Lors du deuxième semestre 2015, Elodie Nourrigat (le N de l’agence NBJ*) fut enseignante invitée à l’Université de Syracuse (USA). L’occasion pour elle d’aborder un domaine peu investi par les urbanistes et architectes : ‘Smart city’ et sport. Vaste sujet pourtant réducteur en regard des multiples avenues de recherches que propose ce thème**. Exploration.
Le concept original de ‘smart city’ (ville intelligente) voulait signifier une ville où les technologies de l’information et de la communication (TIC) sont au service de tous ses acteurs, de l’habitant aux entreprises en passant par les institutions. Aujourd’hui quelque peu dévoyé, il tend à s’exprimer surtout sous forme de ville IBM ou ville Cisco, c’est-à-dire la ville abordée sous l’angle réduit de l’efficacité énergétique ou des transports, voire dans le meilleur des cas sous l’angle de l’efficience des modes de gouvernance.
Le concept lui-même induit une échelle de valeur : si une ville n’est pas ‘smart’, elle serait donc abrutie ? Avant l’avènement de ces nouvelles technologies, somme toute récentes, les villes, depuis 4 000 ans, étaient donc sottes ? Pas étonnant donc que les industriels aient été parmi les premiers à s’arroger la pertinence du concept ; puisqu’une ville ne peut en soi être intelligente ou sotte, ce sont donc les systèmes qu’ils produisent qui le sont. CQFD. Nous parlerons donc dans cet article de ville connectée plutôt que de ville intelligente, la technologie n’étant qu’une couche complémentaire à la sensibilité de la ville.
Bref, au-delà de la domotique, quels peuvent être les impacts du concept de ville connectée sur la dimension urbaine ? En d’autres termes, quels espaces pour demain ?
«Je pense que le rôle des architectes et urbanistes est amené à changer dans la manière de concevoir des projets car ces technologies permettent de décloisonner les champs, d’y inclure le champ entrepreneurial notamment. Le sport est un domaine qui s’inscrit dans cette façon de penser la ville connectée et j’avais l’opportunité à Syracuse, NY, de tester cette hypothèse. Aux USA, la recherche, l’enseignement et l’entreprise font partie du cursus pédagogique et croiser ces champs permet d’une part aux étudiants d’aller vers la recherche et le développement et, d’autre part, d’attirer les entreprises vers la recherche et l’enseignement», explique Elodie Nourrigat. Et le sport, aux USA, n’est pas un gros mot.
Des réalisations pratiques illustrant cette approche existent déjà. En témoigne notamment l’application développée par la société VOGO (vas-y en italien), une société montpelliéraine fondée par Christophe Carniel, un passionné de sport. Son constat est le suivant : quand on va au stade, il y a une super ambiance mais on ne voit rien ; à la maison le spectateur voit très bien tous les détails de l’action mais il est tout seul. D’où la création de l’application VOGOsport pour téléphones et tablettes qui permet de se connecter aux caméras du stade. Il devient possible ainsi de visionner l’évènement autrement, de changer les angles, de voir des gros plans, de revoir une action au ralenti, etc. Au-delà des aspects technologiques et commerciaux, il s’agit bien d’une application basée sur des ressorts d’émotion. «L’intelligence du système est que la technologie apporte un plus non pour nous rendre plus efficaces mais pour ajouter une nouvelle dimension sensible et sensitive à l’expérience», souligne Elodie Nourrigat.
Pour aborder le sport dans la ville, il convient cependant de différencier deux problématiques, celle du stade fermé et celle de l’espace ouvert. La première est liée à l’infrastructure sportive, souvent de gros équipements occupant beaucoup d’espace tout en étant des lieux coûteux très peu utilisés. Liés aux résultats de l’équipe, nombre des nouveaux stades se révèlent être des faillites totales, financières et sportives, les partenariats public-privés n’y étant pas étrangers. Ainsi en est-il des stades de foot flambant neufs du Mans et de Valenciennes notamment, dont les clubs locataires ont disparu du haut niveau laissant un équipement disproportionné et ruineux pour les finances publiques, le nouveau stade lui-même ayant parfois précipité la faillite de ces clubs.
Le problème est similaire avec la rénovation des stades de foot pour l’Euro 2016 qui se révèlent démesurés pour un usage courant et sont à moitié, voire au trois-quarts, vides pour l’ordinaire du championnat. Là encore, les (gros) investissements publics sont-ils judicieux ? Le nouveau stade de Lyon, privé et propriété du club qui entend être un lieu ouvert sept jours sur sept et pas seulement les jours de match, est en France la seule exception qui confirme la règle. Les jeux olympiques, qui laissent souvent derrière eux, dettes et quartiers quasi abandonnés, illustrent parfaitement cette vision à court terme.
Pourtant, force est de constater que du Palio de Sienne (course de chevaux) depuis le XVIIe siècle aux circuits urbains de F1 ou les marathons d’aujourd’hui, il n’y a rien d’innovant dans l’absolu à ce que l’espace public devienne l’espace éphémère et renouvelé du sport de masse dans la ville. Une réflexion de cet ordre peine pourtant à se faire jour lors de la conception des espaces urbains contemporains.
L’objet des recherches d’Elodie Nourrigat dépasse cependant largement cette première échelle puisque c’est la problématique, plus concrète et plus proche du quotidien de tous, du bien-être dans la ville qui suscite encore et surtout son intérêt. «A Syracuse, les étudiants ont constaté que les nouvelles technologies ne peuvent stimuler des pratiques que si tant est que la ville y est adaptée. La question devient dès lors : comment créer avec ces technologies émergentes de nouveaux espaces de sport pour tous qui renvoient à une pratique facile d’accès et temporaire ?», explique-t-elle.
Par exemple, le fait est que désormais presque tous les joggers et cyclistes qui pratiquent de façon régulière ont accès à leurs propres bases de données. «La mémorisation et le partage des parcours ne pourraient-ils pas devenir un outil utile à toute la communauté, aussi bien pour découvrir et essayer un autre parcours que le sien que pour offrir une autre vision de la ville, une cartographie qui permettrait de savoir quels aménagements sont à prendre en compte sur tel ou tel parcours à tel ou tel endroit ?», propose l’architecte. Parmi les partenaires associés au projet KA-AU***, il y a ainsi notamment INATLAS, une société espagnole spécialiste de l’analyse des données géo-spatiales et du Big Data, ce qui lui permet de créer des solutions d’analyse des données urbaines.
C’est dans ce cadre que Nike, marque de sport américaine, a développé une application qui permet à plusieurs joueurs connectés ensemble de projeter au sol les lignes d’un terrain de sport : tu joues, tu coupes ton appli et tu rentres chez toi. Voilà en effet une utilisation éphémère de l’espace qui invite à repenser la vocation de l’espace public.
Pour le coup, si ces applications doivent permettre de réintroduire des usages et des pratiques, la question de la réappropriation de l’espace public par les habitants devient pertinente. Pourquoi par exemple ne pas imaginer un programme de luminaires qui, autour d’une place, sur une rue, projetterait au sol un terrain de foot, une piste ou des jeux de boules ? Le luminaire, élément immuable des villes, en verrait ici sa fonction augmentée, ce d’autant plus que se développe actuellement un nouveau réseau dont la transmission s’effectue à partir de la lumière. De l’intérêt des lampadaires, y compris par exemple dans une cour de récréation. De fait, la société Technilum, fabricant de mobilier urbain d’éclairage, s’est associée aux recherches dans ce domaine avec l’équipe conduite par Elodie Nourrigat. «De l’intérêt de travailler avec des gens qui n’ont rien à voir avec toi car cela amène à réfléchir autrement ; c’est cette démarche que nous souhaitons mettre en place dans l’enseignement», dit-elle.
Se souvenir encore des ‘skate parks’ à la mode il y a 20 ans, la plupart ayant aujourd’hui mal vieilli, quand d’autres espaces urbains, inattendus ceux-là, sont devenus royaume des skateurs. Plutôt que de figer les usages, ne serait-il pas plus intéressant en effet d’imaginer des espaces publics aux usages diversifiés ? «Sauf qu’il est difficile de dessiner quelque chose pour un usage que l’on ne connaît pas», s’amuse Elodie Nourrigat.
La ville connectée doit donc s’appuyer sur la dimension appropriable de l’espace par ceux qui y vivent c’est-à-dire par exemple que, au-delà du sport, les mêmes luminaires doivent pouvoir aussi dessiner au sol le parquet d’un bal dansant ou des échiquiers. Et pourquoi pas l’application VOGOthéâtre ? «Le dessin de l’espace demeure primordial car c’est l’architecte qui va le qualifier par un calepinage, des matériaux, etc. et c’est aux architectes et urbanistes de mesurer les échelles : faut-il mieux à tel endroit deux petits espaces publics plutôt qu’un grand ? C’est à eux de répondre à cette question».
«La ville n’est pas intelligente parce qu’elle est technologique mais parce qu’elle peut rendre plus de services grâce à la technologie, la technologie est au service de l’homme, pas le contraire», conclut Elodie Nourrigat.
Se méfier pourtant que le concept de smart city ne subisse le sort du développement durable. C’est vrai quoi, trois panneaux voltaïques qui font semblant, c’est con comme la lune. Enfin, le danger de la ville sur-maîtrisée par les grandes entreprises demeure, ainsi que les problématiques de maintenance dans le temps de ces nouveaux systèmes.
Christophe Leray
*NBJ – Elodie Nourrigat, Jacques Brion, Romain Jamot. Tous trois sont architectes diplômés de l’Ecole Nationale Supérieure d’Architecture de Montpellier (ENSAM) où enseignent Elodie Nourrigat et Jacques Brion.
**Ces recherches s’inscrivent dans le cadre du programme européen KA-AU (Knowledge Alliance for Advanced Urbanisme)
*** Sur quatre pays Européen (France, Espagne, Italie, Angleterre), trois universités et six entreprises sont partenaires du projet KA-AU.
Universités : IAAC Barcelone, Espagne ; UNIGE Gènes – Département DSA, Italie ; ENSAM Montpellier – Métropoles du Sud, France.
Entreprises partenaires :
– SANTA&COLE Barcelone (Espagne) : éditeur de mobilier urbain et créateur d’espace public à deux vitesses – ville lente (vitesse du piéton) et ville rapide (vitesse de la ville connectée) ;
– DARTS (Italie) : créateur de logiciel personnalisé en lien avec l’analyse de données en temps réel
– TECHNILUM (France) : Mobilier urbain d’éclairage
– MCRIT (Espagne) : Consultation avec une large expérience dans l’impact des TIC sur la ville de Barcelone
– USEFUL PROJECTS (Grande Bretagne) : Consultation spécialisée dans le design et développement urbain
INATLAS (Espagne) : Spécialistes de l’analyse des données géo-spatiales et du Big Data. Créateur de solution en ligne pour l’analyse des données urbaines
Autres partenaires :
Association : CHAMP LIBRE (France) : Festival des Architectures Vives (FAV) – Diffusion de la culture architecturale
Maison d’édition : ACTAR (Espagne) : spécialisée en architecture et urbanisme
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