Chicago, la ville architecturale par excellence, n’en finit pas de voir agonir ses icônes. Quand ce ne sont pas les maisons de F.L. Wright qui sont réduites en charpie, ce sont les immeubles de Louis Sullivan qui partent en fumée, le dernier en date, en novembre 2006, étant la dernière maison en bois dessinée par l’architecte pionnier et son acolyte Dankmar Adler.
Ce n’est pas comme si la volonté de préservation n’existait pas à Chicago – rien à voir bien sûr avec nos villes-musées françaises mais elle existe – puisque une campagne organisée par des associations de quartiers avait convaincu la propriétaire de la maison, construite en 1888, de la rénover et d’y habiter. Des travaux étaient d’ailleurs en cours, c’est un ouvrier qui a mis le feu accidentellement. C’est le troisième bâtiment de Sullivan entièrement détruit par le feu à Chicago cette année.
Du coup, les citoyens soucieux de la préservation du patrimoine de cet architecte prophète en son domaine, qui a donné sa forme moderne aux premiers gratte-ciel, commencent à sérieusement s’inquiéter. Ils ont de quoi ; sur les 135 bâtiments signés par Sullivan à Chicago, il n’en reste désormais plus que 20. « Dans les années 1950 et 1960, les bâtiments de Louis Sullivan s’effondraient comme des châteaux de sable. C’était écoeurant. Maintenant, ils brûlent« , se désole Jonathan Fine, président de l’association pour la préservation de Chicago, cité par le Chicago Tribune*.
Un incendie a ravagé la Pilgrim Baptist Church en janvier 2006, puis un autre a détruit le Wirt Dexter Building fin octobre. Malédiction ? Au lendemain du désastre, Richard Daley, le maire de Chicago, a regretté le coût élevé que représentait pour la ville la conservation du Dexter building, construit en 1887, expliquant lors d’une conférence de presse que ce coût devrait être supporté par les propriétaires. « Le propriétaire va entendre parler de nous« , s’est exclamé, dépité, Richard Daley. Les amoureux du patrimoine en conviennent – d’ailleurs c’est pendant des travaux de rénovation de son toit que la Pilgrim Baptist Church a pris feu – mais estiment cependant que la ville devrait s’impliquer davantage, ne serait-ce qu’en imposant une vigilance particulière quant à la façon dont ces travaux sont menés.
En effet, notent-ils, si le propriétaire d’un bâtiment historique doit demander un permis de construire à la commission du patrimoine de Chicago « afin que l’intégrité architecturale du bâtiment soit préservée » avant d’effectuer les travaux, il n’existe dans les faits aucune réelle obligation quant à la conduite de ces travaux. C’est l’usage de torches sur les chantiers qui semblent être la cause des trois incendies rapporte le Tribune.
« C’est une tragédie pleine d’ironie qui survient alors que nous célébrons le 150e anniversaire de la naissance de Louis Sullivan, le visionnaire« , déplore Peter Schlossman, président de l’Institut Américain des Architectes à Chicago. Ironie de l’histoire, Louis Sullivan est arrivé à Chicago en 1873 à la suite du grand incendie qui a laissé la ville en ruines et offert aux architectes une toile blanche et des opportunités financières. Sullivan l’indique dans ses Mémoires : ce fut le coup de foudre. Selon la légende, sautant du train en marche, il a hurlé : « Cet endroit est fait pour moi ! » De fait, pendant des années, sa carrière fut florissante. Louis Sullivan et son collègue Dankmar Adler ont quasi inventé la forme des ‘Skyscrapers’. Mais quelques générations plus tard, leur travail est apparu obsolète.
C’est ainsi que des structures qui furent un jour considérées comme géniales ont été nivelées au nom du progrès. Parmi ces dernières, il y avait le Garrick Theater à Randolph Street et Dearborn Street en 1961 et la bourse à LaSalle et à Washington Streets qui tomba au début des années 1970. « De bien des façons, l’histoire de Sullivan fut une tragédie« , analyse Tim Samuelson, historien et expert de l’architecture de Chicago. Après la construction du bâtiment qui accueilli l’exposition Chicago’s Columbian, en 1893, Sullivan dû souvent se contenter de produire des banques ou des bureaux de poste dans de petites communes du Midwest, lesquelles s’enorgueillissent aujourd’hui de trésors locaux.
Au moment de sa mort, Sullivan était oublié et vivait dans une chambre d’hôtel à Chicago, dépendant financièrement de Frank Lloyd Wright, son disciple des premiers temps, et de quelques autres fidèles amis. Quand son génie fut enfin reconnu par les historiens, une grande partie de son travail avait disparu dans la ville même qu’il avait contribué à élever au rang de capitale de l’architecture.
Il reste à Chicago, parmi les gratte-ciel conçu par Sullivan, quelques chefs d’œuvre : le Carson Pirie Scott building, l’Auditorium dont on salue toujours les remarquables qualités acoustiques. A noter encore que le Graceland Cemetery, au nord de Chicago, compte deux mausolées dessinés par Sullivan et que la Cathédrale Holy Trinity, au nord-ouest de la ville, reste une alliance fascinante d’architecture chrétienne orthodoxe et de modernité.
La signature de Louis Sullivan orne sa dernière œuvre, le William P. Krause Music Store, au nord de la Lincoln Avenue. En pleine rénovation, ce bâtiment est aujourd’hui encadré d’échafaudages. Début novembre, il ne restait plus rien du Dexter Building ni de la dernière maison en bois de l’architecte.
Christophe Leray
* Note de l’auteur. Cet article est une adaptation de celui écrit par Josh Noel and Ron Grossman, publié le 29 octobre 2006, dans l’édition dominicale du Chicago Tribune
Cet article est paru en première publication sur CyberArchi le 15 novembre 2006