça à Petaouchnok mais merci, c’est sympa, avec Interpol et tout ça.
– OK Vladimir. Ton numéro est celui qui s’affiche ?
– Oui, oui, je suis dans l’annuaire.
– OK je te rappelle.
Dr. Nut savait que Madeleine n’était jamais allée à Petaouchnok. De cela il était sûr ! Il lui fallut quelques secondes pour mesurer l’implication de cette information et décider des mesures à prendre.
Sa première réaction fut d’appeler le juge. «Merde, il n’est même pas 6h», se dit-il.
Drin drin
– Oui ?
– Inspecteur Nutello à l’appareil.
– (le juge pas content) Que voulez-vous ?
– Je vous appelle pour vous informer que l’opération Madeleine ne peut plus avoir lieu.
– (le juge encore moins content) Allons bon, et pourquoi pas?
– Un imprévu Monsieur.
– Mais enfin Inspecteur Nutello, vous me tannez avec cette histoire depuis des semaines. Je vous ai demandé si vous étiez certain et vous m’avez dit…
– Oui.
– Et vous n’êtes plus sûr ?
– Non.
– Pourquoi ?
Relater au juge sa conversation avec le fonctionnaire de Petaouchnok fut sans doute l’un des exercices les plus difficiles de la vie de Dr. Nut.
Le juge (en colère) – Rappelez-moi quand vous êtes sûr.
Clic.
Ensuite, Dr. Nut a fait passer le message à son équipe. Ok, on rentre, on va se coucher et on en reparle demain. Il sait que tous se demandent ce qui s’est passé mais pas un n’a moufté. Une vraie équipe.
Puis il appelle son chef. Il ne l’a pas réveillé, il est déjà au courant du fiasco, et en même temps soulagé que toute l’opération ait été annulée juste à temps. Il avait vite compris le chef le scandale auquel il venait d’échapper puisqu’il avait autorisé l’opération. D’ailleurs il était déjà-là que Dr. Nut avait à peine raccroché.
Le chef n’avait pas l’air en colère vraiment, étonné plutôt.
– Ha Nutello
– (Dr Nut se dit que ça faisait la quatrième fois en deux heures qu’on l’appelait par son vrai nom, décidément pas une bonne journée, lui qui croyait qu’elle avait bien commencé la journée en laissant Ethel dans son propre lit pour s’élancer à l’assaut de la plus belle criminelle en série que Paris ait connue) Oui, chef…
– (Ouvrant le parapluie) Je ne la sens pas trop depuis le début votre affaire. Ce ne sont que présomptions. Comment avez-vous pu tous nous embarquer dans cette histoire ? Vous avez su nous convaincre – et je vous garantis que j’ai eu un juge pas content du tout au téléphone – mais votre histoire s’arrête ici.
– (Dr. Nut, factuel) Chef, on ne peut pas abandonner. Il y avait bien quelqu’un au bout de la bague qu’on a trouvé dans les égouts. C’est un fait, c’est avéré.
– Et alors ?
– Et en plus, aujourd’hui nous avons enfin un autre corps, même s’il est à Petaouchnok.
– Et alors ?
– Et alors je ne sais pas comment expliquer mais je suis sûr que l’architecte est concerné.
– Il y a une heure, vous étiez prêt à arrêter sa femme !
– Justement. Chef, depuis le temps que je suis dans le service, je ne vous ai jamais plombé. C’est vrai que je n’ai pas de preuves et je me suis sans doute trop avancé car j’ai cru que d’autres vies pouvaient être en jeu avec la disparition de la Brigitte (Dr Nut se dit qu’heureusement le chef ne sait rien de sa relation avec Ethel Hazel, en train de dormir chez lui, sinon il aurait pour le coup pété un câble). Ok je me suis précipité mais laissez-moi poursuivre l’enquête et je vous apporterai des preuves tangibles, même si je dois pour cela détruire le pont de St-Nazaire.
Le chef réfléchit longuement. Si Dr. Nut a raison, il serait celui qui a stoppé l’enquête à la recherche d’un meurtrier en série. Il voit déjà les titres dans les journaux. Pas bon pour une promotion. Le jour commence à se lever, des fonctionnaires arrivent au bureau.
– Ok Nut, par contre tu es tout seul sur ce coup-là, j’ai besoin des gars pour autre chose qu’une chasse au dahut.
– Ce n’est pas une chasse au dahut.
– Je sais, je sais.
– Et du coup j’ai besoin d’aller à Petaouchnok.
– Et puis quoi encore ?
– J’irais sur mes jours de récup.
– (soupir) OK, on prend en charge l’avion, le reste c’est pour ta pomme. T’es un bon flic Nut depuis le temps que je te connais mais je ne peux pas t’aider plus. Mais bon, je n’ai pas envie d’un tueur en série à Paris. Alors va voir ce que tu trouves. Mais comprends-moi bien, je me répète, tu es tout seul sur ce coup-là.
– Ok chef, merci.
– Ne me remercie pas. (Enfin souriant) Je ne voudrais pas que ça devienne une obsession et qu’on soit obligé d’appeler les psys pour te tirer de là…
– (Dr Nut en a un frisson : que sait le chef et que ne sait-il pas ?) Ok chef, je vous tiens au courant.
– J’espère bien. Et la prochaine fois, sans preuve, pas la peine d’aller réveiller le juge.
Il fallut quelques jours à Dr. Nut pour se remettre du naufrage. Comme un fait exprès, dès la semaine suivante, l’architecte gagnait en première instance son procès contre le trottinettiste.
Un soir que, désœuvré et perturbé, l’inspecteur s’est comme par hazard retrouvé à Ménilmontant, il s’est surpris, seul dans sa voiture, à épier l’architecte. Il l’a vu visiblement célébrer quelque chose avec son équipe. Il lui en voulut et ressentit pour quelques secondes une rage inconsidérée à son égard.
L’inspecteur n’avait encore rien dit à Ethel, il lui avait juste dit que l’opération était reportée pour des raisons techniques. Elle l’avait crû. Et si, se dit-il alors qu’il l’observait faire la fête avec ses collaborateurs, l’architecte les avait, Ethel et lui, totalement calculés et mystifiés ? Il se serait servi d’elle pour l’atteindre et le mystifier lui ? Il aurait menti parce qu’il aurait compris qu’Ethel et lui sont engagés en quelque sorte. Le fils de p… Ce serait machiavélique ! Et ça a failli marcher. A deux heures près ! Si le Vladimir – c’est quoi son nom déjà ? Kotikov ? c’est ça, Kotikov, Vladimir Kotikov – si Vladimir n’avait pas appelé, il aurait enclenché la machine. Il le savait, le temps qu’elle s’en remette, Madeleine aurait été broyée !
Il connaissait peu ou prou grâce à Ethel le contenu de ses conversations avec l’architecte. Elle savait qu’elle avait dépassé les bornes de l’éthique en lui racontant ses entrevues, lui aussi savait les avoir dépassées, depuis longtemps et de trop loin pour revenir en arrière. Tout ce temps il croyait, en plus de l’affection qu’il portait à la psychanalyste, être diligent pour arrêter une dangereuse criminelle et voilà qu’il s’était fait manipuler comme un bleubite, ça lui apprendra à se foutre du gamin au standard.
Maintenant, il se retrouve à nouveau dans le bureau d’Ethel. Qu’est-ce qui lui a échappé ? A quel moment s’est-il laissé duper pour que le résultat de toute cette histoire soit que l’architecte se retrouve désormais quasiment intouchable ? Avant qu’un juge lui signe un nouveau constat d’amener, il peut toujours courir. Même son chef il a des doutes. Pourtant, il en est sûr, depuis deux saisons que l’architecte s’épanche auprès d’Ethel Hazel, il doit bien avoir laissé des indices, même s’il ment depuis le début, avant même que l’inspecteur ne rencontre Ethel.
Pour Dr. Nut, une chose est certaine : s’il veut coincer l’architecte, il lui faut tout reprendre à zéro. Il a une pensée pour Ethel qui doit être en train de se réveiller chez lui, de se faire un thé. Il a acheté du thé pour elle car il n’avait jamais eu de thé à la maison. Il sait qu’il a un peu moins de trois heures avant qu’elle n’arrive. Il ouvre donc le dossier de la thérapeute intitulé ‘Architecte Dubois’, et il en recommence la lecture depuis le début.
Dr. Nut (d’après les notes d’Ethel Hazel)
Dernier épisode de la saison 2
*Voir le dernier épisode de la saison 1 Juste une dernière chose
Retrouvez tous les épisodes de la saison 2
Retrouvez tous les épisodes de la saison 1