Une fois de plus, les observateurs étrangers risquent d’être assez éberlués. S’ils ont aimé le pataquès avec Europacity, ils vont adorer le chantier de Notre-Dame. Entre un général d’armée et un architecte en chef qui s’écharpent et un président velléitaire, ce chantier pour un monument sacré du patrimoine mondial n’est plus un grand théâtre mais un vaudeville.
Reprenons. En une semaine, ce sont deux chantiers français emblématiques, et ce n’est rien de l’écrire, qui partent à vau-l’eau. D’abord, Europacity est abandonnée en rase campagne au bout de dix ans d’efforts. Puis Notre-Dame, où l’acrimonie entre Jean-Louis Georgelin, le représentant spécial du président Macron sur le chantier de la cathédrale, et Philippe Villeneuve, architecte en chef des monuments historiques chargé de la reconstruction de l’édifice, s’invite à la rubrique faits divers.
Nous avons déjà évoqué le cas du premier projet,* voyons donc pour le second puisque, après tout, souvenez-vous, l’émotion lors de l’incendie de Notre-Dame était mondiale, même CNN était là. Autant dire que voilà un autre prestigieux projet français, en France, que le monde entier nous envie. L’occasion pour la République et la France de faire montre de leur savoir-faire parce que, entre nous, les monuments historiques, ça nous connaît, nous en avons tant ! Du coup le monde entier va nous regarder faire avec curiosité. Peut-être avec compassion également si l’on en juge par les derniers développements de ce chantier symbolique s’il en est !
C’est Philippe Villeneuve lui-même qui, raconte Le Monde (26 avril 2019), au lendemain de l’incendie dévastateur, est allé récupérer le coq girouette de Viollet-le-Duc qui trônait au sommet de sa flèche, un symbole ambigu dont nous avons déjà parlé*. Cela pour expliquer l’attachement de l’homme de l’art à la cathédrale dont il est architecte en chef depuis 2013. Après l’incendie du 15 avril, c’est donc tout naturellement – selon les procédures ordinaires du ministère de la Culture sans doute – que lui fut dévolu le chantier de reconstruction.
Sauf que, architecte en chef, il fut sans doute victime de sa réputation – d’architecte en chef, pas d’homme – pour que le président Macron jugeât utile de lui coller un chaperon. Un homme de culture évidemment, Notre-Dame n’attendant rien de moins. Cette mission, logistique disons, fut en conséquence confiée à un ancien général d’armée et ancien chef d’État-Major des armées de 2006 à 2010, Jean-Louis Georgelin, formé à Saint-Cyr et que nul ne peut soupçonner d’avoir l’échine souple, sinon il serait devenu diplomate.
En deux mots : deux chefs !
En voilà d’une bonne idée !
Mais bon, entre gens unis par une même volonté au service de la nation et de l’église, il est permis de penser qu’ils puissent travailler en bonne intelligence.
Que s’est-il donc passé pour que l’un et l’autre se retrouvent ensemble dans l’actualité, et pas dans la rubrique ‘les grandes réussites de 2019’ ? Entendu le mercredi 13 novembre par la commission des affaires culturelles et de l’éducation de l’Assemblée nationale sur la flèche de Notre-Dame de Paris, le général s’est un peu laissé aller. Questionné à propos de l’intransigeance de la position de Philippe Villeneuve, le général a invité l’architecte «à fermer sa gueule» ! La classe ! Sinon quoi ? He’ll be back?
Le général envoyé spécial du président est censé devenir en décembre responsable de l’établissement public devant gérer le chantier. Et il s’adresse ainsi publiquement à celui qui doit le mettre en œuvre ? Je veux bien que ce soit un architecte en chef mais quand même… En Avant ! Marche ! Droite ! Gauche ! Droite ! Droite !
L’émoi dans les cénacles du pouvoir fut à la hauteur de l’hypocrisie mais permit au ministre de la Culture d’avoir, ce n’est pas souvent, ses deux demi-lignes de célébrité en se portant mollement au secours de son fonctionnaire.
Même Denis Dessus, le président de l’Ordre des architectes s’est senti tenu de réagir, ce qu’il fit cependant avec une grande prudence. «Lors d’une longue audition parlementaire, il est possible d’avoir des mots de trop, qui prennent une ampleur médiatique considérable quand ils sont filmés et se retrouvent sur les réseaux sociaux. Néanmoins il faut rappeler au Général Georgelin que l’architecte Philippe Villeneuve fait preuve d’une implication totale dans la sauvegarde de Notre-Dame, qu’il a permis par ses connaissances et son action de préserver l’essentiel du bâtiment et de ses œuvres. Architecte en chef des monuments historiques, il doit donner avis, conseil et assistance sur les travaux à réaliser. Il est donc parfaitement dans son rôle en s’exprimant sur le devenir de la restauration de la cathédrale, et c’est une voix pertinente et éclairée que les différents acteurs, dont M. Georgelin et le gouvernement, sont tenus d’écouter et d’entendre».
Parce que cela ne va pas sans le dire ?
Que ces deux personnages caricaturaux portés par l’intérêt général – Georgelin et Villeneuve – soient excédés l’un et l’autre, c’est facile à comprendre. Philippe Villeneuve n’a jamais caché, depuis qu’il est en charge de ce chantier, qu’il entend restaurer la cathédrale à l’identique, y compris la flèche de Viollet-le-Duc. Il l’a d’ailleurs déjà expliqué en octobre sur RTL sans ambiguïté : «Le futur, c’est soit je restaure à l’identique, et ça sera moi, soit on fait une flèche contemporaine, et ça sera un autre». A prendre ou à laisser en somme. Pas très diplomate non plus l’architecte en chef. De là à se faire engueuler publiquement comme de la bleusaille…
Le général Georgelin a craqué le premier et pris le public à témoin car il a un plus gros problème que celui de l’architecte en chef. En effet, le président, pour lequel il est en mission, souhaite pour la flèche «un geste contemporain». Peut-être le président se dit-il n’avoir récolté avec Stéphane Bern que des gilets jaunes et qu’un geste contemporain sur Notre-Dame pourrait lui ramener la sympathie des jeunes, des intellos et des progressistes qui semblent s’éloigner de lui chaque jour un peu plus. En tout cas, «un geste contemporain», il doit se débrouiller avec ça le général. Déjà qu’il n’est pas très florentin…
Qui plus est, selon le souhait du président, il a cinq ans, même moins désormais, pour peser, réaliser et emballer le tout ! Dans le Nouveau Monde, rien d’impossible ? Sauf que, même si cela le démange, il ne peut pas envoyer l’architecte en chef à la corvée de patates ou de chiottes ! Rien n’est simple en démocratie !
Bref, voilà le général coincé qui, à bout d’arguments, en vient donc à lâcher ce qu’il a sur le cœur : «Je le lui ai déjà expliqué plusieurs fois et je le lui redirai : qu’il ferme sa gueule et nous avancerons en sagesse pour que nous puissions sereinement faire le meilleur choix pour Notre-Dame, pour Paris et pour le monde», a-t-il expliqué devant la commission parlementaire à propos de son architecte.
Meilleur choix ? Pour qui ? C’est en marchant au pas qu’il faut «avancer en sagesse» ? Et s’il a besoin d’expliquer «plusieurs fois», c’est d’évidence que le message ne passe pas et qu’il n’a pas – pas encore – les moyens de le faire passer. Que reste-il ? Le passage en force ? Bonjour le dialogue de sourds dans la cour de récré. Heureusement que c’est pour Notre-Dame, un ouvrage sacré qui inspire respect et dévotion au monde entier, que ces deux-là s’entreprennent… Qu’est-ce que ce serait pour un sac de billes… Qu’est-ce que ce serait si Notre-Dame s’était entièrement écroulée !
Donc, comme nous le craignions dès le 15 avril** au soir tandis que brûlait encore le monument, le débat entre Anciens et Modernes est plus difficile à résoudre que les aspects techniques d’un chantier pourtant pharaonique. Aujourd’hui, fin 2019, nous n’en savons guère plus qu’en avril sinon que les interventions intempestives du président – Georgelin, cinq ans de chantier – ont ajouté de la pagaille à la pagaille.
Il n’a donc rien d’autre à faire Jupiter ? D’autant que le débat de fond demeure. Qui pour le trancher ?
Pour le coup, avec Georgelin et Villeneuve aux manettes, le chantier sera-t-il réalisé en cinq ans selon les vœux du président ? Rien n’est moins sûr. Combien de temps va tenir le général ? Combien de temps l’architecte va-t-il résister à la pression ? Les paris sont ouverts.
De l’architecte ou du général, c’est un choix. Il y a un ou deux siècles, cela se serait réglé par un duel tout en haut des tours de Notre-Dame et chacun aurait su très vite qui avait le vertige et tout le monde avancerait désormais avec sagesse. Aujourd’hui, ce ne sont encore que procrastinations supplémentaires sur des sujets vieux comme Mathusalem. En guise de nouveau monde, ce n’est quand même pas très efficient.
Une doxa, quelqu’un, pour le patrimoine français en général, Notre-Dame en particulier ?
Christophe Leray
* Voir notre édito Europacity, merci l’Etat visionnaire !
** Voir notre édito Notre-Dame de Paris, pour encore 700 ans ?