Voilà, Martine est maire sans étiquette de Sainte-Gemmes, une petite ville de banlieue. Rien ne la prédestinait à cette fonction puisqu’elle était auparavant enseignante. Son souci d’améliorer le quotidien de ses administrés est sincère et, au fil de ses expériences d’édile maître d’ouvrage, elle en développa un goût certain pour l’architecture. Elle fut donc peinée d’apprendre par les gazettes qu’une seule agence française avait été retenue pour la Biennale de Venise.
Martine n’est jamais allée à Venise donc elle ne sait de la Biennale d’architecture que ce qu’elle en lit et voit, parfois, à la télé. Elle sait cependant qu’il s’agit d’un rendez-vous important et s’informe avec gourmandise des débats soulevés et des idées qui circulent à cette occasion. Ces recherches personnelles empiriques et informelles lui sont très utiles lorsqu’elle réfléchit aux enjeux urbains de sa commune et lorsque ces sujets sont abordés aux nombreux raouts auxquels elle se doit d’assister. Bref, elle se forge au fil du temps sa propre culture architecturale.
En apprenant que quasi aucun architecte français n’avait été invité à Venise, sa première réaction fut de la surprise – il lui semble pourtant que la France ne manque pas de bonnes agences – puis de la peine. Puis elle se dit finalement que ce n’était pas si étonnant, «vu la façon dont les architectes sont considérés», pensa-t-elle.
Deux évènements lui reviennent alors en mémoire. C’était en janvier 2015 quand un émissaire de Valérie Pécresse, alors candidate à la présidence de la région Ile-de-France, est venu la rencontrer à Ste-Gemmes. Après les présentations d’usage, ce jeune homme bien mis – il lui dit avoir fait une école de communication – lui a proposé d’adhérer au ‘Club des Maires Reconstructeurs’ fondé par la candidate à l’issue des élections municipales de 2014, lesquelles avaient vu nombre de communes de banlieue basculer de gauche à droite.
L’objectif de ces nouveaux maires, expliqua l’émissaire avec enthousiasme, n’est rien moins que de «changer le visage de l’Île-de-France en construisant des lieux de vie conviviaux», «d’instaurer une vraie mixité sociale synonyme de bien-être», «de développer des constructions de grande qualité environnementale» et de «préserver les zones pavillonnaires qui font partie de l’identité francilienne». C’est comme si c’était fait pensa Martine qui savait pertinemment que ces nouveaux maires à peine élus s’étaient empressés d’annuler pas moins de 4 600 logements.
Le jeune homme lui présenta alors toute une série d’images avant-après de ces projets sur lesquels ces reconstructeurs étaient intervenus, se montrant intarissable et peu avare d’adjectifs pompeux. Elle se souvient qu’une question lui vint alors à l’esprit : comment ces projets avaient-ils pu être modifiés à ce point ? Elle était bien placée pour savoir que, dans la loi MOP, l’architecte doit livrer le bâtiment qui a gagné le concours – c’est une obligation – et qu’il n’est donc pas question de les transformer à ce point. Martine sourit à part elle-même de la tête de ses amis architectes si leurs projets devaient être ainsi remodelés.
Puis elle comprit. Tous ces ouvrages que lui présentait ce jeune homme étaient sans doute des conceptions-réalisations et, quand tel est le cas, quel promoteur souhaite se mettre à dos un maire nouvellement élu qui sera son interlocuteur pour les six prochaines années, au moins ? Sans doute les architectes des projets durent-ils dû avaler des couleuvres mais, aussi longtemps que ces nouvelles études leur sont payées… Toujours est-il qu’au final, pensait Martine, ces projets sans cesse remis en cause finissent par coûter cher à la commune. Surtout qu’au vu des images proposées, Martine n’était pas vraiment convaincue de l’amélioration supposément apportée par les modifications des ‘reconstructeurs’. Au contraire, il lui semblait que le pastiche est bien plus préjudiciable au dynamisme d’une commune que l’inverse.
Pour conclure, le jeune homme offrit le fond de sa pensée : «Les maires reconstructeurs valorisent la qualité architecturale car ils veulent en finir avec les grands ensembles, favoriser les façades avec balcons et préserver les espaces verts», assena-t-il, triomphant. Tout un programme en effet se dit Martine avec ironie.
En plus, maintenant qu’elle connaît la plupart de ces nouveaux maires, ses collègues, elle sait que, médecins, fonctionnaires, diplômés d’HEC ou Science Po, d’architecture, ils n’y connaissent rien. Et qu’ils masquent leur manque d’intérêt et de culture par un conservatisme à tout crin, prônant comme une antienne «la défense des zones pavillonnaires». Comment pourtant imaginer ceux-là imposer aux architectes un style, une écriture, une doctrine ? Martine n’en revenait pas de ce qui, pour elle, était proche de l’outrecuidance, voire de l’offense. Elle remercia donc de sa visite le jeune homme bien mis, lui dit qu’elle y réfléchirait puis oublia l’affaire.
Jusqu’à ce jour récemment quand, à l’issue d’une réunion d’élus, elle se retrouva à discuter avec Isabelle, son homologue maire de la ville voisine. Cette dernière lui fit alors part de son adhésion au Club des Maires Reconstructeurs de la désormais présidente de Région.
– «Et j’ai déjà pris une première décision», déclara Isabelle sur le ton de la confidence.
– «Ah ?» fit Martine, curieuse.
– «Oui, un programme de trente logements sociaux avait été lancé par mon prédécesseur», poursuivit Isabelle. «Un projet pas trop mal, dans un budget serré pourtant. Mais l’architecte avait choisi de mettre de la brique en façade. De la brique ! Vous vous rendez compte ! Le bâtiment hurlait ‘logement social’».
– «Lui avez-vous demandé pourquoi il avait choisi la brique ?» s’enquit Martine.
– «Non et de toute façon je m’en fous. Il n’était pas question pour moi de mettre de la brique à cet endroit, la brique c’est Zola. Quelle image j’allais donner de ma ville ? J’ai donc demandé à l’architecte de revoir sa copie et de remplacer la brique par de la pierre. Cela ne change rien au parti architectural de son projet m’a dit mon adjoint à l’urbanisme mais, avec une façade en pierre, ça a tout de suite plus de gueule. N’est-ce pas ?».
Martine, pensant à l’ennui qui se dégage des rues mornes qu’aime son interlocutrice, se retint de lui donner son opinion.
«Mais ça coûte plus cher», releva Martine.
«Oui bien sûr mais, selon mon adjoint, la différence de prix entre les deux matériaux n’est que de 200 000 € seulement», expliqua l’autre, visiblement fort aise de sa capacité de décision. «J’ai dû certes signer un avenant avec l’architecte mais il n’avait pas vraiment le choix», conclut-elle avec un sourire complice à destination de Martine.
Là encore, Martine se dit que l’architecte en question devait être bien embêté et que les contribuables venaient, ni vu ni connu, de se prendre une douloureuse à 200 000 €, au moins, pour le seul bon plaisir de la maire au goût très sûr bien entendu.
Bref se dit Martine, il n’est peut-être pas si étonnant que les architectes français, alors même que leur travail est couramment méprisé à ce point par leurs maîtres d’ouvrage, soient vexés d’être en plus écartés des grandes manifestations internationales. Sauf si elles se passent en France, comme le MIPIM bien entendu.
Christophe Leray